MAGALMA

 

LECTORIUM

 

 

 

Encore la boîte du bouquiniste ou le carton du libraire d'occasions. Tous genres et éditions pêle-mêle, c'est  l'éclectisme assuré. Un livre au hasard qu'on ouvre à une page plus ou moins quelconque et cette courte lecture qui s'ensuit, généralement de quelques lignes tout au plus. Curieux ou pas mal...Au fait de qui est-ce ? Alors en le refermant on regarde sur la couverture le nom de l'auteur et le titre de l'ouvrage. (Ici ces derniers, dans un même esprit et pour inciter peut-être aux devinettes, ne sont dévoilés que le lendemain).

 

 

 t l j  Prévis 24h - 3 sources

 

Page  30  

 

n°900
 

       Quelquefois, alors que j'allais dire un certain mot, elle le faisait avant moi. Parfois, c'était moi qui prononçais le mot qu'elle avait sur les lèvres. Petit à petit, il fallut nous rendre à l'évidence : de temps à autre, nous pensions tous les deux exactement la même chose. Les pièces de notre maison alors s'éclairaient d'une lumière indéfinissable. Dans la chambre du fond demeurait le lion Euripide.

       Un jour, comme j'étais en train de penser aux mécanismes de la mémoire, elle aborda tout à coup le même sujet. Nous remontâmes la filière de nos réflexions respectives : elles s'enchaînaient de la même manière. Ceci signifiait que, pendant un quart d'heure, nos pensées avaient suivi le même cours. Dans la chambre du fond, le lion Euripide fo-lâtrait. Le soir, nous lui rendions visite et, lorsque nous le caressions, il se mettait à ronronner comme un moteur.

 

Arrabal - Fêtes et rites de la confusion (1967)

 

n°899
 

       Elle sétait laissée aller contre les gerbes et, les bras étendus, la tête renversée, elle respirait nerveusement. Je l'appelai ; mais elle ne me répondit pas. Alors je m'approchai et je vis ses yeux clos, sa figure pâle. Je lui pris la main, elle ouvrit les yeux et me sourit.  "C'est l'orage" murmura-t-elle. Elle avait éprouvé, sans doute, un bref malaise, qui pourtant m'étonna d'une fille habituellement bien si forte. je pensai : "Il ne faut pas qu'elle descende par l'échelle" et je lui dis : "Viens, on va passer dans la maison."

       Je la conduisis vers mon grenier, dont je dus, un peu violemment, pousser la porte pour qu'elle cédât. Elle se lais-sait conduire. Quand elle fut dans mon refuge, je la fis s'asseoir. Elle regarda autour d'elle, avec une sorte d'émerveil-lement. "Mon Dieu, murmura-t-elle, je savais bien que vous viviez quelque part..."

 

Henri Bosco - Le Mas Théotime (1952) - (roman)

 

n°898
 

       "Savez-vous, disait Napoléon à Fontanes, ce que j'admire le plus au monde? C'est l'impuissance de la force à fonder quelque chose. Il n'y a que deux puissances au monde : le sabre et l'esprit. A la longue le sabre est toujours vaincu par l'esprit."

       Les conquérants, on le voit, sont quelquefois mélancoliques. Il faut bien payer un peu le prix de tant de vaine gloire. Mais ce qui était vrai, il y a cent ans, pour le sabre, ne l'est plus autant aujourd'hui, pour le tank. Les conqué-rants ont marqué des points et le morne silence des lieux sans esprit s'est établi pendant des années sur une Europe déchirée. 

 

Albert Camus - L'été (1959) - (essai)

 

n°897
 

       J'ai dit tout à l'heure que je parlerai d'érotisme sacré : j'aurais été plus intelligible si j'avais parlé dès l'abord d'érotisme divin. L'amour de Dieu est une idée plus familière, moins déconcertante, que l'amour d'un élément sacré. Je ne l'ai pas fait, je le répète, parce que l'érotisme dont l'objet se situe au-delà du réel immédiat est loin d'être réduc-tible à l'amour de Dieu. J'ai mieux aimé être peu intelligible qu'inexact.

