MAGALMA

 

LECTORIUM

 

 

 

Encore la boîte du bouquiniste ou le carton du libraire d'occasions. Tous genres et éditions pêle-mêle, c'est  l'éclectisme assuré. Un livre au hasard qu'on ouvre à une page plus ou moins quelconque et cette courte lecture qui s'ensuit, généralement de quelques lignes tout au plus. Curieux ou pas mal...Au fait de qui est-ce ? Alors en le refermant on regarde sur la couverture le nom de l'auteur et le titre de l'ouvrage. (Ici ces derniers, dans un même esprit et pour inciter peut-être aux devinettes, ne sont dévoilés que le lendemain).

 

 

Page  11  

 

 

n°330
 

       Je suis là, assis à ma table et prêt à écrire, mais les mots me font peur. Je m'efforce de rester calme, pourtant je me sens sur le point de céder à un tremblement nerveux. J'ai le dos tourné à ma fenêtre. Depuis mon entrée chez moi, j'évite d'y porter le regard. Je n'ose le diriger vers la fenêtre d'en face . Est-elle en train de m'y épier ?

        L'évènement est là, entre mes mains, comme un bloc sans faille. Il serait bon de trouver la moindre aspérité à laquelle accrocher une réfutation. Mais rien de tout cela ne peut être réfuté. Voyons les faits : cet après-midi, je me suis rendu à l'immeuble d'en face et j'ai interrogé la concierge.

 

Alain Dorémieux - Mondes interdits (1967) - (roman)

 

n°329
 

       Nous touchons ici au point essentiel du débat. Dans les cas où la reconnaissance est attentive, c'est-à-dire où les souvenirs-images rejoignent régulièrement la perception présente, est-ce la perception qui détermine mécaniquement l'apparition des souvenirs, ou sont-ce les souvenirs qui se portent spontanément au-devant de la perception ?

 

Henri Bergson - Matière et Mémoire - (1939) - (philosophie)

 

n°328
 

       Il y avait une fois un prince qui voulait épouser une princesse, mais une princesse véritable. Il fit donc le tour du monde pour en trouver une, et, à la vérité, les princesses ne manquaient pas ; mais il ne pouvait jamais s’assurer si c’étaient de véritables princesses ; toujours quelque chose en elles lui paraissait suspect. En conséquence, il revint bien affligé de n’avoir pas trouvé ce qu’il désirait.

        Un soir, il faisait un temps horrible, les éclairs se croisaient, le tonnerre grondait, la pluie tombait à torrent ; c’était épouvantable ! Quelqu’un frappa à la porte du château, et le vieux roi s’empressa d’ouvrir.

 

H.C. Andersen - La princesse sur un pois - (conte)

 

n°327
 

       Lorsqu'un esprit attentif et ouvert a parcouru, dans les manuels classiques, le cycle ordinaire des chapitres relatifs au premier et au second degré, il est rare qu'il n'éprouve ni étonnement, ni dépit du blocage brusque qui l'arrête au seuil même du troisième degré.

        Si les fonctions et équations cubiques constituent un champ clos réservé, pourquoi ne pas dire tout net qu'elles ne rentrent pas dans le cadre normal des mathématiques élémentaires ? Il est vrai, sans doute, que le troisième degré s'étend sur le triple domaine algébrique, géométrique et trigonométrique, de sorte que cette position à cheval  qui, du seul point de vue scientifique, n'est pas sans intérêt, explique la difficulté d'en introduire l'étude.

 

Le Docteur Devauchelle - Résolution des équations cubiques (1926) - (mathématiques)

 

n°326
 

        Il est bien des vices, Fuscinus, bien des vices déshonorants et capables de flétrir à jamais les plus heureux caractères, que les parents eux-mêmes enseignent et transmettent à leurs enfants. Si le père a la passion du jeu, son fils, portant encore la bulle, remue déjà le dé dans un petit cornet. Et cet autre, qu'espérer de lui, quand il aura appris d'un dissipateur à barbe grise, son maître en gourmandise, l'art de préparer les truffes et d'accommoder à la même sauce les champignons et les bec-figues ? A peine la septième année de cet enfant sera-t-elle écoulée, n'eût-il pas encore renouvelé toutes ses dents, missiez-vous à ses côtés cent précepteurs austères, il n'en soupirera pas moins après une table délicate, et ne consentira jamais à dégénérer de la cuisine paternelle.

