qu'

MAGALMA

 

LECTORIUM

 

 

 

Encore la boîte du bouquiniste ou le carton du libraire d'occasions. Tous genres et éditions pêle-mêle, c'est  l'éclectisme assuré. Un livre au hasard qu'on ouvre à une page plus ou moins quelconque et cette courte lecture qui s'ensuit, généralement de quelques lignes tout au plus. Curieux ou pas mal...Au fait de qui est-ce ? Alors en le refermant on regarde sur la couverture le nom de l'auteur et le titre de l'ouvrage. (Ici ces derniers, dans un même esprit et pour inciter peut-être aux devinettes, ne sont dévoilés que le lendemain).

 

Page  18 

 

n°540
 

       Les monnaies d'or de César sont abondantes. Dès 46 ou 45, on peut reconnaître ses traits dans l'image de la Pietas  voilée qui dissimule le personnage du pontife suprême, alors consul pour la troisième fois. Ainsi l'on a pu confondre le visage du conquérant avec celui d'une vieille femme, et la méprise était soigneusement ménagée. C'est en effet à partir de l'an 44 seulement, que les lois permettent à l'effigie d'un homme vivant de servir de type à la monnaie et César aurait été le premier à bénéficier de cette faveur des Pères conscrits, si les poignards de Casca et de Brutus lui avaient permis de jouir du droit qui lui avait été ainsi conféré.

        Ses portraits monétaires sont tous immédiatement postérieurs à sa mort en 44. Cet exemple fut suivi aussitôt par les libérateurs Brutus et Cassius qui frappèrent des monnaies à leur effigie en Orient.

 

Jean Babelon - La numismatique antique (QSJ n°168-1944) 

 

n°539
 

       Enfin ils rêvèrent une crème, qui devait enfoncer toutes les autres. Ils y mettraient de la coriandre comme dans le kummel, du kirsch comme dans le marasquin, de l'hysope comme dans la chartreuse, de l'ambrette comme dans le vespétro, du calamus aromaticus  comme dans le krambambuli ; et elle serait colorée en rouge avec du bois de santal. Mais sous quel nom l'offrir au commerce ? Car il fallait un nom facile à retenir, et pourtant bizarre. Ayant longtemps cherché, ils décidèrent qu'elle se nommerait "la bouvarine".

        Vers la fin de l'automne, des taches parurent dans les trois bocaux de conserves. Les tomates et les petits pois étaient pourris. Cela devait dépendre du bouchage ? Alors le problème du bouchage les tourmenta. Pour essayer les méthodes nouvelles ils manquaient d'argent. Leur ferme les rongeait.

 

Gustave Flaubert - Bouvard et Pécuchet (1881) - (roman)

 

n°538
 

       - Alors, votre aveuglement doit être gigantesque ! Votre femme, Nyffenschwander ! Je l'ai vue toute nue à peine j'étais entré dans cet atelier, ensuite quand elle s'est couchée à mes côtés. Spontanément. Pas question de séduction. Elle s'est donnée par humanité, poussée par une fantaisie généreuse. Elle a senti ce dont avait besoin un mourant. Aidez-moi à pousser le lit de l'autre côté. Il pousse le lit, Nyffenschwander tire. Votre femme était dans mes bras. Elle tremblait, elle se contorsionnait, elle m'enlaçait, elle criait. Ça, c'était la vie; dans vos peintures il n'y en a pas trace. Tirez, Nyffenscwander, tirez. Là. Ça y est, le lit est à sa place. Maintenant, il faut déplacer la table.                 Ils transportent la table.  Vos barbouillages sont une perte de temps !

        - Mon art m'est sacré.

        - L'art n'est sacré que pour les médiocres. Vous vous accrochez à une théorie parce que vous êtes un incapable. Dans vos bras, votre femme était morte comme elle est morte sur vos toiles. Votre femme vous a quitté à raison. A présent, le fauteuil.  Ils transportent le fauteuil au premier plan à droite.

        - Je pourrais vous écharper !

        - Je suis à votre disposition.

