MAGALMA

 

LECTORIUM

 

 

 

Encore la boîte du bouquiniste ou le carton du libraire d'occasions. Tous genres et éditions pêle-mêle, c'est  l'éclectisme assuré. Un livre au hasard qu'on ouvre à une page plus ou moins quelconque et cette courte lecture qui s'ensuit, généralement de quelques lignes tout au plus. Curieux ou pas mal...Au fait de qui est-ce ? Alors en le refermant on regarde sur la couverture le nom de l'auteur et le titre de l'ouvrage. (Ici ces derniers, dans un même esprit et pour inciter peut-être aux devinettes, ne sont dévoilés que le lendemain).

 

 

Page  31  

 

n°930
 

       Avoir grandi dans l'atmosphère si particulière de l'émigration russe m'aura servi au moins à une chose : à consi-dérer les questions d'argent avec désinvolture, et même insouciance. J'ai eu des serviteurs, des chevaux,  de beaux logis, j'ai vu aussi tous les meubles de mon père saisis par les huissiers (avenue de Lamballe puis rue de l'Université), ces hauts et ces bas, cette vie en dents de scie, je les ai connus enfant et adolescent, ils m'ont enseigné que l'essentiel est de demeurer supérieur à l'adversité et qu'un seigneur reste un seigneur, qu'il roule carrosse ou bien qu'il prenne le métro, qu'il soit réveillé le matin par son valet de chambre ou qu'il aille lui-même chercher son lait et son pain, qu'il ait un palais à Petersbourg ou une chambre de bonne au quartier Latin.

       J'ai eu une adolescence dorée, mais tout laisse prévoir que demain je serai pauvre. Pourtant je sais que, quelle que soit ma situation matérielle, je continuerai à tenir le haut du pavé.

 

Gabriel Matzneff - Cette camisole de flammes - Journal 1953-1962 (1976)

 

n°929
 

       L'armée française est entrée en dissidence morale, mais le problème est de savoir si la désaffection à l'égard du règime perceptible depuis quelques années, peut se transformer en opposition radicale. Les dirigeants de la Cagoule le pensent, et c'est pourquoi tous leurs efforts tendent, dès l'été 36, à entraîner les militaires dans l'aventure.

      En somme et malgré les différences de conjonctures, Eugène Deloncle et ses amis cherchent à canaliser le mécon-tentement de l'armée contre le régime de la IIIème République comme les gaullistes et leurs alliés du 13 mai 1958 contre la IVème République, à la faveur de la guerre d'Algérie. Restriction faite de nuances importantes, il existe entre les deux situations des analogies évidentes. 

 

Philippe Bourdrel - La Cagoule (1970)

 

n°928
 

       Les Anglais avaient déjà un théâtre, aussi bien que les Espagnols, quand les Français n'avaient que des tréteaux, Shakespeare, qui passait pour le Corneille des Anglais, fleurissait à peu près dans le temps de Lope de Vega. Il créa le théâtre. Il avait un génie plein de force et de fécondité, de naturel et de sublime, sans la moindre étincelle de bon goût et sans la moindre connaissance des règles. Je vais vous dire une chose hasardée mais vraie : c'est que le mérite de cet auteur a perdu le théâtre anglais.

       Il y a de si belles scènes, des morceaux si grands et si terribles répandus dans ses farces monstrueuses qu'on appelle tragédies, que ces pièces ont toujours été jouées avec un grand succès. Le temps qui seul fait la réputation des hommes rend à la fin leurs défauts respectables. La plupart des idées bizarres et gigantesques de cet auteur ont acquis au bout de deux cents ans le droit de passer pour sublimes.

 

Voltaire - Lettre Philosophique (18ème)  (1733)

 

n°927
 

       J'étais assez grand déjà pour comprendre que l'histoire de l'Homme au Sable , de ses enfants et de leur nid dans le croissant de lune ne devait pas être tout à fait vrai; pourtant l'Homme au Sable demeurait pour moi un spectre ef-froyable, et l'horreur, l'épouvante s'emparaient de moi dès que je l'entendais non seulement monter l'escalier, mais ouvrir violemment la porte du cabinet de mon père et entrer.