       Essentiellement, le divin est l'identique du sacré, réserve faite de la discontinuité relative de la personne de Dieu. Dieu est un être composite ayant sur le plan de l'affectivité, même d'une manière fondamentale, la continuité de l'être dont je parle. La représentation de Dieu n'en est pas moins liée, autant par la théologie biblique que par la théologie rationnelle, à un être personnel, à un créateur distinct de l'ensemble de ce qui est. 

 

Georges Bataille - L'érotisme (1957)

 

n°896
 

       Quand on me dit (ça nous arrive à tous) : Tiens, vous devriez écrire là-dessus...J'ai un sujet formidable pour vous, vous devriez... on aperçoit sur ma face une expression pénible d'idiotie, du moins quand j'essaie d'être polie. C'est qu'en effet je suis affreusement choquée, et je ne vois pas comment diable faire, pour écrire quoi que ce soit. Les pensées, les informations, les sensations, tout l'extérieur, tout tombe dans un puits sans fond, se mic-maque là-dedans et fait un "terrain", sur lequel les choses par la suite poussent. Ou pas. Et à leur façon.

       C'est organique, c'est pas intellectuel. Ceux qui n'ont pas accès à leur terrain trouvent que la terre est basse, il faut bien se défendre. Mais un contenu, tout le monde en a, même les mongoliens et même Dieu, il ne faut pas nous raconter d'histoires. Je digresse pas ou plutôt je digresse tout le temps car tout est lié mais je reste sur mon "sujet", bien arrimée et n'écoutant aucune sirène.

 

Christiane Rochefort - C'est bizarre l'écriture (1970) - (récit)

 

n°895
 

       Dans la préface de notre ouvrage "Le transport maritime", M. Rio, ancien Ministre de la Marine marchande, s'exprimait en ces termes : "Après avoir terminé votre travail actuel qui concerne les navires marchands de gros et moyen tonnage, n'y aurait-il pas lieu d'aborder, sur les mêmes bases et sur le même plan, le problème de l'utilisation et de la sécurité du navire côtier (caboteur, bateau de pêche, navire de plaisance, etc...) ? 

       Ne vous arrêtez pas en chemin : parcourez le cycle et ne négligez pas cette petite navigation qui constitue une des richesses de la France et une source importante de revenus pour nos pêcheurs et marins."  C'est pour répondre à cet appel que nous avons rédigé le présent volume en conservant le plan suivi dans nos études antérieures.

 

Jean Marie - Utilisation et sécurité des petits navires (1944)

 

n°894
 

       Des morts, des morts partout, immobiles, qui me regardent. Et moi, suis-je en vie ? Je ne sais. Je vais bientôt mourir sans doute... J'ai reçu une balle dans le dos. Ça me fait mal. Je la sens qui pénètre de plus en plus dans ma poitrine. Elle s'immisce dans mes chairs, au ralenti; bientôt elle atteindra le coeur, et alors...

       J'avance lentement, très lentement; on dirait  que l'air est visqueux; il s'oppose à ma marche, comme un mur de gaz à demi solidifié. C'est un air chaud qui me brûle. Mes mouvements sont lents, incertains.  Je me meus dans un monde étrange, qui est probablement l'anti-chambre de l'Au-delà. Ou bien suis-je déjà mort ? Mais non : je bouge, je vis, je le sens bien, tandis que "les autres" sont figés dans l'immobilité du néant : on dirait des statues.

 

Marc Agapit - L'antichambre de l'Au-delà (1970) - (roman)

 

n°893
 

       Dès l'instant où l'homme soumet Dieu au jugement moral, il le tue en lui-même. Mais quel est alors le fondement de la morale ? On nie Dieu au nom de la justice, mais l'idée de justice se comprend-elle sans l'idée de Dieu ? Ne som-mes-nous pas alors dans l'absurdité ? C'est l'absurdité que Nietzsche aborde de front.