 

Friedrich Dürrenmatt - Le Météore (1993) - (théâtre)

 

n°537
 

       Notre traitement des rhumatismes et particulièrement de l'arthrose est mis au point de façon rigoureuse et donne une réponse positive de façon constante et régulière. Dans les cas traités au début de l'évolution et sans être gêné par un traitement précédent nocif, le soulagement et la guérison sont obtenus dans une proportion voisine de 95%. Dans les cas évolués avec détérioration importante de l'articulation, le soulagement est obtenu et l'évolution  stoppée dans 75 à 80% des cas. Une bonne proportion de ces malades vont jusqu'à obtenir une guérison clinique quasi-totale.

        Il reste un petit pourcentage de malades désespérants mais jamais sans quelques raisons dont les principales sont : le grand âge, les traitements suivis précédemment (cortisone, rayons X, tranquillisants), la non-observation des conseils d'hygiène générale et articulaire concernant le ménagement de l'articulation malade si difficile à obtenir des personnes trop actives.

 

Henry Picard - De la cause au traitement des rhumatismes (1972)

 

n°536
 

       Il ne faut pas oublier, pour analyser la situation de l'instituteur, que l'appareil scolaire français ne doit pas être considéré comme un système, comme une machine bien huilée fonctionnant à tout coup et quoi qu'on fasse, pour le plus grand bénéfice de la bourgeoisie, mais comme le lieu de multiples contradictions, qui sont des effets repérables de la contradiction fondamentale entre la classe ouvrière et la bourgeoisie.

        Qu'aujourd'hui l'appareil scolaire fonctionne relativement bien pour la bourgeoisie, cela ne doit pas nous dissimuler les résistances qui doivent être réprimées pour cela. La maîtrise de la bourgeoisie sur l'appareil idéologique d'Etat, absolument essentiel, que représente l'école, dépend d'un rapport de force politique, et, à ce titre, il est éminemment précaire.

 

C.Baudelot / R.Establet - L'école capitaliste en France (1971)

 

n°535
 

       Vivez avec le temps ! Chaque jour vous vivez là où vous êtes, avec le temps qu'il fait. Les journaux, la radio, la télévision vous donnent les prévisions générales du temps pour les heures à venir. La superficie et le relief très varié de notre pays conditionnent une infinité de microclimats. Ce qui vous importe est de connaître le temps qu'il fera dans votre région. Si vous pouvez prévoir le temps, vous profiterez mieux des journées agréables, vous vivrez plus confortablement.

        Une girouette, un baromètre et un peu d'observation vous permettront de connaître les tendances du temps. La marche à suivre est simple. Il vous suffit d'observer la situation du moment : origine du vent, état du ciel et du baromètre ; à l'aide de ces indications, vous trouverez dans cet ouvrage le temps qu'il fera dans les 12 ou 24 heures à venir.

 

Jean Breton - Faire le pluie et le beau temps (1979)

 

n°534
 

       La séparation des deux yeux offre une sorte d'indice binoculaire d'un édifice pour juger des distances. Comme l'efficacité de cette séparation tend à décroître quand l'éloignement augmente, plus l'objet est proche, plus l'effet stéréoscopique est grand ; par conséquent, les choses qui sont proches de nous semblent être plus modelées et posséder plus de relief.

       A 1 mètre, la vue d'une punaise est très différente pour chaque oeil et, par conséquent, apparaît avec trois dimensions ; si nous reculons la punaise à 3 mètres, elle perd une partie de son relief. A 400 mètres, la vue d'un arbre ou d'un édifice reçue par un oeil est presque identique à la vue reçue par l'autre. A cette distance les objets semblent sur un même plan.  

 

Conrad G.Mueller / Mae Rudolph - L'optique (1966) - (sciences)

 

n°533
 

       Gridoux déjeunait sur place, ça lui évitait de rater un client, s'il s'en présentait un; il est vrai qu'à cette heure-là il n'en survenait jamais.Déjeuner sur place présentait donc un double avantage puisque comme nul client n'apparaissait asteure, Gridoux pouvait casser la graine en toute tranquillité. Cette graine était en général une assiette de hachis parmentier fumant que Mado Ptits-pieds lui apportait après le coup de feu, à l'environ d'une heure.

         - Je croyais que c'était des tripes aujourd'hui,dit Gridoux en plongeant pour attraper son litron de rouge planqué dans un coin.

         Mado Ptits-pieds haussa les épaules. Tripes ? Mythe ! Et Gridoux le savait bien.