       Il restait parfois longtemps sans reparaître puis revenait plusieurs fois à de brefs intervalles. Cela dura des an-nées et je ne pouvais m'habituer à ce cauchemar; rien ne faisait pâlir en moi l'image de l'affreux Homme au Sable. Ses relations avec mon père occupaient de plus en plus mon imagination; une crainte insurmontable me retenait d'in-terroger mon père à ce sujet. 

 

E.T.A. Hoffmann -  L'Homme au Sable (1816) - (nouvelle)

 

n°926
 

       Salon d'automne. Courte promenade dans les salles du premier en remâchant la phrase de Spinoza : "En toute chose l'excellent est autant difficile que rare". De salle en salle que d'infatuations, de suffisances ! et que l'on sent tristement, devant ce minimum d'exigence, que le problème de l'oeuvre d'art, c'est qu'elle soit de plus en plus parti-culière à mesure qu'elle devienne de plus en plus parfaite.

       Combien de ces artistes dont l'imperfection seule est "personnelle" et qui, forcés de pousser l'oeuvre plus avant, l'amèneraient à l'insignifiance. Paul Laurens me disait naguère, parlant d'Ingres, "C'est par sa perfection qu'une oeuvre de lui se distingue d'une oeuvre de ses disciples. Avant que d'être parachevée elle pourrait presque aussi bien être d'un autre. Elle prétend rester banale jusqu'à l'avant-dernier instant, elle ne s'affirme enfin personnelle que s'il y porte sa magistrale dernière main.

 

André Gide - Journal sans dates (Prétextes) (1921)

 

n°925
 

       Un homme de Bassora, au Moyen-Age, décida qu'il verrait coûte que coûte le bout du monde. Il avait entendu parler, par des poètes et même des philosophes, d'un endroit où la Terre s'arrête et où les voyageurs peuvent se tenir au bord d'un gouffre immense, au fond duquel passent en hurlant des fleuves chauds.

       Il vendit la plus grande part de ses biens, acheta plusieurs chameaux, s'entoura d'une grande armée et de vivres en quantité suffisante, puis il partit, une nuit de pleine Lune, à la fois pour profiter de la fraîcheur du soir et de la clarté de l'astre des nuits. Il marcha longtemps, se dirigeant sans cesse vers l'est, où, disait-on, s'ouvrait le dernier gouffre. 

 

Jean-Claude Carrière - Le bout du monde - Contes philosophiques du monde entier (2008)

 

n°924
 

       Nous l'avons déjà dit, une fois qu'il avait eu la lointaine vision de son naufrage total, il s'était vu, avec une froide clairvoyance, faire ponctuellement et infailliblement tous les gestes déplorables qui l'empêchaient de surnager; et de même, à présent, peut-être se perdait-il dans sa contemplation à cause du caractère absurde de sa vigile.

      Les fantômes des saisons défuntes, c'était désormais tout ce qui lui restait à contempler. Il évoquait à nouveau l'horrible, l'impuissante lucidité qu'il avait connue au moment de son mariage. Il avait attendu que le naufrage final et absolu lui en donnât le signal.

 

Henry James - Le banc de la désolation (1910) - (nouvelle)

 

n°923
 

       Et Millerand pouvait aussi terminer son bref mais éloquent exposé par cette déclaration qui est l'image fidèle de sa vie de droiture et d'honnêteté envisagée dans la plus étroite et la plus haute acception des termes : "On peut dis-cuter mon opinion, critiquer mes actes politiques, je livre aux investigations de tous ma vie tout entière, privée et pu-blique : on n'y trouvera pas un acte, je dis pas un, que je ne puisse hautement avouer."  Et voilà toute l'histoire de cette accusation effroyable.

       Et Millerand, après cette rude bataille va prendre un peu de repos. A Biarritz où il est avec sa famille, je le tiens au courant de ce qui s'est passé après son départ de la Chambre. Je reçois un petit mot qui décèle sa parfaite sérénité et ce pronostic sur un avenir prochain : "3 avril 1904. Mon cher ami, j'ai lu avec intérêt et amusement le récit de vos impressions de couloirs."