       Pour mieux la dépasser, il la pousse à bout : la morale est le dernier visage de Dieu qu'il faut détruire, avant de reconstruire. Dieu alors n'est plus et ne garantit plus notre être; l'homme doit se déterminer à faire, pour être. Stirner déjà, avait voulu abattre en l'homme, après Dieu lui-même, toute idée de Dieu. Mais, au contraire de Nietzsche, son nihilisme est satisfait. Stirner rit dans l'impasse, Nietzsche se rue contre les murs.  

 

Albert Camus - L'homme révolté (1951) - (philosophie)

 

n°892
 

       Maintenant le collège est désert. Tout le monde est parti... D'un bout des dortoirs à l'autre, des escadrons de gros rats font des charges de cavalerie en plein jour. Les écritoires se dessèchent au fond des pupitres. Sur les arbres des cours, la division des moineaux est en fête ; ces messieurs ont invité tous leurs camarades de la ville, ceux de l'é-vêché, ceux de la sous-préfecture, et, du matin jusqu'au soir, c'est un pépiage assourdissant.

      De sa chambre, sous les combles, le Petit Chose les écoute en travaillant. On l'a gardé par charité dans la maison, pendant les vacances. Il en profite pour étudier à mort les philosophes grecs. Seulement, la chambre est trop chaude et les plafonds trop bas. On étouffe là-dessous... Pas de volets aux fenêtres. Le soleil entre comme une torche et met le feu partout.  

 

Alphonse Daudet - Le Petit Chose (Histoire d'un enfant) (1868) - (roman)

 

n°891
 

       La veille de la Saint-Grégoire, au mois de mai, un soir, un petit carrosse tremblait à travers les rues de Borough. C'était une voiture brimbalante qui crissait et craquait de rhumatismes tenaces, et le baudet qui le tirait, un animal ombrageux, semblait prendre plaisir  à accentuer les cahots du véhicule. Le cocher, dont l'haleine sentait terrible-ment le brandy et d'autres fortes délicatesses de ce genre, sacrait et jurait tout en faisant claquer son fouet, comme un fou, sur le dos de l'animal.

        Cela se produisit au tournant de Warwick street. Une des roues, dans un choc épouvantable, toucha le trottoir et toute la voiture vola en morceaux, comme un château de cartes ! Warwick street n'était alors qu'une sombre venelle bordée de hautes maisons aux fenêtres desquelles nul ne regardait jamais; de plus comme le temps était affreusement mauvais, personne n'avait mis le nez dehors.

 

John Flanders (1887-1964) - Le monstre de Borough  - (nouvelle)

 

n°890
 

       Dans La Putain respectueuse, l'affrontement des consciences ne résulte pas de situations exceptionnelles, vécues de façon plus ou moins héroïque par des individualités poussées aux limites d'elles-mêmes, mais de structures collec-tives dont le nègre pourchassé et la jeune Lizzie sont à la fois les produits et les victimes. En un mot, l'action se situe pour la première fois dans la sphère du social.

       De cette pièce, nous retiendrons surtout le thème de l'insidieuse mystification dont certaines consciences paraly-sent d'autres consciences, dès lors qu'elles détiennent un pouvoir matériel et des privilèges qui leur permettent de les opprimer jusque dans leur existence quotidienne. Menacé d'être lynché et brûlé vif pour un crime qu'il n'a pas commis par tous les blancs d'une ville du sud, le nègre refuse toutefois le revolver que lui tend Lizzie et le conseil qu'elle lui donne de leur faire au moins payer sa peau le plus cher possible.