          - Et le type ? demanda Gridoux, qu'est-ce qu'il branle ?

          - I finit de croûter. I parle pas.

          - Il pose pas de questions ?

          - Rien.

 

Raymond Queneau - Zazie dans le métro (1959) - (roman)

 

n°532
 

       La dignité humaine étant dans l'alliance du sentiment et de la pensée, et le relèvement de l'un par l'autre ou de l'autre par l'une, il est bien honteux aux jeunes gens de courir au-devant de leurs instincts. Mais, que dire d'un quinquagénaire auquel l'âge des réflexions n'en a pas apportées et qui, non content de ressembler aux bêtes, s'en fait gloire comme si la folie et l'ignominie étaient admirables.

        Le monde ne parle de morale que lorsque son intérêt l'exige, mais le ridicule n'est que toléré chez ceux qu'il adopte; or, un acte ridicule est la négation de la dignité humaine. Le monde est-il plus moral qu'on le dit ? Quand Mme Burckardt s'installait à Venise, M. Cecco Baldo était à la mode place Saint-Marc.

 

Max Jacob - Filibuth ou la montre en or (1922) - (conte poético-fantastique)

 

n°531
 

       Un objet qui l'occupa durant ces années-là fut un plant de tomate, rareté botanique issue d'une bouture qu'il avait à grand-peine obtenue d'un spécimen unique apporté du Nouveau Monde. Cette précieuse plante qu'il gardait dans son officine lui inspira de se remettre à ses anciennes études sur le mouvement de la sève : à l'aide d'un couvercle empêchant l'évaporation de l'eau versée sur la terre du pot, et en pratiquant chaque matin de soigneuses pesées, il parvint à mesurer combien d'onces liquides étaient chaque jour absorbées par les pouvoirs d'imbibition de la plante; il tenta plus tard de calculer algébriquement jusqu'à quelle hauteur cette faculté pouvait élever les fluides à l'intérieur d'un tronc et d'une tige.

        Il correspondait à ce sujet avec le savant mathématicien qui l'avait hébergé à Louvain quelque six ans plus tôt. Ils échangeaient des formules. Zénon attendait impatiemment ses réponses. Il commençait aussi à penser à de nouveaux voyages.

 

Marguerite Yourcenar - L'Oeuvre au Noir (1968) - (roman)

 

n°530
 

       En l'an 213 avant notre ère, un empereur chinois exaspéré par les remontrances des lettrés, ordonne de brûler tous les livres. Lorsque sept ans plus tard, la dynastie des Han s'empare de l'Empire, le mal est en grande partie accompli. Les ouvrages restaurés sont-ils très dignes de foi quand ils font remonter à un fabuleux passé la science des ancêtres ? La vieille chronologie chinoise reste encore très mystérieuse.

        Les Chinois prétendent avoir connu la valeur 365,25 jours pour l'année plus de vingt siècles avant notre ère et avoir employé un calendrier où se succédaient trois années de trois cent soixante cinq jours et une de trois cent soixante-six jours. Nous restons sceptiques. Un calendrier lunaire, où douze lunes de vingt-neuf et de trente jours se succédaient, paraît plus probable.

 

Paul Couderc - Le calendrier (QSJ n°208-1946)

 

n°529
 

       Le concept d'espace, qui émane de cette totalité spirituelle, est identique à l'espace des esprits, que la nation occupe dans sa propre conscience et dans celle du monde. Rien n'est en réalité dans la vie politique de la nation qui n'existerait pas en esprit dans sa littérature, rien n'est contenu dans cette littérature pleine de vie et sans rêves, qui ne se réaliserait pas dans la vie de la nation.

        Sur l'homme de lettres, dans ce "paradis des mots"  rayonne une dignité sans pareille. Jusqu'au journaliste, fût-il le plus petit, qui peut se ranger à côté de Bossuet, de La Bruyère. Le maître d'école est compagnon de Montaigne, de Molière et de La Fontaine. Voltaire et Montesquieu parlent encore aujourd'hui pour tous, tous parlent par leur bouche. Ici également le cercle est fermé.