 

Raoul Persil - Alexandre Millerand (1949)

 

n°922
 

       Un fait demeure certain : après des siècles de négligence, voici que l'église paroissiale se repeuple. Le dimanche les vieilles amies se retrouvent à la messe. Elles ont toutes une excuse, bien sûr : "Vous savez, avec ce froid, le seul endroit bien protégé, c'est tout de même l'église. Ses murs sont tellement épais, voilà pourquoi... ils ont emmagasiné la chaleur durant l'été, et maintenant, ils la rendent !"

       Et une autre : "Oh, don Tabia, notre curé, est un bien brave homme... Il m'a promis des semences de fleurs japo-naises, vous savez, celles qui sont d'un si beau jaune!... Mais voilà... Si je ne me montre pas un peu à l'église, lui, dur comme il est, fera semblant de ne pas s'en souvenir..." Une autre enfin : "Je veux faire un entre-deux de dentelle, semblable à cet autre là-bas, sur l'autel du Sacré-Coeur. Je dois venir ici pour bien l'étudier..."

 

Dino Buzzati - Le chien qui a vu Dieu (1958) - (nouvelle)

 

n°921
 

       Il était penché au-dessus de son âtre, car le froid humide d'un automne anglais lui donnait des frissons. Sa lampe était éteinte : l'éclat rougeoyant des braises montra une large figure abrupte, un nez et des joues de Peau-Rouge, et, courant des yeux au menton, mille profondes crevasses, sinistres indices d'une secrète nature volcanique. Il se leva vivement à mon entrée, avec une courtoisie qui tenait presque  d'une autre époque et me souhaita la bienvenue.

       On fit de la lumière : je pus alors me rendre compte que deux yeux scrutateurs me guettaient sous la broussaille des sourcils, comme des éclaireurs sous un buisson, que cet oncle exotique était en train de fouiller dans mon carac-tère avec l'aisance d'un observateur averti et l'expérience d'un homme du monde. De mon côté je ne m'arrêtais pas de le regarder ; car je n'avais jamais vu un homme dont l'aspect méritât davantage l'examen.

      

 

Conan Doyle - La main brune (1899) - (nouvelle)

 

n°920
 

       Elles arrivent, comme des étudiantes, candidates au brevet. Elles essayent de séduire l'examinateur, par des sourires professionnels et des mouvements de lèvres prometteurs. Quel spectacle pour un innocent ! Voir ces six, ces douze, ces vingt dames, qui ressemblent à des amies de sa mère, et qui, dévêtues, le regardent en remuant la langue, à la manière des serpents ! Il y a de quoi dégringoler l'escalier et aller entrer dans les Ordres !

       Elles sont là... Chacune entrouvrant un peignoir à ramages, pour découvrir soit une chair abondante comme celle des bonnes charnues dont le vieux Renoir répandait sous lui de nombreux exemplaires, soit des maigreurs basanées, des cuisses maigres et velues, des seins en poire, décorés d'une médaille de bronze. Ajoutez à cela des têtes de bique ou des têtes de veau.

 

Paul reboux - Le guide galant (1953)

 

n°919
 

      Et il est vrai que la haine du monde ne tarda pas à se déchaîner contre le Portugal avec plus ou moins de franchise suivant les nations. Des Africains et des Asiatiques, on pouvait l'admettre. Le pouvait-on des Occidentaux,  à moins qu'ils n'eussent les yeux volontairement fermés ? Le Portugal, isolé, s'entendit condamné de partout, à l'organisation des Nations Unies notamment. Les motions succédèrent aux demandes d'enquête.

       Mais il comprit que la solitude, ce vertige des diplomates de carrière, est préférable à un renoncement, même si le renoncement doit vous mériter les louanges extérieures. Certaines louanges s'obtiennent sans mérites. Car les na-tions se réjouissent toujours de l'abaissement de l'une d'entre elles, lorsqu'elles n'en subissent aucune conséquence, et sont toujours prêtes à la féliciter.

 

Jacques Isorni - Lui qui les juge (1961)

 

n°918
 

       Hélas ! le nouveau Charles VII  perdit bientôt sa Sorel , non par la mort, mais par l'infidélité, et, de même que son prédécesseur avait abdiqué sa vigueur en perdant sa dynamique amie, il usa lui ses dernières forces avec des femmes vampires, dont la dernière Mme Steinheil lui fut fatale. On connaît le dénouement...