 

Francis Jeanson - Sartre par lui-même (1955)

 

n°889
 

       C'est ici le pays des sectes. Un Anglais, comme homme libre, va au Ciel par le chemin qui lui plaît. Cependant, quoique chacun puisse ici servir Dieu à sa mode, leur véritable religion, celle où l'on fait fortune, est la secte des épiscopaux, appelée l'Eglise anglicane, ou l'Eglise par excellence. On ne peut avoir d'emploi, ni en Angleterre ni en Irlande, sans être du nombre des fidèles anglicans; cette raison, qui est une excellente preuve, a converti tant de non-conformistes, qu'aujourd'hui, il n'y a pas la vingtième partie de la nation qui soit hors du giron de l'Eglise dominante.

       Le clergé anglican a retenu beaucoup des cérémonies catholiques, et surtout celle de recevoir les dîmes avec une attention très scrupuleuse. Ils ont aussi la pieuse ambition d'être les maîtres. De plus, ils fomentent autant qu'ils peuvent dans leurs ouailles un saint zèle contre les non-conformistes. 

 

Voltaire - Lettres philosophiques - (5è lettre) - (1734)

 

n°888
 

       Quand Lord Arthur s'éveilla, le soleil de midi filtrait à travers les rideaux de soie ivoire de sa chambre. Il se leva et regarda par la fenêtre. Un léger brouillard de chaleur était suspendu sur la grande ville et les toits des maisons semblaient d'argent terni. Parmi la verdure qui luisait, dans le square au-dessous, quelques enfants s'agitaient comme des papillons blancs et, sur les trottoirs, se pressaient des gens qui allaient au Park. La vie ne lui avait jamais paru si charmante, jamais le mal n'avait semblé si loin de lui.

       Son valet de chambre lui apporta alors une tasse de chocolat sur un plateau. Après l'avoir bu, Lord Arthur écarta une lourde portière de peluche couleur pêche et passa dans la salle de bains. La lumière filtrait doucement d'en haut à travers de minces plaques d'onyx transparent, et l'eau, dans la baignoire de marbre, avait l'éclat de la pierre de lune. Il entra vivement dans le bain et, quand le frais liquide toucha sa gorge et ses cheveux, il enfonça sa tête sous l'eau comme s'il eût voulu faire disparaître la souillure de quelque souvenir honteux.  

 

Oscar Wilde - Le crime de Lord Arthur Savile (1881) - (conte)

 

n°887
 

       Il faisait déjà nuit et les volets des larges fenêtres étaient bien fermés. Pourtant le roulement ininterrompu de la pluie parvenait nettement du dehors. Au fond de la pièce, du côté du vestibule, une tenture rouge, solennelle, barrait la grande entrée en forme de voûte : à cette heure, avec la faible lueur qui y parvenait, elle semblait toute noire.

       - Maman ! reprit Giorgina. Tu sais, ces deux chiens en pierre au bout du hemin des chênes, dans le parc... ?

       - Comment ces chiens de pierre te viennent-ils en tête, ma chérie ? demanda la mère avec une indifférence polie, reprenant son nécessaire  de couture pour aller s'asseoir à sa place habituelle, près d'un abat-jour.

       - Ce matin, expliqua la belle jeune fille, en me promenant en auto, je les ai vus sur la charrette d'un paysan, tout près du pont.     

 

Dino Buzzati - Et pourtant on frappe à la porte (1966) - (nouvelle)

 

n°886
 

       A Guise, je logeais dans une petite chambre située au-dessus du magasin d'un droguiste où j'étais parfaitement bien. Une nuit, c'était celle du 9 ou 10 mai, il me sembla dans mon sommeil qu'un gros orage avait éclaté. Au petit jour mon ordonnance, l'excellent Fontaine, frappa à ma porte alors quil ne se présentait jamais à de pareilles heures : "Qu'y a-t-il, Fontaine ?" "Mon capitaine c'est pour vous demander si je dois reprendre votre linge chez la blanchis-seuse ."  " Pourquoi cela? "

     "C'est parce que j'ai vu l'ordonnance du colonel Blazy (c'était le médecin divisionnaire, qui allait être bientôt tué), qui m'a dit qu'on pourrait bien partir ce soir."  "Je n'en sais rien, je ne comprends pas." "Cest que la radio des civils raconte que les Boches sont entrés en Belgique et que tous les terrains d'aviation ont été bombardés cette nuit..." Naturellement je n'ai fait qu'un saut et me suis précipité à l'état-major.