 

Hugo von Hofmannstahl (1874-1929) - Espace spirituel de la nation 

 

n°528
 

       La christianisation de la Gaule ne fut effective qu'à la fin de l'Empire romain. Aucun nom chrétien ne remonte en France au-delà de l'an 400 et les noms de lieux à valeur chrétienne apparaissent seulement à l'époque franque pour prendre leur plein développement à l'époque suivante. Ce furent d'abord des édifices du culte, églises ou chapelles, ermitages ou monastères, qui donnèrent leur nom à l'agglomération qui se créa autour d'eux; mais le principal contingent  des noms religieux fut fourni  par le culte des saints, du XIè au XIIIè siècles.

        Le terme le plus ancien à valeur religieuse est cella qui de "chambre à provision" est passé au sens d'ermitage, puis de sanctuaire : nous le trouvons dès 528 pour La Celle (SM), en 829 pour La Celle-St-Cloud (SO) , en 804 pour Celles  (Hér), et au IXè s. pour La Lacelle (Or) qui offre une curieuse réduplication de l'article.

 

Charles Rostaing - Les noms de lieux - (QSJ n°176-1948)

 

n°527
 

       Le soleil se lève comme à l'accoutumée. Il fait bon ce matin... J'entends un avion. Un gros lourd, sans doute, qui s'est un peu attardé à jeter ses papiers... Mais on dirait qu'ils sont plusieurs, je les distingue vaguement  : trois... six... neuf... douze. Ils volent à moins de 400, ce sont des bi-moteurs à aile haute : pas de Français, peut-être des Anglais.

        Ils rompent leur formation impeccable, un groupe de six tourne autour du terrain, un autre groupe s'en va vers Laon. L'un d'eux a l'air de vouloir atterrir, peut-être un nouveau groupe qui arrive chez nous... Mais pourquoi ne sort-il pas son train ?

 

Guy Bougerol - Ceux qu'on n'a jamais vus (1945) - (récit)

 

n°526
 

       L'anglais de l'Amérique du Nord se distingue surtout de l'anglais de Grande bretagne par la fréquence de certaines expressions argotiques dont une bonne part provient de la minorité noire, de l'usage fréquent de la drogue et d'une déception générale face aux valeurs de la classe moyenne américaine, déception qui conduisit une multitude de jeunes à adopter les moeurs et la tenue de la bohème.

        Comme tant de grandes villes du pays, San Francisco fut un terrain propice au développement d'un nouvel argot parce que deux minorités bohèmes s'y rencontrèrent à la fin des années cinquante et soixante. L'enclave bohème prototype était par tradition Greenwich Village à new York qui, dans une certaine mesure, fut le modèle de la première minorité, une sorte de Greenwich Village neutre qui s'appelle la "Beat Generation". 

 

Hartmut Gedes - San Francisco (1978) - (guide)

 

n°525
 

       La durée est le progrès continu du passé qui ronge l'avenir et qui gonfle en s'avançant. L'amoncellement du passé sur le passé se poursuit sans trêve. Tout entier, sans doute, il nous suit à tout instant : ce que nous avons senti, pensé, voulu, depuis notre première enfance est là, penché sur le présent qui va s'y joindre, pressant contre la porte de la conscience qui voudrait le laisser dehors. Que sommes-nous, en effet, qu'est-ce que notre caractère, sinon la condensation de l'histoire que nous avons vécue depuis notre naissance, avant notre naissance même, puisque nous apportons avec nous des dispositions prénatales ?

        Sans doute que nous ne pensons qu'avec une petite partie de notre passé : mais c'est avec notre passé tout entier, y compris notre courbure d'âme originelle, que nous désirons, voulons, agissons. Notre passé  se manifeste donc intégralement à nous par sa poussée et sous forme tendance, quoiqu'une faible part seulement  en devienne représentation.

 

Henri Bergson - L'évolution créatrice (1907) - (philosophie)

 

n°524
 

       Les changements d'aspect que nous avons observés et qui correspondent à des modifications de la nature des électrodes, nous conduisent à penser que le dispositif a permis de transformer successivement de l'énergie électrique en énergie chimique, puis cette énergie chimique en énergie électrique. Il forme en réalité une pile dont les matières actives sont régénérables quand on la fait fonctionner en cuve à électrolyse réceptrice. On l'a d'abord appelé, pour cette raison, pile secondaire, mais on le nomme actuellement : accumulateur. Le courant qui en fait un générateur est appelé : accumulateur. Le courant qui en fait un générateur ets appelé courant de charge ; celui qu'il débite est appelé courant de décharge.