       Une nuit, à l'Elysée (mais non dans son appartement) le président fut frappé d'un coup d'apoplexie entre les bras de Mme Steinheil. Pour détacher le cadavre de la belle chevelure dans laquelle la main mourante s'était crispée, il fal-lut couper la chevelure... Et bien long fut le trajet, depuis l'appartement secret qu'un de ses secrétaires prêtait au galant président jusqu'à l'appartement officiel.

 

André Germain - Les grandes favorites 1815-1840 (1950)

 

n°917
 

       Ce n'était pas très bien, ce n'était pas très mal. A Vienne encore, au mois de mai 1846, une Commission d'Empire fut convoquée d'urgence, les statistiques accusant cette fois des séries mortuaires de 96 p. 100 chez Klin. Que penser de tous ceux qui constituaient ces Commissions ? Etaient-ils donc aussi ignorants, aussi incapables surtout que les re-mèdes qu'ils proposaient ? Nullement. Mais ils n'avaient pas de génie.

      Et il en fallait beaucoup pour débrouiller les écheveaux pathologiques avant que Pasteur n'eût prêté sa lumière aux médiocres. D'ailleurs, n'en faut-il pas toujours dans les grandes circonstances de ce monde, quand le torrent des puissances matérielles et spirituelles, obscures, mêlées, entraînent les hommes, en foules hurlantes mais dociles, vers des fins meurtrières ?

 

Louis-Ferdinand Céline - La vie et l'oeuvre de Semmelweis (1952)

 

n°916
 

       Un étranger : pour elle, le mot n'avait pas de sens; il n'y avait pas un seul endroit au monde où elle se sentît étrangère. Elle fit tourner au fond de son verre la lie du porto bon marché et lança, sans s'adresser à personne en particulier " La vie est belle! "  Il n'existait rien dont elle ne réclamât la parenté; la glace publicitaire derrière le dos du barman lui renvoyait sa propre image.

       Les filles sur la plage longeaient la promenade en éclatant de petits rires étouffés; le gong résonnait sur le vapeur de Boulogne; la vie était belle. Seule, l'obscurité dans laquelle se mouvait le Gamin, sortant de chez Frank, retournant chez frank, lui était hostile; elle ne pouvait prendre en pitié ce qu'elle ne comprenait pas. "Je m'en vais!" dit-elle.

 

Graham Greene - Rocher de Brighton (1947) - (roman)

 

n°915
 

     L'assoupissement vous couvre de sueur, un bracelet-montre, une bague pèsent insupportablement. Après la sieste, que faire sinon aller s'asseoir devant un bureau ?  Un boy manie le panka, il vient parfois des visites. Après le bureau, on peut faire cent pas jusqu'au cercle et s'asseoir en regardant les pélicans descendre au fil du Chari, ou bailler l'hip- popotame de service. Beaucoup de gens jeunes jouaient au tennis. Un plus grand nombre jouaient au rami et puis la nuit tombait.

     On dînait. On restait dehors à ne rien faire. depuis midi, soit au bureau, soit ailleurs, la plupart ne faisaient rien. Il n'y avait que l'ennui. Je me rappelai alors avec reconnaissance l'exemple que m'avait donné Sir Bernard Bourdillon, Gouverneur du Nigéria. Le vieil africain reconnaissait la valeur d'avoir à la colonie une vie occupée, en dehors du travail de bureau ; un programme de distractions, réglé comme un protocole.

 

Pierre-Olivier Lapie - Les déserts de l'action (1946)

 

n°914
 

       Au commencement, il y avait l'olivier. Rappelez-vous l'Ancien Testament : après 40 jours et 40 nuits de pluie, Noe lâcha la colombe. L'oiseau revint : "Il tenait dans son bec un joli brin d'olivier, signe de vie, de prospérité et de paix." Ainsi, comme le veut la légende, l'histoire de l'olivier commence avec celle de l'Humanité et, depuis des millé-naires, cette histoire se confond avec celle du Bassin méditerranéen.

       On a découvert des rameaux d'olivier dans les tombes des Pharaons. Les Phéniciens introduisirent l'arbre en Tunisie, d'où les Romains le ramenèrent en Italie. Les Phocéens l'implantèrent chez les Gaulois, et les Arabes en Andalousie; de là, les Espagnols emportèrent des plants en Amérique. Il a couru, l'olivier, à travers le monde, répan-dant avec ses bienfaits matériels, sa pacifique légende.

