MAGALMA

 

LECTORIUM

 

 

 

Encore la boîte du bouquiniste ou le carton du libraire d'occasions. Tous genres et éditions pêle-mêle, c'est  l'éclectisme assuré. Un livre au hasard qu'on ouvre à une page plus ou moins quelconque et cette courte lecture qui s'ensuit, généralement de quelques lignes tout au plus. Curieux ou pas mal...Au fait de qui est-ce ? Alors en le refermant on regarde sur la couverture le nom de l'auteur et le titre de l'ouvrage. (Ici ces derniers, dans un même esprit et pour inciter peut-être aux devinettes, ne sont dévoilés que le lendemain).

 

 

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n°840
 

       Un nom prestigieux qui suffit à affirmer auprès des générations à venir la part prépondérante de la France dans les débuts de l'aviation. Blériot fut non seulement le hardi pilote qui voici bientôt un demi-siècle, osa survoler la mer, le héros de la traversée de la Manche, mais encore le constructeur qui imagina et mit au point l'appareil avec lequel il accomplit cet exploit.

       Sa réussite, Blériot sut la mériter, car il réunissait en lui les plus hautes vertus humaines : l'imagination, la volonté, la persérance et l'audace raisonnée. Nous sommes en 1907 au temps où nos grand-mères portaient des robes froufroutantes et soyeuses, des chapeaux aussi énormes qu'empanachés et où leurs maris arboraient au-dessus de minuscules paletots-sacs, le tube étincelant  ou le triste melon durant l'hiver, et durant l'été, le canotier de paille.

 

Roger Sauvage - Les conquérants du ciel (1950)

 

n°839
 

       J'ai souffert un peu à l'école de ne pouvoir expliquer d'un mot à mes camarades la profession paternelle. Eux étaient fils de médecin, d'épicier ou d'architecte, voilà qui était clair.  Mon père avait créé et dirigeait le B.I.E.M. , sigle mystérieux dont l'existence était néanmoins attestée par un timbre figurant sur tous les disques vendus dans le commerce. En réalité le Bureau International des Editions Musico-Mécaniques commandait le chassé-croisé des contrats  et des droits d'auteur de la musique enregistrée jouée dans un autre pays que celui de l' "ayant droit", et veillait à ce que l'argent terminât sa trajectoire autant que possible dans sa poche.

       C'était à la fois très simple et très compliqué. Il avait fallu créer dans chaque pays adhérent une société nationale affiliée et plus ou moins subordonnée au B.I.E.M. . Chacune avait son nom, son style et son patron qui défrayaient l'essentiel du discours paternel lequel nous entourait ainsi d'une atmosphère cosmopolite et mystérieuse non sans un certain charme. Leurs patrons respectifs défilaient à la maison avec leurs accents et leurs cadeaux pour les enfants, lesquels se régalaient successivement de touron espagnol, de Marzipan allemand, de pudding anglais, de panettone italien, ou de grosses olives noires grecques.

 

Michel Tournier - Le vent Paraclet (1977) - (autobiographie)

 

n°838
 

       Quand on a quatre-vingt-un ans, qu'on est une femme encore alerte, ne souffrant d'aucune maladie grave, on peut se dire gâtée par la nature. Malheureusement, un petit problème apparemment sans gravité peut venir perturber  ce bel équilibre. C'est le cas, depuis quelque temps, pour une dame qui souffre d'une insensibilité pratiquement complète au niveau des pieds et des mains. Ce symptôme est pour elle particulièrement désagréable et même handicapant, surtout en qui concerne ses mains. Elle n'arrive plus à sentir les objets qu'elle tient ni à les serrer.

      Les gestes les plus usuels de chaque jour deviennent un cauchemar. C'est au point qu'elle ne peut plus manipuler les ustensiles de maison dont elle a quotidiennement besoin. Elle doit même se résoudre à venir s'installer chez ses enfants, étant incapable de préparer un repas correct, de s'occuper de sa toilette. Pour cette femme très volontaire, très fière, qui avait toujours refusé de dépendre de qui que ce soit, une telle situation est très déprimante.