 

H.Fraudet / F.Milsant - Cours d'électricité (1965)

 

n°523
 

       - Allez où vous voudrez, mademoiselle, dit madame Vauquer, qui vit une cruelle injure dans le choix qu'elle faisait d'une maison avec laquelle elle rivalisait, et qui lu i était conséquemment odieuse. Allez chez la Buneaud, vous aurez du vin à faire danser les chèvres, et des plats achetés chez les regrattiers.

          Les pensionnaires se mirent sur deux files dans le plus grand silence . Poiret regarda si tendrement mademoiselle Michonneau, il se montra si naïvement indécis, sans savoir s'il devait la suivre ou rester, que les pensionnaires, heureux du départ de mademoiselle Michonneau, se mirent à rire en se regardant.

      - Xi, xi, xi, poiret lui cria le peintre. Allons, houpe là, haoup !

 

Honoré de Balzac - Le père Goriot (1842) - (roman)

 

n°522
 

       Neptune a pour fonction de vivre la transcendance, de la concrétiser. Neptune "sent"  ce qui échappe aux autres, l'au-delà des apparences, l'irrationnel, les vibrations subtiles, les courants qui passent ou non. Neptune est le médium, l'artiste ou le mystique en prise directe  sur l'inconnu, l'invisible, l'universel.

        La carence de R porte à se suffire de ce que l'on ressent, à ne pas avoir nesoin d'exprimer la richesse des perceptions ou à les exprimer autrement que verbalement, à avoir du mal à se polariser sur un objectif précis  et à court terme, à être indifférent au quotidien, au social.

 

Françoise Hardy - Entre les lignes, entre les signes (1986) - (astrologie)

 

n°521
 

       Il ne comprenait pas clairement cette chasse. Il avait attaqué le matin vers quatre heures et demie par le chemin des Romains, il faisait encore noir et très froid. Le brame qui avait dû être incessant pendant la nuit durait encore ; les mugissements répercutés par les échos retentissaient ça et là, se relançant l'un l'autre comme font parfois les aboiements  des chiens dans les villages au coeur de la nuit, déclenchés lorsqu'ils s'apaisent par un aboi vif et clair, toujours le même, comme un signal.

        Le meneur de jeu était le cerf roux, qu'on pouvait situer en haut, beaucoup plus loin que le mirador  où il était la veille, à droite du deuxième fourré et sans doute même à droite du chemin qui montait entre le fourré et la forêt. Il y avait dans son meuglement longuement prolongé sur la plus basse note quelque chose de désespéré.

 

Pierre Moinot - Le guetteur d'ombre (1984) - (roman)

 

n°520
 

        "L'imagination au pouvoir" avait été un des maîtres mots de mai 68. Formule jaillie spontanément du fond même d'une révolte instinctuelle et qui pourtant annonce avec une logique inexorable l'évolution ultérieure du gauchisme, tout tourné qu'il était alors vers des utopies politiques. Dans la mesure, en effet, où le mascaret révolutionnaire, qui avait remonté le courant politique avec une rare impétuosité, se retirait à nouveau, ou voyait se développer une esthétisation progressive du phénomène gauchiste.

           La défaite politique, provisoire peut-être mais néanmoins évidente à l'heure actuelle, se trouve plus que compensée par une victoire de plus en plus nette dans le domaine des arts et des lettres. La domination culturelle de la bourgeoisie et de ses valeurs est ainsi battue en brèche par une contre-culture qui lie la profanation, ou, pour reprendre le terme cher à Herbert Marcuse, la "désublimation" des valeurs artistiques et bourgeoises aux conquêtes d'une imagination redevenue créatrice grâce à l'abandon de critères pré-établis.  