 

Juvénal (1er/2éme s. ap.)  - Satire XIV 

 

n°325
 

       Au jour fixé, nous quittâmes la maison, et nous arrivâmes le soir à Malaucène, lieu situé au pied de la montagne, du côté du nord. Nous y restâmes une journée, et aujourd’hui enfin nous fîmes l’ascension avec nos deux domestiques, non sans de grandes difficultés, car cette montagne est une masse de terre rocheuse taillée à pic et presque inaccessible. Mais le poète a dit avec raison : un labeur opiniâtre vient à bout de tout. La longueur du jour, la douceur de l’air, la vigueur de l’âme, la force et la dextérité du corps, et d’autres circonstances nous favorisaient. Notre seul obstacle était dans la nature des lieux.

        Nous trouvâmes dans les gorges de la montagne un pâtre d’un âge avancé qui s’efforça par beaucoup de paroles de nous détourner de cette ascension. Il nous dit que cinquante ans auparavant, animé de la même ardeur juvénile, il avait monté jusqu’au sommet, mais qu’il n’avait rapporté de là que repentir et fatigue, ayant eu le corps et les vêtements déchirés par les pierres et les ronces. Il ajoutait que jamais, ni avant ni depuis, on n’avait ouï-dire que personne eût osé en faire autant.

 

Pétrarque (1304-1374) - L'ascension du Mont Ventoux - (nouvelle)

 

n°324
 

        Ceux qui savent s’observer eux-mêmes et qui gardent la mémoire de leurs impressions, ceux-là qui ont su, comme Hoffmann, construire leur baromètre spirituel, ont eu parfois à noter, dans l’observatoire de leur pensée, de belles saisons, d’heureuses journées, de délicieuses minutes. Il est des jours où l’homme s’éveille avec un génie jeune et vigoureux. Ses paupières à peine déchargées du sommeil qui les scellait, le monde extérieur s’offre à lui avec un relief puissant, une netteté de contours, une richesse de couleurs admirables. Le monde moral ouvre ses vastes perspectives, pleines de clartés nouvelles.

          L’homme gratifié de cette béatitude, malheureusement rare et passagère, se sent à la fois plus artiste et plus juste, plus noble, pour tout dire en un mot. Mais ce qu’il y a de plus singulier dans cet état exceptionnel de l’esprit et des sens, que je puis sans exagération appeler paradisiaque, si je le compare aux lourdes ténèbres de l’existence commune et journalière, c’est qu’il n’a été créé par aucune cause bien visible et facile à définir.

 

Charles Baudelaire (1821-1867) - Le goût de l'infini - (nouvelle)

 

n°323
 

        Pendant un jour, beaucoup d’hommes en chairs et en os avaient remué beaucoup d’hommes en livres.
        Ces derniers étaient tirés de leur coin où parfois, ils reposent en quiétude grande, montrant pour visage, leur dos où est leur nom.
         Puis ensuite, leurs corps ouverts sur un tapis, sous le souffle du jeune et du vieux, mal touchés de certaines mains, disséqués par des regards ; leurs corps demandaient merci aux heures qui sonnaient lentes.
         Enfin le moment qui devait les remettre en place arriva, et les hommes en chairs et en os dirent adieu aux hommes en livres.

 

Xavier Forneret (1809-1884) - Rien  - (nouvelle)

 

n°322
 

       Nous n'irons plus au bois, les lauriers sont coupés.
Les Amours des bassins, les Naïades en groupe
Voient reluire au soleil en cristaux découpés
Les flots silencieux qui coulaient de leur coupe.
Les lauriers sont coupés, et le cerf aux abois
Tressaille au son du cor; nous n'irons plus au bois,
Où des enfants charmants riait la folle troupe
Sous les regards des lys aux pleurs du ciel trempés,
Voici l'herbe qu'on fauche et les lauriers qu'on coupe.
Nous n'irons plus au bois, les lauriers sont coupés.

 

Théodore de Banville (1823-1891)- Nous n'irons plus aux bois - (poésie)

 

n°321
 

       Il ne faudrait pas tout de même conclure que de servir Yubelblat ça n'apprenait pas certaines choses.... Je parle du domaine scientifique, de la médecine appliquée, des arts sanitaires et de l'hygiène... Il connaissait, le petit sagouin, tous les secrets du métier. Il avait pas son pareil pour dépister l'entourloupe, pour percer les petits brouillards dans les recoins d'un rapport.