 

Michel Bontemps - La santé sans médicament (1981)

 

n°837
 

       Je suis à vos ordres, j'ai un lampion noir à ma bicyclette. On a mis le chat, ma mère et mon père, mes enfants, l'aigle dans sa petite charrette, on a mis ces spécimens pauvres au fourgon dont les gonds tournent, tournent et tournent. D'un point à l'autre, les aiguilles tombent comme autant de coups de sabre. Le cimetière est au bout du village près de la maison de ville. Voilà qui n'est pas pour renouer les chaînes de la famille en temps de famine.

      Frappé d'un coup de soleil au haut du ciel, le Parisien finit par tendre un filet de canards. Toi par exemple tu n'es pas là : tu tiens un arrosoir, tu as une jambe coupée, ça fait deux jambes que j'enjambe au mois de janvier. En février je ramasse les fèves. On ne crie pas au secours mais auréole et la dignité s'en trouve bien. J'ai des façons absolument sûres de ramasser le foin du faune.

 

Paul Eluard - Essai de simulation de la manie aigue (1930)

 

n°836
 

       Sous la tente, une centaine de martyrs agonisaient par terre sur des bottes de paille. Un parfum sans nom, fétide, douceâtre, à quoi la gangrène ajoutait son musc noir, tournait le coeur. Les uns avaient le visage gonflé, jaune, couvert de mouches; d'autres le teint, la maigreur, les gestes de moines du Gréco. Tous semblaient sortir d'un coup de grisou. Le sang se caillait sur les uniformes en loques, et, ces uniformes n'offrant plus ni teinte exacte ni contour, on ne pouvait comprendre qui étaient les Allemands et qui les nôtres. Une grande stupeur les mariait.

      En pénétrant dans un tel lieu, madame de Bormes craignit de se trouver mal. Elle fit un effort surhumain  pour reprendre son équilibre. N'était-elle pas arrière-petite-fille d'un homme qui, plutôt que de se rendre, broya un verre et l'avala ?

 

Jean Cocteau - Thomas l'imposteur (1923) - (roman)

 

n°835
 

       Il suffisait de signes conventionnels. C'est à l'aide de ces signes que j'avais conquis le coeur de ma femme, et au ministère également tout s'arrangeait par ce moyen. Les coiffeuses, les employées, les figurantes, pâture habituelle des agents des Affaires étrangères, n'exigeaient de leur côté que des signes conventionnels, un petit nombre de procédés : le cinéma, le dîner, le dancing et le divan; comme des automates, elles distribuaient des caresses dès qu'on pressait le bouton convenable.

       Certes on trouvait partout des fermetures Eclair, mais elles cédaient si l'on connaissait leurs arcanes et si l'on appuyait au bon endroit. Ainsi la femme la mieux cuirassée (y compris la mienne, sans doute) s'ouvrait comme une huître quand on prononçait les paroles appropriées, sanctifiées par l'usage et quand on accomplissait les gestes rituels. Le tout était lisse, aisé, courant comme la jambe conventionnelle de ma femme, le tout s'amincissait vers le bas pour aboutir à un petit peton.

 

Witold Gombrowicz - Bakakaï (1984)

 

n°834
 

       Au cours d'un processus rapide dont l'histoire reste à faire, ces contradictions apparaissent largement résolues dans les Cahiers de doléances de 1789. Si  l'on met à part les Cahiers du clergé dont deux bons tiers ne s'élèvent pas au-delà des interdits propres de l'ordre et en restent à l'esprit sinon à la lettre de la Déclaration de 1750 (acceptation de l'impôt sous la seule forme du don gratuit), la quasi-totalité des Cahiers du tiers et de la noblesse souhaite l'impôt universel, aux seules réserves qu'ici et là on voit la noblesse consentir provisoirement à la contribution, en raison des difficultés de l'heure, et que plus souvent, avec esprit pratique et prudent, le même cahier de tel métier ou de tel bourg qui ont immolé leurs privilèges prévoit soigneusement les moyens de les préserver ou de les étendre, pour le cas sans doute où la grande révolution fiscale ne se ferait point !