 

Jean Albert-Sorel - Mémoires d'un temps (1977)

 

n°885
 

       Les passagers avaient souhaité l'escale pour être au calme, et maintenant ils attendaient avec impatience l'heure du départ. Elle fut retardée parce qu'un haut fonctionnaire, qui devait s'embarquer et dont on devinait la villa blanche entre les cocotiers de la rive, ne se décidait pas à venir. Au dernier moment, pour une raison ou pour une autre, il fit annoncer par un secrétaire qu'il prendrait le courrier suivant.

       C'est à ce moment-là que Huret, qui se promenait tout seul en zigzaguant à cause de la gîte, croisa une première fois le docteur et le regarda comme s'il eût hésité à l'interpeller. Les deux hommes, qui contournaient le pont en sens inverse, devaient fatalement se rencontrer un peu plus tard et, cette fois encore, Huret hésita, continua sa route. Les Arabes étaient toujours là, bousculés par les stewards qui donnaient l'ordre d'empaqueter la marchandise et de débar-quer. On avait lancé le premier coup de sirène.

 

Georges Simenon - 45° à lombre (1936) - (roman)

 

n°884
 

       Nous vivions cependant plus doucement ensemble, la distraction nous soulageait de nos pensées habituelles. Nous n'étions seuls que par intervalles; et comme nous avions l'un dans l'autre une confiance sans bornes, excepté sur nos sentiments intimes, nous mettions les observations et les faits à la place des sentiments et nos conversations avaient repris quelque charme.

      Mais bientôt ce nouveau genre de vie devint pour moi la source d'une nouvelle perplexité. Perdu dans la foule qui environnait Ellénore, je m'aperçus que j'étais l'objet de l'étonnement et du blâme. L'époque approchait où son procès devait être jugé : ses adversaires prétendaient qu'elle avait aliéné le coeur paternel par des égarements sans nombre, ma présence venait à l'appui de leurs assertions.

 

Benjamin Constant - Adolphe (1816) - (roman)

 

n°883
 

       J'ai connu celui-là quand il était notre vassal. Admis aux honneurs officiels pour les services rendus, enrichi par les gouvernements et respecté par les tribus, il ne lui manquait rien, semble-t-il, des richesses visibles. Mais une nuit, sans qu'un signe l'ait fait prévoir, il massacra les officiers qu'il accompagnait dans le désert, s'empara des chameaux, des fusils, et rejoignit les tribus insoumises.

      On nomme trahisons ces révoltes soudaines, ces fuites, à la fois héroïques et désespérées, d'un chef désormais proscrit dans le désert, cette courte gloire qui s'éteindra bientôt, comme une fusée, sur le barrage du peloton mobile d'Atar.  Et l'on s'étonne de ces coups de folie.

 

Antoine de Saint-Exupéry - Terre des hommes (1939) - (autobiographique)

 

n°882
 

       Ce livre appartient aux inconnus qui m'ont écrit à propos d'une conversation avec M.Hitler publiée le 23 no-vembre 1933.  Il vous est dû : "étudiant à fin d'études, semi historien et semi juriste", comme vous vous intituliez et qui me disiez : " Je suis de formation et de tendances foncièrement libérales, mais je n'ai jamais trouvé, chez aucun parti de gauche ou de droite, l'appel puissant qui décide catégoriquement d'une foi politique.