       Il aimait pas les fariboles, fallait qu'on lui ramène des chiffres... rudement positifs... de la substance contôlable, pas des petites suppositions... des conjectures aventureuses, des élégants subterfuges... des fins récits miragineux... ça ne passait pas... des chiffres d'abord ! et avant tout ! ... Les sources !... les recettes du budget :...avant les dépenses !... Des faits basés sur des " espèces " ... en dollars ... en livres si possible... Pas des " courants d'air " !

 

Louis-Ferdinand Céline - Bagatelles pour un massacre (1937) - (pamphlet)

 

n°320
 

      

       Un mercredi matin, Tim s’aperçoit qu’il n’a plus aucune chaussette propre dans son placard. Ses parents déjà partis au travail, il doit se débrouiller tout seul. Pas question de porter ses baskets neuves à même la peau ! Il saisit aussitôt masque et tuba et plonge dans son tas de linge sale à la recherche de chaussettes encore vivantes. Cinq couples sont remontés à la surface. Un peu raidies par la crasse, elles ont quand même conservé leur couleur d’origine. Tim se dirige vers le lave-linge et jette les dix chaussettes dans le tambour béant. Le programme court sera sûrement suffisant pour les remettre sur pied. C'est la première fois qu'il manipule tous ces boutons et ne connaît pas la malice dont sont capables ces machines redoutables.
        Vingt minutes de tourbillon plus tard, le cycle semble terminé. Notre héros surexcité plonge sa main fébrile dans la gueule humide de la bête. Et là : incroyable mais vrai, seules huit chaussettes sont retrouvées.

 

Pascale Dehoux - Disparition (2010) - (littérature jeunesse)

 

n°319
 

       Oh ! les cimes des pins grincent en se heurtant
Et l’on entend aussi se lamenter l’autan
Et du fleuve prochain à grand’voix triomphales
Les elfes rire au vent ou corner aux rafales
Attys Attys Attys charmant et débraillé
C’est ton nom qu’en la nuit les elfes ont raillé
Parce qu’un de tes pins s’abat au vent gothique
La forêt fuit au loin comme une armée antique
Dont les lances ô pins s’agitent au tournant
Les villages éteints méditent maintenant
Comme les vierges les vieillards et les poètes
Et ne s’éveilleront au pas de nul venant
Ni quand sur leurs pigeons fondront les gypaètes.

 

Guillaume Apollinaire (1880-1918) - Le vent nocturne - (poésie)

 

n°318
 

        Ah ! celle là pourra resservir. Je crois que ce sera la dernière fois par exemple. Allons, nettoie, lave, brosse, frotte, savonne. Qui l’eut dit il y a cinq ans lorsque j’étais au séminaire. Ah ! misérable créature, qu’as-tu fait de moi ! Pourquoi le Ciel a-t-il voulu que je rencontrasse cette maudite petite blanchisseuse qui repassait alors mes surplis, et, grâce à laquelle j’en suis réduit maintenant à repasser des capotes. Sale métier, va ! les femmes, jusqu’où nous font-elles tomber !... Je ne pourrai jamais détacher celle là. Il est vrai qu’elle est encore plus bas que moi. Ah ! Raphaële, elle vit là dedans, sans remords et sans regret du passé. Et je l’aime toujours pourtant... En voilà une que j’ai oubliée. J’ai des distractions aujourd’hui. Malheureux Crête de Coq ! Elles m’ont nommé Crête de Coq, les gueuses. S’appeler Crête de Coq, quand je devrais aujourd’hui m’appeler l’Abbé Lecoq ! Ah ! les femmes, les femmes !

 

Guy de Maupassant - A la feuille de rose, maison turque (1875) - (théâtre)

 

n°317
 

       "Et alors même que Crainquebille aurait crié : " Mort aux vaches ! " il resterait à savoir si ce mot a, dans sa bouche, le caractère d'un délit. Crainquebille est l'enfant naturel d'une marchande ambulante, perdue d'inconduite et de boisson, il est né alcoolique.  Vous le voyez ici abruti par soixante ans de misère. Messieurs, vous direz qu'il est irresponsable. "

          Maître Lemerle s'assit, et M. le président Bourriche lut entre ses dents un jugement qui condamnait Jérôme Crainquebille à quinze jours de prison et cinquante francs d'amende. Le tribunal avait fondé sa conviction sur le témoignage de l'agent Matra.

 

Anatole France - Crainquebille (1922) - (nouvelle)

 

n°316
 

       Si un escabeau, et cela serait bien préférable, ne peut être mis par la deuxième sorcière, c'est à dire dès maintenant la suivante de Lady Duncan, derrière Lady Duncan pour qu'elle y monte, Lady Duncan pourra faire quelques pas vers la droite où se trouvera un escabeau sur lequel elle monte, à reculons et progressivement, lentement,  dans toute sa majesté.