       Cette hypothèse du privilège étant levée (du privilège fiscal, s'entend, car, par compensation, les Cahiers de la noblesse, manifestent une volonté de renforcement des privilèges de rang et de fonction), on peut clairement voir quelle est la volonté nationale en matière fiscale, à la veille de la Révolution.

 

François Hincker - Les Français devant l'impôt sous l'Ancien Régime (1971)

 

n°833
 

       Après cette aventure avec Clémentine, un mortel sentiment de déception s'empara de Lorenzo et il se mit à arpenter la ville de long en large, l'explorant dans tous ses méandres. Pour comble de désillusion, on était un lundi, jour triste qui jette un éclairage désenchanté sur la reprise du travail, dans un climat de morosité et de punition, sale jour interminable et revanchard.

       Naples, sous le ciel exsangue du lundi était plus authentique, plus entrouverte que jamais. Les maisons étaient alignées le long des rues, comme en pénitence, et les lessives étendues, aussi abondantes que dans un hôpital ou une maternité, en assombrissaient le parcours. On se disait que l'eau pure de la ville entière avait dû être polluée et les langes, grands ou petits, gardaient un ton grisâtre qui exacerbait la compulsion au nettoyage dont les gens avouent ne pas pouvoir se libérer.

 

Ramon Gomez de la Serna - La femme d'ambre (1927) - (roman)

 

n°832
 

       La variable qui a été le plus souvent prise comme référence est le rapport préféré conformément à l'opposition "passif-actif" ou, plus précisément, pénétré-pénétrant. Nous savons qu'il existe une proportion notable d'individus qui varient leur pratique d'autant plus qu'on se rapproche de l'adolescence. Pour les sujets qui font état d'une préférence marquée, Wortis (1940), West (1955), Hooker (1965) rejettent toute corrélation avec un rôle sexuel déterminé.

        Cependant, sur 123 homosexuels, 77 passifs répondent au test de masculinité-féminité comme des femmes et 46 actifs comme des hommes. Les homosexuels efféminés sont plus souvent passifs à l'adolescence et à l'âge adulte. Il existe une tendance chez les pénétrés, mais pas de différence significative, à se sentir plus souvent femme ou de sexe neutre par rapport aux pénétrants.

 

Jacques Corraze - L'homosexualité ( QSJ n°1976-1982)

 

n°831
 

       Le total des pertes subies par les flottes marchandes britanniques, alliée et neutre entre le 1er septembre 1939 et le 31 décembre 1940, s'élève à environ 5 000 000 de tonnes. En tenant compte des bateaux nouvellement construits, capturés, achetés et loués à des pays étrangers, le total des bateaux à notre service en 1940 n'était inférieur que d'environ 1 500 000 tonnes au nombre des bateaux en service avant la guerre.

       Le tonnage total dont nous disposions quand la guerre a éclaté, varie - d'après les diverses estimations - entre 26 et 22 000 000 de tonnes, suivant les catégories de vaisseaux considérées. Tout ce tonnage, il est vrai, n'est pas disponible pour l'importation. Sur ce nombre 4 000 000 tonnes environ sont utilisées pour les besoins de l'armée et de la marine. Quelques bateaux sont réservés au trafic, d'importance vitale, avec l'Empire.

 

Winston Churchill - Mes discours secrets (1947)

 

n°830
 

       Nous ne saurions commencer cette introduction à la nouvelle édition du "Dictionnaire des Peintres, Sculpteurs, Dessinateurs et Graveurs de tous les Temps et de tous les Pays" sans exprimer d'abord au public nos remerciements de l'excellent accueil réservé par lui à l'édition précédente. Passant nos espérances, la faveur de cet accueil nous confirma dans cette vue que nos méthodes de documentation, ainsi que l'esprit dans lequel nous avons conçu notre ouvrage, étaient susceptibles d'apporter un concours utile aussi bien aux enquêtes des spécialistes qu'à la curiosité du grand public de l'art.