       Au Quartier-Latin, à part les extrémistes que le bourgeois moyen connaît seuls (et parmi ceux-là depuis quelque temps, que de capitulations d'enthousiasme !), voyez la masse insatisfaite et qui attend. Là, parmi ces "indépendants" j'ai ouvert à mon esprit bien des chemins nouveaux, là seulement j'avais jusqu'à maintenant entendu parler du voisin de l'Est et des destins de notre pays de façon compréhensive bien que désabusée."

 

Fernand de Brinon - France Allemagne 1918-1934 (1934)

 

n°881
 

       Lorsque grand-mère se tut, il se leva impétueusement et se mit à faire de grands gestes et des pirouettes extra-vagantes en marmottant : "Vous savez, c'est étonnant... Il faut noter cela par écrit, sans faute. C'est terriblement vrai et tellement russe." On voyait maintenant qu'il pleurait; ses yeux étaient noyés de larmes. C'était étrange, pitoyable. Il allait et venait à travers la cuisine en faisant des petits sauts maladroits et ridicules.

       Il agitait ses lunettes devant son nez, essayant en vain d'accrocher derrière ses oreilles les branches en fil de fer. Piotr le regardait avec un sourire moqueur; tous se taisaient, l'air gêné, tandis que grand-mère disait précipitamment: "Notez-le par écrit si vous voulez. Il n'y a pas de mal à cela. J'en connais d'ailleurs bien d'autres des histoires." "Non, non, c'est celle-là qui m'intéresse. elle est terriblement russe!" criait Bonne-Affaire très excité.

 

Maxime Gorki - Enfance (1914) - (roman autobiographique)

 

n°880
 

       L'amiral se trouva entraîné dans un conflit moral qui détruisit son équilibre intérieur, ne lui laissa plus de repos, et le poussa à se déplacer constamment. Comme le Juif errant, il courait de ville en ville, de pays en pays, alors que, même en pleine guerre, il lui eût été possible  de trouver une issue à cette situation s'il eût pu se résoudre à démis-sionner. Mais Canaris  considéra  qu'il lui fallait rester à son poste, car, en fin de compte, il s'agissait pour lui d'autre chose que de ses opinions sur Hitler et sur le IIIè Reich; il s'agissait  surtout de cette puissante organisation qu'était l'Abwehr, avec ses milliers d'agents, ses réseaux installés dans le monde entier, et son énorme budget en devises étrangères sur lequel il avait la haute main. Sur le plan humain, il s'agissait aussi pour lui de se conformer à une haute conception des droits de l'homme, du droit international et de la morale.

 

Gert Buchheit - Le complot des généraux contre Hitler (1967)

 

n°879
 

       Tout est pour moi dans un effrayant silence, chère soeur ! Point de nouvelles, ni de mon frère, ni de toi ! Personne ne m'écrit, ne me parle ! Ici même, je suis négligée. Un calme inquiétant règne autour de moi! Je ne saurais me défen-dre de certaines terreurs. On a vu cette nuit un homme entreprendre de lancer une échelle de corde au balcon de la chambre où je couche.

      Mme Canon avait une insomnie; elle était à sa croisée, elle l'a vu... "Que voulez-vous ?" s'est-elle écriée; et ce mot a causé une grande agitation dans tout un monde, qui paraissait au-dessous de ma fenêtre car ils étaient plusieurs et si son oeil ne la trompe pas il y avait une chaise à quelque distance, qui a roulé lorsqu'ils se sont retirés. Cependant une partie de tout cela pourrait bien être une chimère de son imagination.

 

Nicolas Rétif de la Bretonne - La paysanne pervertie (ou Les dangers de la ville) (1784) - (roman)

 

n°878
 

       Décrire, classer, expliquer ont toujours été les démarches primordiales des sciences de la nature. La climatologie n'échappe pas à ces processus de la pensée. De là une première distinction à faire entre climatologie et météorologie. On peut reprendre à Max Sorre la définition du climat comme "l'ambiance atmosphérique  constituée par la série des états de l'atmosphère au-dessus d'un lieu dans leur succession habituelle." La climatologie implique donc la connais-sance des états de l'atmosphère, c'est à dire, fondamentalement, sa température, son humidité (vapeur d'eau et eau condensée en nuages ou précipitations), sa dynamique (pression, mouvements verticaux et horizontaux).