 

Henri Arvon - Le gauchisme (QSJ n°1587-1974)

 

n°519
 

       Il y a dans les lettres deux grandes lignées familiales, la famille egotiste - ou faut-il dire nombriliste? -  et la famille fictionniste. Les premiers ne peuvent parler que d'eux-mêmes. Sous les dehors les plus divers, qu'il s'agisse de Jules César, des cours de la Bourse, de la pluie ou du beau temps, c'est toujours d'eux-mêmes qu'ils nous entretiennent. Ils ne peuvent pas être vraiment romanciers, selon moi, car il n'y a de vrai roman que peuplé de personnages nombreux, différents à la fois les uns des autres et de l'auteur, et dont aucun n'occupe l'avant-scène au point d'éclipser les autres. A cette définition répondent les romans de Balzac, de Hugo, de Dumas, de Zola, et même la Recherche de Marcel Proust. Mais Montaigne, Rousseau, Chateaubriand, et aujourd'hui François Nourissier, qu'ils cherchent ou non à nous donner le change, ne font eux qu'oeuvre égocentrique.

        S'agissant d'André Gide, il ne fait pas de doute que toute son oeuvre ne vise qu'à tenter d'éclaircir et d'épuiser, toujours vainement bien entendu, le mystère de la personnalité d'André Gide. Mais une réserve considérable doit être aussitôt formulée car l'égotisme de Gide ne ressemble nullement à l'égoïsme. Grand bourgeois fortuné, cultivé et esthète, André Gide n'a cessé par une série d'engagements graves de prendre des risques et de compromettre sa réputation, sa liberté et même sa vie pour des causes totalement désintéressées.

 

Michel Tournier - Le vol du vampire (1981) - (essai)

 

n°518
 

       Nous arrivions sur le plateau du jas de Baptiste, et Lili me conduisit sur le bord de la barre, le long de laquelle il avait l'intention de tendre nos pièges. Comme je tenais toujours ma tête baissée, je ne vis pas le payasge, mais mon regard dépassa soudain le bord de l'à-pic, et plongea tout droit dans le vallon.

        A travers les sommets de la pinède inférieure, je vis soudain, dans un espace libre, sur les ramilles sèches, une longue chose jaune et verte, toute ronde, et aussi épaisse que ma cuisse, le long de laquelle glissaient de lentes ondulations. J'ouvris mes yeux si grands que les larmes séchées tiraient la peau de mes pommettes... La chose était aussi longue qu'un homme, et pourtant, sur ma droite, je n'en voyais pas le bout, car elle sortait d'une épaisse broussaille.

 

Marcel Pagnol - Le temps des secrets (1960) - (souvenirs d'enfance)

 

n°517
 

       Bernard est allé voir son ami le Commandant C... , précepteur de S.A.I. Makonen, le jeune frère du prince Asfaou. Je suis seul à la maison lorsque Tageyn arrive. Je considère non sans perplexité ce quadragénaire de bronze poli, ployé en courbettes, dont va dépendre notre succès ou notre échec. C'est un Abyssin. Faut-il se fier ou non à son regard brillant ? Quelles pensées courent derrière le front bas, que presse une toison crépue et courte ?

        Quelle est la sincérité de ce sourire figé qui lui fixe les joues au plissé ? Toute présentation de serviteur à maître en Ethiopie commence par cette séance  de soumission niaise, dont on ne déduit rien. Passé ce premier contact, on peut essayer de serrer l'analyse.

 

François Balsan - Poursuite vers le Nil blanc (1947)

 

n°516
 

       Mais ce soir, non plus, je ne me sens pas en forme. J'ai même du mal à tourner mes phrases. Je parle moins bien, il me semble, et mon discours est moins sûr. Le temps, sans doute. On respire mal, l'air est si lourd qu'il pèse sur la poitrine. Verriez-vous un inconvénient, mon cher compatriote, à ce que nous sortions pour marcher un peu dans la ville? Merci.

        Comme les canaux sont beaux, le soir ! J'aime le souffle des eaux moisies, l'odeur des feuilles mortes qui macèrent dans le canal  et celle, funèbre, qui monte des péniches pleines de fleurs. Non, non, ce goût n'a rien de morbide, croyez-moi. Au contraire, c'est, chez moi, un parti pris. La vérité est que je me force à admirer ces canaux.

 

Albert Camus - La chute (1956) - (récit)

 

n°515
 

       Dès lors, la glace était rompue. Pendant que ma grand-mère allait et venait dans la maison , ma mère me demanda des nouvelles de Paris, me parla de la Comédie, me demanda ce que devenaient des gens qu'elle avait connus autrefois. Je la mis au courant, je potinai, presque brillamment, lui disant tout le bien que je pense des illustres sociétaires, l'amusant par des tas de détails, etc. Je ne cessais pas de me demander, tout en bavardant, ce qu'elle pouvait bien penser de moi.