      Aussi, lorsque se démontra la nécessité de mettre à jour un texte dépassé par l'actualité , nous sommes-nous tout naturellement cru tenus de procéder à ce nouveau travail selon les mêmes principes qu'avait établis autrefois E.Bénézit, qui s'étaient avérés efficaces, et dont, en disparaissant, il laissait la tradition à d'anciens collaborateurs.

 

E.Bénézit - Dictionnaire des Peintres, Sculpteurs, Dessinateurs et Graveurs (1966)

 

n°829
 

       Il existe bien souvent des conflits larvés entre des copropriétaires et leur syndic, il ne faut pas nier une évidence. Ceux-ci résident dans l'exercice du droit des copropriétaires sur les biens privatifs et sur les biens communs et dans l'exercice d'une action de gestion sur les biens communs et éventuellement sur les biens privatifs. Il faut tenir compte de ce dysfonctionnement concernant l'administration des biens, patrimoine personnel pour les copropriétaires, patrimoine commun  objet d'une gestion du syndic.

       Cette "gestion du syndic" est une gestion déléguée à un syndic professionnel, une gestion contrôlée du syndic professionnel par le conseil syndical, une gestion directe par l'un des copropriétaires ou la gestion directe coopérative par un syndicat coopératif de copropriété. Ainsi le copropriétaire qui se plaint de son syndic doit tenir compte d'une part du mode de gestion de la copropriété, d'autre part de la portée des griefs à son égard.

 

Michel Galimard - La copropriété (QSJ n°3051-1995)

 

n°828
 

       Il leur semblait sans doute, aux combattants, que c'était l'arrière incarné, cet arrière à la fois méprisé et chéri, à jamais ignorant de la mitraille et de la boue, qui venait, sous nos chétives espèces, leur rendre inopinément visite en première ligne. Leur bonne grâce spontanée - et j'en étais régulièrement abasourdi - me faisait sentir très vivement la différence de la "drôle de guerre" (je parle de celle "d'avant le 10 mai", car après...) avec la Grande Guerre.

      Vous représentez-vous en effet, ô ! mes camarades vétérans ! des journalistes déguisés en guerriers, casqués, bottés, chargés de musettes et de cartes, et venant villégiaturer pendant 24 heures derrière un parapet, en 1916 ou 1917 ? Passant furtivement à travers la bagarre, comme une petite fille qui glisse son doigt dans la flamme d'une bougie ? 

 

Jacques-Henri Lefèbvre - Notes d'un Correspondant de Guerre (1942)

 

n°827
 

       Un empire fondé par les armes a besoin de se soutenir par les armes. Mais, comme, lorsqu'un Etat est dans le trouble, on n'imagine pas comment il peut en sortir, de même, lorsqu'il est en paix et qu'on respecte sa puissance, il ne vient point dans l'esprit comment cela peut changer; il néglige donc la milice, dont il croit n'avoir rien à espérer et tout à craindre, et souvent même il cherche à l'affaiblir.

       C'était une règle inviolable des premiers Romains que quiconque avait abandonné son poste ou laissé ses armes dans le combat était puni de mort. Julien et Valentinien avaient, à cet égard, rétabli les anciennes peines. Mais les Barbares pris à la solde des Romains, accoutumés à faire la guerre comme la font aujourd'hui les Tartares, à fuir pour combattre encore, à chercher le pillage plus que l'honneur, étaient incapables d'une telle discipline.

 

Montesquieu - Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734)

 

n°826
 

       La divination est un langage. Quel que soit son dialecte particulier , boule de cristal, géomancie, traits du visage, nombres sacrés, ce langage, qui est celui des archétypes et des symboles, offre un mode de communication hautement créatif, à condition de rester ouvert, c'est à dire toujours perméable à l'inconnu, à l'imprévu, à l'émerveillement.