       Elle nécessite une analyse quotidienne, ou plus rapprochée encore, de nombreux phénomènes groupés sous le nom de météores. La météorologie procède à l'observation des météores en même temps qu'elle tente de les prévoir et de les expliquer.

 

Georges Viers - Eléments de climatologie (1968)

 

n°877
 

       Avec le Lance-pierres , Ernst Jünger nous livre une nouvelle facette de son immense talent. Cette fois, le symbo-lisme des Falaises de marbre, d'Héliopolis et des Abeilles de verre a cédé la place à un récit empreint d'une poignante nostalgie. Dans Le Lance-pierres, l'auteur a recréé l'Allemagne d'avant la guerre de 1914 dans une petite ville de gar-nison où le XIXè siècle n'en finit plus de mourir. Dans ce monde à la veille de s'écrouler, un enfant cherche le visage de celui qu'il sera demain.

      Dès les premières pages, le lecteur se sent transporté dans le monde de l'enfance, d'une enfance mélancolique et inquiète. Pour le jeune Clamor, l'école, la pension, la ville elle-même, avec ses venelles et les secrets de ses jardins, deviendront les lieux de perpétuels combats contre la brutalité et l'absurdité d'un univers dont les clés lui échappent encore.          

 

Ernst Jünger - Le  lance-pierres (1973) - (roman)

 

n°876
 

       L'activité militaire de l'Ordre du Temple est sous-tendue par une activité économique très importante. Dès le début de son histoire, on voit en effet les donations affluer en Orient, mais aussi en Occident. Très tôt était apparue la nécessité de doter la Palestine  redevenue chrétienne d'une défense permanente, puisque la plupart des pèlerins, seigneurs ou petites gens, regagnaient leur pays d'origine une fois leur voeu accompli.

       Les Templiers se présentaient donc comme la solution apportée à cet épineux problème de la défense militaire des Lieux saints, comme, dans la péninsule Ibérique, de la reconquête du territoire ; et dans les deux cas leur effort attirait le don des fidèles, ceux d'abord des pays limitrophes, Aragon, Barcelone, Toulouse où, nous l'avons vu, les donations affluent dès la date de 1128 et bientôt dans tout l'Occident.

 

Les Templiers - Régine Pernoud (QSJ n°1557-1974)

 

n°875
 

       On pourrait lui appliquer cette tête de chapitre de l'oeuvre du poète : "Une tempête sous un crâne". d'autant plus véridiquement que Jean Jaurès qui fut le plus puissant orateur parlementaire de notre temps ne cessa de demeurer lui-même un poète dans le tourbillonnement révolutionnaire de sa politique. Il était aisé de prévoir qu'il nous ména-geait une manifestation nouvelle de son éloquence enflammée quand nous le voyions arriver à la Chambre tenant à la main une petite valise, comme s'il allait en voyage.

       Cette valise ne contenait que le linge de rechange dont il ne pourrait se passer après avoir mis au service de sa puissance intellectuelle toutes les ressources physiques de sa forte corpulence que rendait plus bouillonnante encore le verre d'alcool absorbé d'un trait comme un stimulant avant d'aborder la tribune.

 

Charles Daniélou - Dans l'intimité de Marianne (1945)

 

n°874
 

       C'était le matin. C'était évidemment le matin puisque Guérassine était parti  et que Piotr, le valet, éteignait les bougies, écartait le rideau et faisait sans bruit de l'ordre dans la chambre. que ce fût le soir, le matin, que ce fût dimanche ou vendredi, c'était toujours la même chose pour Ivan Illitch : toujours cette douleur sourde qui ne le lâche  pas un instant, toujours la sensation de sa vie qui fuit irrésistiblement, mais n'est pas encore complètement épuisée, toujours cette mort terrible, détestable, qui se rapproche, l'unique réalité, et toujours le même mensonge...