       Après le dîner, ma grand-mère se couchant pour se reposer de toutes ses veilles avant notre arrivée, ma mère et moi allâmes nous asseoir dans la chambre de Fanny. Il y avait là avec nous la garde et la petite bonne. Ma pauvre tante, qui devait mourir le lendemain, ne cessait pas de gémir, râlant même déjà un peu.

 

Paul Léautaud - Le petit ami (1903) - (souvenirs)

 

n°514
 

       Eux, cependant, n'ont regardé d'abord que passagèrement entre leurs paupières qu'ils n'ouvrent qu'à demi, sous leurs couvertures, tournés vers le mur, encore serrés l'un contre l'autre, dans les deux lits ; ils voient le jour, puis ils ne veulent plus le voir et ne le voient plus, puis le voient de nouveau ; ils voient que le soleil est venu, qu'il entre ; ils ne veulent plus voir le soleil, ils n'osent pas, ils y sont forcés. Et, Clou, là-bas, pendant ce temps, toujours :

       " Venez m'aider... Il n'y a personne. Il n'est pas là... Je vous assure qu'il n'est pas là. " Pendant qu'ils font encore un essai, ouvrent les yeux tout grands, tournent la tête, voient le beau jour, se voient l'un l'autre...

 

C.-F. Ramuz - La grande peur dans la montagne (1925) - (roman)

 

n°513
 

       De son côté, le baron, admirant dans Mme Marneffe une décence, une éducation, des manières, que ni Jenny Cadine, ni Josépha, ni leurs amies ne lui avaient offertes, s'était épris pour elle, en un mois, d'une passion de vieillard, passion insensée, qui semblait raisonnable. En effet, il n'apercevait là ni moquerie, ni orgies, ni dépenses folles, ni dépravation, ni mépris des choses sociales, ni cette indépendance absolue qui, chez l'actrice et chez la cantatrice, avaient causé tous ses malheurs. Il échappait également à cette rapacité de courtisane comparable à la soif du sable. Mme Marneffe, devenue son amie et sa confidente, faisait d'étranges façons pour accepter la moindre chose de lui.

 

Honoré de Balzac - La cousine Bette (1846) - (roman)

 

n°512
 

       On ne pourrait exactement fixer la date à laquelle le Jeu de Dés fit son apparition sur le globe terrestre. Homère en parle dans l'Odyssée et on a retrouvé dans des cercueils égyptiens antérieurs de deux siècles au chantre d'Ulysse, de petits cubes d'ivoire, percés de trous, qui font remonter le Jeu de Dés aux premiers jours de la civilisation.

        La tunique sans couture du Christ fut jouée aux dés par les soldats qui montaient la garde près de la croix. Au Moyen- Age, les dés furent en honneur et le métier de "décier" (fabricant de dés) passait pour être fort lucratif. Il y eut même, dans les grandes villes, des Académies ou Ecoles de Jeux de Dés appelées Scholae deciorum .

 

Pierre Manaut - Les Jeux de Dés (1953)

 

n°511
 

       Les sentences de la Cour suprême des Etats-Unis ont force de loi sur l'ensemble du territoire, mais pour cette décision, la Cour a été divisée (cinq juges contre quatre) et fragmentée, à tel point que les neuf juges ont expliqué leur propre opinion et leur vote à la suite  de la sentence : les quatre juges nommés par le président Nixon votèrent contre l'abolition, alors que les cinq autres juges, pour l'abolition, ne partageaient pas des vues identiques  puisque deux seulement étaient favorables à l'abolition totale.

        Ces dissensions laissent une certaine latitude au Congrès et surtout aux Etats pour revenir sur cette décision. En fait, la Cour suprême ne s'est pas prononcée sur le principe de la peine de mort, mais sur la manière arbitraire et disparate dont elle était appliquée dans les différents Etats. Et, une fois la décision rendue, un mouvement en faveur de la peine capitale soutenue par le président Nixon réapparut. 

 

Laurence Thibault - La peine de mort en France et à l'étranger (1977) - (dossier)

 

 

 

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