       L'irrationnel a, comme le rationnel, ses grammairiens et ses docteurs, qui, dans leur besoin de pouvoir et de respectabilité, défigurent complètement le message, transforment la métaphore visionnaire en paperasserie de sous-préfecture, en tract militant, voire en bulletin de patronnage. Il y a un folklore initiatique, une névrose de l'occulte, comme il y a une superstition scientiste. La musique a aussi ses musettes et ses bastringues. Qui peut citer un seul domaine où le talent ne soit pas une exception ?

 

Michael Foster - Les nombres (1983)

 

n°825
 

       Les chevaux furent contraints d'aller au pas et les carrosses commencèrent à se brinquebaler en crissant malgré leur solidité. Il faisait très chaud et dans l'atmosphère stagnante, des vapeurs humides demeuraient en suspens. Le paysage devenait toujours moins attrayant  et de toutes parts, jusqu'à l'horizon, on ne voyait que des étendues de terres rougeâtres parsemées seulement par endroits d'une maigre végétation. Dans les carrosses une invincible somnolence faisait languir les conversations.

       Seul le comte Mortimer semblait inquiet et regardait avec insistance devant lui la route qui devenait, de mètre en mètre, toujours moins praticable. Soudain le troisième carrosse s'effondra et dut s'arrêter, une roue s'était enfoncée dans un trou et finit, dans les efforts  répétés pour la dégager, par se désarticuler tout à fait. Le chef du protocole, son épouse, son jeune secrétaire et le chirurgien durent trouver place dans les autres carrosses.

 

Dino Buzzati - L'inauguration de la route (1966) - (nouvelle du recueil "Les sept messagers")

 

n°824
 

       Je ne suis pas un voyageur, c'est un fait. Pendant plus de cinquante ans, c'est à peine si j'ai bougé. J'ai été obligé de gagner ma vie de bonne heure. A quinze ans j'entrais dans la banque pour vingt francs par mois. J'avais sous les yeux le spectacle constamment renouvelé des passions humaines les plus communes. C'était une porte ouverte vers la vérité.  Les autres m'étaient fermées.

      Malgré la très grande habileté à rêver que je tiens de mon père, je ne considérais pas cette invitation à raisonner comme une injustice ou une insolence. J'organisais ma vie en conséquence et je pris goût au racinage. J'étais sans vanité, je le suis toujours. J'accepte avec beaucoup d'humilité toutes les invitations à creuser et même à m'ébahir sur place. Je ne suis pas resté quelques jours ou quelques mois dans la banque, mais vingt ans.

 

Jean Giono - Voyage en Italie (1954) - (récit)

 

n°823
 

       L'aspect du capitaine Mac Whirr, pour autant qu'on en pouvait juger, faisait pendant exact à son esprit  et n'offrait caractéristique bien marquée de bêtise, non plus que de fermeté ; il n'offrait caractéristique aucune, Mac Whirr paraissait quelconque, apathique et indifférent. Tout au plus pouvait-on parler parfois de son apparente timidité cela venait de ce que, à terre, il avait l'habitude, assis dans les bureaux maritimes, de rester les regards baissés et vaguement souriant.

      S'il relevait les yeux on remarquait que ses yeux étaient bleus et que leur regard était droit. Des cheveux blonds et extrêmement fins encerclaient d'un duvet soyeux le dôme chauve de son crâne, d'une tempe à l'autre. Sur sa face hâlée, par contre, une poussée de fils de cuivre coupés au ras de la lèvre ; sur le plat des joues et d'aussi près qu'il se rasât, des lueurs de métal et de feu passaient dès qu'il tournait la tête.

 

Joseph Conrad - Typhon (1918) - (roman)

 

n°822
 

       Cette allocation fut suivie de la prestation du serment. Tous, debout, prêtèrent le serment... Le serment de fidélité au nouveau principe et à la nouvelle foi fut prononcé, à bras étendus. Et ce qui restait ensuite dans mon esprit, pendant qu'un orchestre à cordes faisait entendre une oeuvre de Mozart, c'était cette phrase prononcée tout à l'heure et dont l'écho éveillait dans ma pensée toutes sortes de réflexions, de songeries et de comparaisons.