 

J. de Regis - La cuisine naturelle à l'huile d'olive (1978)

 

n°913
 

       On demande comment les particuliers, n'ayant point droit de disposer de leur propre vie, peuvent transmettre au souverain ce même droit qu'ils n'ont pas. Cette question ne paraît difficile à résoudre que parce qu'elle est mal posée. Tout homme a droit de risquer sa propre vie pour la conserver. A-t-on jamais dit que celui qui se jette par une fenêtre pour échapper à un incendie soit coupable de suicide ? a-t-on même jamais imputé ce crime à celui qui périt dans une tempête dont en s'embarquant il n'ignorait pas le danger ?

       Le traité social a pour fin la conservation des contractants. Qui veut la fin veut aussi les moyens, et ces moyens sont inséparables de quelques risques, même de quelques pertes.  Qui veut conserver sa vie aux dépens des autres doit la donner aussi pour eux quand il faut.  

 

Jean-Jacques Rousseau - Du contrat social (1755)

 

n°912
 

       Pour l'instant, Tournier pend dans le vide à un bout de la corde, la tête en bas, et il a très mal à une cuisse et à une jambe. Dans cette invraisemblable position, il aperçoit sa cliente la tête ensanglantée à l'autre bout. Alors, voici qu'apparaissent de grandes réserves, comme des "pleins pouvoirs" qui somnolent toujours au fond du montagnard et qui se révèlent dans les graves situations.

       D'abord, pas de mouvements violents ; la corde a rempli son office, mais peut-être est-elle endommagée, un peu cisaillée derrière le bloc ? Tournier pend la tête en bas ; il s'agit de se retourner... en plein vide ? ...Oui, la tête, la cuisse et la jambe lui font très mal ! Il va essayer de s'accrocher à une prise. Mais ici, Tournier est en dehors de la voie et la paroi est si lisse ! Il va dégager du sac la deuxième corde, la corde de rappel et la lancer à sa compagne pour qu'elle s'attache solidement à la montagne... 

 

Gaston Rébuffat - La Piste des Cimes (1961) - (récit)

 

n°911
 

       - Toute cette lumière est à moi. Je contrôle l'électricité du monde, le charbon, les mines d'or, les Messageries, les  bateaux, les armements, la presse, la politique.

      A ce moment il se heurte contre une fille. Elle l'invite à des caresses inédites. De toute la racoleuse, l'homme n'aperçoit que les bas. Les bas s'agrandissent, se rapprochent dans un premier plan américain.

       - Ils sont en quoi tes bas ?

      - En soie artificielle, parbleu ! Tu ne t'imagines pas que pour les cent sous que tu vas me donner je t'offrirai des perlouzes, comme celles de la haute ?... Alors, tu viens chéri ?  L' homme soupire : - Voilà ! La soie artificielle est à un autre.

 

Maryse Choisy - Le Veau d'or (1965) - (reportage-roman)

 

n°910
 

       Pour beaucoup de nos contemporains, le radiesthésiste est un individu un tantinet farfelu, qui, avec une boule au bout d'un fil , trouve ou ne trouve pas un tas de choses dissimulées au commun des mortels. D'où la teinte péjorative qui colore souvent la radiesthésie  près de gens s'estimant sensés. Il va pourtant falloir prendre le risque de paraître cet individu.

       Les moyens de la radiesthésie sont en effet les seuls, actuellement, qui nous permettent de pénétrer ce monde vibratoire un peu mystérieux où plongent les racines du vivant, le monde des ondes de forme. Notre démarche, très simple, sera celle du chercheur pour qui seuls les faits ont raison. Foin des préjugés ! Il est stupide de se clore à priori dans des théories ou systèmes qui étouffent l'imagination, des limites qui ne sont peut-être que des vérités d'un jour.

 

Jean de la Foye - Ondes de vie, ondes de mort (1975)

 

n°909
 

       La vitre du taxi se trouvait légèrement baissée. Merland vit qu'une couche de poussière s'amassait dans l'angle formé par le cadre et le bord de la portière, une fine poudre ocrée qui atteignait presque cinq millimètres au point le plus épais. D'un geste machinal, il recueillit quelques grains qu'il frotta entre ses doigts. a la différence des déchets noirâtres qui polluent la métropole londonienne, ceux-là étaient durs, cristallins, et leur couleur ocre était particulière.