      Quelle importance ont donc en ce cas les jours, les semaines, les heures de la journée ?  - Monsieur ne désire-t-il pas du thé?  "Il lui faut que les maîtres boivent du thé le matin, il du goût pour l'ordre", songea Ivan Illitch, et il se contenta de répondre :  - Non  - Monsieur ne désire-t-il pas s'asseoir sur le divan ?  "Il a besoin de faire la chambre et moi je le gêne. Je représente le désordre, la malpropreté", songea-t-il, et il dit seulement :  - Non, laisse-moi.

 

Tolstoï - La mort d'Ivan Illitch (1886) - (roman)

 

n°873
 

       L'artiste et l'écrivain s'efforcent de surmonter l'existence ; ils tentent de la réaliser comme un absolu. Ce qui fait l'authenticité de leur effort, c'est qu'ils ne se proposent pas d'atteindre l'être ; par là ils se distinguent d'un ingénieur ou d'un maniaque ; c'est l'existence qu'ils cherchent à fixer et à faire passer à l'éternel ; le mot, le trait, le marbre même indiquent l'objet en tant qu'absence.

       Seulement dans l'oeuvre d'art, le manque d'être retourne au positif ; le temps est arrêté, des formes claires, des significations  achevées surgissent ; dans ce retour, l'existence se confirme, elle pose sa propre justification ; c'est ce que disait Kant quand il définissait l'art "une finalité sans fin". Du fait qu'il a constitué ainsi un objet absolu, le créa-teur est alors tenté de se considérer comme absolu lui-même.

 

Simone de Beauvoir - Pour une morale de l'ambiguïté (1947)

 

n°872
 

       Longtemps les naturalistes se sont interrogés sur le mode de fécondation des batraciens. Ils voyaient bien la grenouille mâle chevaucher la femelle et s'agripper durement de ses petites mains à son ventre, la pénétration du sperme demeurait énigmatique. Il fallut attendre la fin du XVIIIè siècle et un prêtre italien, Lazzaro Spallanzani, pour que le mystère se trouvât éclairci.

       Il convenait d'abord de mettre hors de cause les mains du mâle que l'on voyait masser vigoureusement l'abdomen de la femelle, au point qu'on en arrivait à se demander si le sperme ne sourdait pas au bout de chaque doigt. Spallan-zani confectionna des gants minuscules à l'intention de ses bestioles. Les grenouilles mâles dûment gantées devenant papa aussi bien que celles qui travaillaient à mains nues, il fallait chercher ailleurs.

 

Michel Tournier - Les folles amours (Petites Proses) (1986)

 

n°871
 

       Nos jeunes maîtres étaient beaux comme des hussards noirs. Sveltes ; sévères ; sanglés. Sérieux, et un peu tremblants de leur précoce, de leur soudaine omnipotence. Un long pantalon noir, mais, je pense, avec un liseré violet. Le violet n'est pas seulement la couleur des évêques, il est aussi la couleur de l'enseignement primaire.  Un gilet noir. Une longue redingote noire, bien droite, bien tombante, mais deux croisements de palmes violettes aux revers. Une casquette plate, noire, mais un croisement de palmes violettes au-dessus du front.

       Cet uniforme civil était une sorte d'uniforme militaire, encore plus sévère, encore plus militaire, étant un uni-forme civique. Porté par ces gamins qui étaient vraiment les enfants de la République. Par ces jeunes hussards de la République. Par ces nourrissons de la République. Par ces hussards noirs de la sévérité. Je crois avoir dit qu'ils étaient très vieux. Ils avaient au moins quinze ans.

 

Charles Péguy - L'Argent (1913)

 

 

 

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