     "Dieu n'a pas créé le monde pour en faire un enfer ; c'était encore ce matin le sujet de ma conversation avec Hitler. " Voilà un sujet de conversation singulièrement choisi, entre hommes d'Etat modernes ! Je suis bien tenté de les appeler, ces hommes d'Etat, des enfants, si l'on convient que ce mot désigne  une qualité de grand prix.

 

A. de Châteaubriant - La guerre des forces (1937)

 

n°821
 

       Vous allez partir pour les bords de la Loire. De quelque côté que vous abordiez ce pays, de la Beauce immensément plate et monotone, du Berry rustique et sévère, de la Gâtine mancelle aux verts bocages, vous serez accueilli par la vigne, les maisons blanches, les fleurs. "Ce premier contact avec les pays de la Loire, écrit René Boyslesve, a ceci d'original qu'il ne nous arrache ni le cri d'admiration obligatoire devant les grands paysages convenus, ni les moyennes épithètes de beauté ; leur vue ne nous confond point , ne nous exalte pas, elle semble régler les battements du coeur et apaiser l'esprit".

      Au dire de nombreux étrangers, cette région de la Loire représente ce qu'il y a de plus éminemment français : un pays de grâce paisible, de modération et de douceur ; un ensemble de "lieux de bénédiction". Mais ne vous y trompez pas, le "jardin de la France" n'est pas tout entier une sorte d'Eden couvert de fleurs et de fruits.

 

Châteaux de la Loire - Guides Michelin (1930)

 

n°820
 

       M. le Commissaire a devant lui des dossiers bien garnis ; s'ils contiennent ces preuves, qu'on les montre. Et alors, messieurs, non seulement vous pourriez très facilement nous condamner aux peines les plus sévères, mais nous subirions une autre condamnation, la plus terrible de toutes pour nous : la condamnation du peuple. Dans le cas contraire, si l'accusation demande le huis clos, c'est qu'elle ne peut établir cette trahison, c'est qu'elle ne peut faire la démonstration que nous avons failli à notre devoir. C'est qu'elle veut masquer toute l'ignominie, toutes les calomnies qu'elle a fait répandre déjà depuis six mois.

      Voilà la vérité, Messieurs, je conclurai d'un mot : c'est dans la nuit qu'on fait les mauvais coups. Si c'est un mauvais coup que vous voulez faire, alors faites la nuit, prononcez le huis clos, mais si, au contraire, vous voulez, comme vous le déclarez, la vérité, alors rejetez ce que vous demande l'accusation. 

 

Florimond Bonte - Le chemin de l'honneur (1949)

 

n°819
 

       L'émeute de juillet 1830 fut une autre journée des dupes. Les ouvriers des faubourgs avaient tiré les marrons du feu pour le palais des bourgeois. Ces derniers ne voulaient rien de plus qu'un roi à leur image. Ils crurent le trouver dans Philippe, duc d'Orléans et premier prince du sang. Il n'est pas discutable que ce prince, et toute la branche cadette des Robertiens avant lui, songeait à coiffer cette couronne que, depuis Louis XVI, des souverains malheureux ne savaient plus assurer sur leur tête.

       Cependant le duc d'Orléans, qui n'ignorait pas que la solidité d'un trône réside d'abord dans la rigueur de sa dévolution, hésita une semaine avant d'accepter, le 9 août 1830, le titre de Louis-Philippe Ier, roi des Français. Après avoir modifié dès le 14 août, la charte de 1814, il exerça alors, avec une rare intelligence, son métier de souverain prisonnier d'une constitution mais totalement libre à l'intérieur de celle-ci. Ce fut un subtil jeu de balance entre le mouvement et la résistance. 