        Le taxi atteignit Notting Hill  où le flot des véhicules ralentit pour éviter une équipe occupée à tronçonner un orme de belle taille abattu par le vent. La poussière s'accumulait contre les trottoirs, dans les tentes et crevasses des murettes érigées devant les maisons, si bien que la rue ressemblait au lit d'un torrent de montagne à sec.

 

J.G. Ballard - Le vent de nulle part (1977) - (roman)

 

n°908
 

       Vas-y canaille! Et saute au vent!... Ca s'écrabouille! se tue aux cordes!... Les dockers grimpent. La grosse hélice baratte au cul!... Vlouf!!... à dur la soupe! à gros bouillons!... Du télégraphe... de la passerelle : Dring! Dring! Dring!... " En arrière toute! "... A va molo! gros tremblement!... A quai se proche!... gémit du flanc!...

        Doucette amène... Là tout petit énorme se borde... accoste!... Il est paré!... Ouf! C'est fini!... Un gros sanglot plein sa bedaine... Ouf! Ouf! fini! fini! gros navigot!... A triste la fin des musiques... Le chagrin qui lui saisit tout!... Retour au Port!... Tout pris de partout mille filins...Chagrin monte lui recouvre tout... annéantit... Stop!

 

Louis-Ferdinand Céline - Guignol's Band (1952) - (roman)

 

n°907
 

       Dans votre chambre, vous avez ouvert la fenêtre, considéré la masse noire du Panthéon que vous devinez dans la pluie au-dessus de quelques phares humides, avec les thermes de Julien, de tous les monuments de Paris celui qui le plus régulièrement ramène votre esprit vers Cécile, et ceci non seulement parce que son nom évoque pour vous  tout naturellement celui du temple qu'Agrippa avait dédié aux douze dieux, mais aussi parce que la frise de guirlandes, juste à la hauteur de votre appartement, est parmi tous les efforts de décoration classique une des imitations les plus réussies des plus beaux monuments romains, puis ayant fermé vos persiennes, entrant dans votre cabinet de toilette vide au-dessous du miroir, vous vous êtes trouvé stupide de n'avoir pas rapporté votre valise vous demandant com-ment vous alliez faire pour vous raser le lendemain matin...

 

Michel Butor - La modification (1957) - (roman)

 

n°906
 

       Au moment où je me préparais à travailler avec le sentiment qu'il fallait profiter de tous mes instants libres car j'étais en retard pour mon tableau, Gala me dit qu'elle serait très malheureuse si, exceptionnellement, je ne partais pas en excursion avec elle au cap de Creus. C'est la plus calme et la plus belle journée de l'été et Gala veut que j'en profite.

      Ma première réaction est de dire que c'est impossible, mais, à cause de cela et pour la rendre heureuse, j'accepte. Quand on est le plus pressé, c'est une volupté de rester inactif. Mes désirs de peindre s'accumuleront et je sens déjà que ce sera à partir de cette interruption imprévue que mon tableau se finira d'une façon latente.  

 

Salvador Dali - Journal d'un génie (1964)

 

n°905
 

       Nous le voyons, il n'est plus désormais aux yeux du monde qu'un aliéné, un malade soumis à un examen, lequel ne considère son activité et ses propos que comme l'activité et les propos d'un fou et ne doit, surtout au point de vue médical, les considérer que comme tels. Si Overbeck, bien que ne se faisant plus aucune illusion en ce qui concerne la maladie de son ami, voit encore dans la conduite de celui-ci à Turin l'incarnation terrifiante de " l'idée orgiastique de la fureur sacrée ".

       Cette idée se traduit sous la plume du médecin par "ne cesse de réclamer des femmes". Cette différence radicale de point de vue se manifeste aussi dans tous les autres documents sortant de la main des docteurs. La manière de voir de ceux-ci se justifie objectivement; des bulletins de santé ne contiennent que des notes qui doivent uniquement servir au diagnostic, au traitement et à la guérison de la maladie. 

 

Dr E.F. podach - L'effondrement de Nietzsche (1931)

 

n°904
 

       Le gant de panthère était posé sur le bureau du notaire; une étrange griffe à peau de velours noir. Si usé ce velours, que les lignes du destin semblaient s'être marquées dans la trame. Et la fourrure mouchetée qui formait le dessus des doigts et s'étalait en un immense crispin était par endroits rongée jusqu'au cuir. L'excentricité n'est sup-portable que dans sa fraîcheur. Conservée dans la misère, elle a quelque chose de douloureux et d'effrayant à la fois.

        Le notaire ne pouvait s'empêcher de reporter sans cesse son regard sur cette patte de félin mort, ce gant de dompteuse dont la cliente s'était dépouillée. Il aurait voulu éloigner cet objet de devant ses dossiers, et en même temps il éprouvait la répulsion que l'on a souvent à toucher les animaux naturalisés.

 

Maurice Druon - La volupté d'être (1967) - (roman)

 

n°903
 

       Il se lia, très jeune, au café Brebant, avec un groupe de journalistes du Matin. Ceux-ci l'engagèrent à entrer dans la profession. Il le fit. Par la mauvaise porte. A vingt ans factotum puis secrétaire d'un individu qui dirigeait une feuille de chantage. Sa devise était: "Pas de menaces. Une simple pression." Muraille allait chercher les enveloppes au do-micile des intéressés.

       Il se souvenait de leur accueil peu cordial. Quelques uns pourtant lui manifestaient une amabilité onctueuse et lui demandaient d'intercéder en leur faveur auprès de son patron afin qu'il se montrât moins exigeant. Ceux-là avaient "beaucoup de choses à se reprocher". Au bout de quelque temps, il fut promu rédacteur.

 

Patrick Modiano - Les boulevards de ceinture (1972) - (roman)

 

n°902
 

       Ceux qui l'ont connu pourraient dire au besoin toute l'innocence de ce gentil esprit qui tenait si bien sa place parmi les beaux esprits contemporains. Il avait à peine trente ans, et il s'était fait, en grand silence, une renommée honnête et loyale, qui ne pouvait que grandir. C'était tout simplement, mais dans la plus loyale acception de ce mot-là: la poésie, un poète, un rêveur, un de ces jeunes gens sans fiel, sans ambition, sans envie, à qui pas un bourgeois ne voudrait donner en mariage, même sa fille borgne et bossue.

       En le voyant passer le nez au vent, le sourire sur la lèvre, l'imagination éveillée, l'oeil à demi fermé, l'homme sage, ce qu'on appelle des hommes sages, se dit à lui-même : -Quel bonheur que je ne sois pas fait ainsi! Vous auriez mis celui-là au milieu d'une élection quelconque, que pas un électeur ne lui eût donné sa voix pour en faire le troisième adjoint à M. le maire. (Feuilleton du Journal des Débats)

 

Raymond Jean - Nerval par lui-même (1964) - ("Ecrivains de toujours")

 

n°901
 

       Nous connaissons d'une façon plus entière et plus vivante que ceux des temps plus anciens les sacrifices humains de Mexico, qui élèvent sans doute un sommet d'horreur dans la chaîne cruelle des rites religieux. Les prêtres tuaient leurs victimes en haut des pyramides. Ils les étendaient sur un autel de pierre et les frappaient d'un couteau d'obsi-dienne à la poitrine. Ils arrachaient le coeur encore battant et l'élevaient ainsi vers le soleil.

       La plupart des victimes étaient des prisonniers de guerre, ce qui justifiait l'idée des guerres nécessaires à la vie du soleil : les guerres avaient le sens de la consumation, non de la conquête, et les Mexicains pensaient que, si elles cessaient, le soleil cesserait d'éclairer. "Aux environs de la Pâque de résurrection", on procédait à l'immolation d'un homme jeune et d'une beauté irréprochable. Il était choisi parmi les captifs un an plus tôt : dès lors il  vivait comme un grand seigneur. 

 

Georges Bataille - La part maudite (1967) - (essai)

 

 

 

Pages   1     2     3     4     5     6     7     8     9   10   11   12   13   14   15   16   17   18   19   20   21   22   23   24   25   26   27   28   29   30  31  32   

 

Sommaire  MAGALMA