 

Philippe du Puy de Clinchamps - Le royalisme ( QSJ n°1259-1967)

 

n°818
 

       "Comment" écrira Gide dans son journal de 1922, au moment où Saül fut enfin joué au théâtre du Vieux-Colombier  "comment m'étonnerais-je que Saül ait été si froidement accueilli par la critique ? Elle n'y a vu  que de la déclamation comme elle ne voyait en mes Nourritures que des phrases. Ne pouvez-vous donc connaître un sanglot  que s'il a le même son que le vôtre ? "

         Ce drame intérieur, né sur les dunes de Sousse, de la passion révélée, libérée, déchaînée par l'Afrique, il semble aussi impossible d'en méconnaître le pathétique et la fatalité que de ne pas voir ce que Saül, comme les Nourritures, comme El-Hadj, comme l' Immoraliste doit à l'Afrique de son atmosphère, de ses couleurs, de sa lumière, de la netteté ferme et comme biblique de son style.

 

Jacqueline M. Chadourne - André Gide et l'Afrique (1968)

 

n°817
 

       On s'est étonné, parfois, qu'à la fin d'octobre 1938, c'est à dire en un temps où j'avais acquis une certaine autorité dans la capitale du Reich, et même une certaine influence sur la personne d'Adolphe Hitler, j'aie pu être relevé de ma mission en Allemagne et nommé ambassadeur en Italie. Cette mutation ne m'a pas été imposée. Je l'ai désirée, je l'ai recherchée moi-même.

       J'étais las, en effet, et comme saturé du Troisième Reich, de cette atmosphère hallucinante qui m'entourait, de l'anxiété qui s'en dégageait, des drames étranges et mal éclaircis qui s'y déroulaient, de ce bruit cadencé de bottes et de grosses caisses qui en accompagnait la marche inexorable. J'avais envie de respirer un air moins étouffant, de me mouvoir sous un ciel plus clair, parmi des hommes moins inhumains.

 

André François-Poncet - Souvenirs d'une ambassade à Rome 1938-1940  (1961)

 

n°816
 

       Je demandai aujourd'hui au nonce, écrit le secrétaire d'Etat, combien de prêtres catholiques il y avait dans le camp de concentration de Dachau. Il me répondit que par suite de limpossibilité d'entrer en contact avec le camp, il ne pouvait donner quun chiffre approximatif; il l'évaluait à 700 prêtres environ. Le 3 mars 1942, Mgr Treysing proteste ouvertement, dans la cathédrale de Berlin, contre les diverses persécutions dont souffrent le clergé et les fidèles de son diocèse. Le 10, Weizsäcker se plaint de l'initiative de l'évêque :

    "A cette occasion, note Weizsäcker, je dis ouvertement au nonce que l'on m'avait rapporté qu'il se trouvait dans la cathédrale pendant la lecture de la lettre pastorale. Le nonce m'affirma que, bien que ce dimanche-là, il se soit trouvé dans cette église, il n'y était pas pendant le sermon ni pendant la lecture de la lettre pastorale. Il ignorait également que l'on dût donner lecture de cette lettre pastorale. Ce n'est qu'après coup qu'il apprit la chose et lut le texte de la lettre." 

 

Saul Friedlander - Pie XII et le IIIè Reich (1964)

 

n°815
 

       La lettre raconte ensuite une visite de François de Witt et une promenade avec lui au Pré d'Auge; il semble que les relations des deux amis  se soient déjà considérablement refroidies. Elle se termine sur ces mots :  " Hier samedi, Alcofribas est parti. Demain nous partons, mais je suis extrêmement pressé de finir mes littératures anciennes avant d'entrer dans ma classe. Au revoir. Ton cousin affectionné, Hippolite Durillon. "

      Ce pseudonyme de potache, peut-être inspiré par la perspective d'une condition  qui allait exiger de sensibles endurcissements, apparaît à ma connaissance dans cette unique lettre de Gide; il devait, dans les années suivantes, prendre bien d'autres pseudonymes, plus littérairement choisis. Quoiqu'il en soit, le premier mardi d'octobre, "Hippolite Durillon" , plein d'inquiétude mais sans doute protégé par les trois cierges que faisaient brûler à son intention ses trois cousines, composait en version latine sur les bancs de l' Ecole Alsacienne, non loin de Pierre Louis, le futur Pierre Louys.

 

Jean Delay - La jeunesse d'André Gide (1956)

 

n°814
 

       Il répugnait pourtant à prendre congé et à traiter du même coup son engagement comme conclu sans avoir reçu des éclaircissements plus formels qu'il ne parvenait à en obtenir avec les façons de cette dame imposante, affable qui, assise en face de lui, tirait une paire de gants de Suède sur une main dodue chargée de bagues, pressante et évasive tout ensemble, répétait à satiété toutes sortes de choses, hormis celle qu'il eût voulu entendre.

      Il eut voulu entendre le chiffre de son salaire; mais juste au moment où il allait pincer nerveusement cette corde, le petit garçon revint, le petit garçon que Mrs Moreen avait envoyé hors de la chambre lui chercher son éventail. Il revint sans l'éventail, déclarant d'un ton détaché qu'il ne l'avait pas trouvé. Tout en jetant cette confession cynique, il dévisagea ouvertement le candidat qui briguait l'honneur de prendre son éducation en main.            

 

Henry James - L'élève (1925) - (nouvelle)

 

n°813
 

       Pareilles à des vers de terre qui, dit-on, fécondent la terre qu'ils traversent aveuglément, les histoires passent de bouches à oreilles et disent depuis longtemps ce que rien d'autre ne peut dire. Certaines tournent et s'enroulent à l'intérieur d'un même peuple. D'autres, comme faites d'une matière subtile, percent les murailles invisibles qui nous séparent les uns des autres, ignorent le temps et l'espace, et simplement se perpétuent.

       Ainsi, cette entrée clownesque bien connue, où un auguste cherche un objet perdu dans un rond lumineux, non pas parce que cet objet a été perdu dans cet endroit-là, mais "parce que ici il y a de la lumière", se trouve dans des recueils arabes et indiens dès le dixième siècle. Elle nous dit, par-delà la saveur de l'anecdote, qu'il vaut mieux chercher dans la lumière. Si nous ne trouvons pas l'objet perdu, nous trouverons peut-être autre chose; tandis que dans le noir nous ne trouverons rien.  

 

Jean-Claude Carrière - Le cercle des menteurs (1998) - (recueil de contes)

 

n°812
 

      A midi, monsieur Mose et sa fille mangeaient légèrement. Le soir, au contraire, ils aimaient des nourritures pesantes, vinaigrées, épicées avec profusion, des viandes fumées  ou en saumure, des terrines et des marinades, des mets servis froids comme pour être plus indigestes. L'estomac comble, ils se couchaient sans tarder, et le sommeil leur dispensait des songes à la mesure de ce qu'ils avaient englouti.

   "L'heure du théâtre", ainsi nommaient-ils en riant celle d'aller se mettre au lit, et ils se souhaitaient bon spectacle, au bas de l'escalier, avant de monter dans leurs chambres. Une pudeur peu compréhensible pourtant les retenait de se confier ce qu'ils avaient vu, ressenti, ou ce qu'ils avaient cru qui leur arrivait, au cours des représentations nocturnes provoquées par l'excès de table.

 

André Pieyre de Mandiargues - Le diamant (1959) - (nouvelle du recueil "Feu de braise")

 

n°811
 

       Que personne ne donne à l'homme ses qualités : ni Dieu, ni la société, ni ses parents et ses ancêtres, ni lui-même (l'absurde idée que nous venons de repousser a été enseignée sous le nom de "liberté intelligible" par Kant, et peut-être même déjà par Platon). Personne n'est responsable du fait qu'il existe, qu'il est fait de telle ou telle manière, qu'il est dans telle ou telle condition, dans tel ou tel milieu.

      On ne peut excepter le caractère fatal de son être du caractère fatal de tout ce qui a été et de tout ce qui sera. Il n'est pas la conséquence d'une intention particulière, d'une volonté, d'une finalité, il ne constitue pas une tentative d'atteindre un "idéal humain", un "idéal de bonheur" ou un idéal de "moralité". Il est absurde de vouloir repousser son être essentiel dans quelque lointaine finalité.      

 

    Friedrich Nietzsche - Crépuscule des idoles (1888)

 

 

 

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