       La suivante portera la traîne de Lady Duncan, Lady Duncan toujours enveloppée dans cette sorte d'aura.

       Macbett se lèvera et se jettera de nouveau aux pieds de Lady Duncan. 

       (didascalies)

Eugène Ionesco - Macbett (1972) - (théâtre)

 

n°315
 

       Vous serez le " popotier " déclara le Colonel, s'adressant à Baraton, lieutenant de réserve rappelé à l'activité à l'occasion du remue-ménage européen.

         - Bien, mon colonel !  répondit Baraton avec déférence et discipline, mais l'âme pleine d'appréhensions. Etre popotier dans des conditions pareilles, c'est désespérant. Sans aucun ustensile de cuisine, sans pratique, sans recettes, peut-on essayer de nourrir ses semblables ?

        Le colonel vit-il la gravité du cas et le choc intérieur que procurait cette décision à son subordonné ? Cela est dans le domaine du possible... en tous cas il ajouta :

         - Provisoirement !

        Mais Baraton se méfiait des situations provisoires.

 

Georges Bonnamy - L'état-major s'en va-t-en guerre (1941) - (roman)

 

n°314
 

       Il était toujours sensible, tout d'abord, à l'effet de la pointe acérée de sa canne sur le vieux dallage en marbre du hall, de grands carrés noirs et blancs qui faisaient, se rappelait-il, l'admiration de son enfance, et avaient développé en lui, il s'en apercevait à présent, une conception précoce du style.

        Cet effet était le vague cliquetis à répercussions, comme d'une cloche lointaine suspendue qui sait où ? dans les profondeurs de la maison, du passé, de cet autre monde mystique qui eût pu fleurir pour lui s'il ne l'avait, pour le meilleur ou le pire, abandonné.

 

Henry James - Le coin plaisant (1908) - (nouvelle)

 

n°313
 

       Du cycle suivant, on ne connait qu'un petit nombre de sédiments. Qu'il faille en chercher la cause dans un phénomène postérieur  d'érosion ou qu'il y ait eu réellement peu de dépôts, cela est difficile à établir d'une façon positive. Par contre, les formations granitiques et les produits volcaniques revêtent une très grande importance.

        C'est au cours de ce cycle, en effet, que se formèrent les grandes masses des granites rapakivi. Ceux-ci sont caractérisés par de grands cristaux  de feldspath de forme arrondie, qui, en s'effritant, forment une bordure blanche. Des blocs, grands et petits, ont été transportés en grandes quantités lors de la période glaciaire.

 

Van der Vlerk / Kuenen - L'Histoire de la Terre (1961)

 

n°312
 

       Je conçois, à la rigueur, qu'un touriste ayant passé un siècle ou deux loin d'un pays ne soit pas autrement surpris de trouver, à son retour, des décombres et des ruines où il avait jadis contemplé de somptueux palais; mais tel n'était pas mon cas.

       Après une absence de cinq ou six mois, je ne fus pas peu stupéfait de rencontrer, à l'un des endroits de la côte qui m'étaient les plus familiers, un manoir en pleine décrépitude, un vieux manoir féodal que j'étais bien sûr de ne pas avoir rencontré l'année dernière, ni là ni ailleurs.

       Mon flair de détective  m'amena à penser  que ces ruines étaient factices  et de date probablement récente.

 

Alphonse Allais - A l'oeil (1921)

 

n°311
 

       Cependant, si l'Etat mamelouk devient progressivement la proie des faiblesses internes qui ont sapé le pouvoir des dynasties musulmanes successives, il conserve intactes les frontières que lui ont données Beibars et Qalaoum grâce à leurs victoires sur les Mongols et les Croisés.

        Cette stabilité relative ne signifie pas que le statu quo se soit généralisé dans tout l'Orient. Le centre de l'Asie apparaît toujours comme un réservoir inépuisable de peuples nomades dont les incursions peuvent se reproduire à tout moment.

 

René Kalisky - Le monde arabe (1968)

 

n°310
 

       Pauvre enfant pâle, pourquoi crier à tue-tête dans la rue ta chanson aiguë et insolente, qui se perd parmi les chats, seigneurs des toits ? Car elle ne traversera pas les volets des premiers étages, derrière lesquels tu ignores de lourds rideaux de soie incarnadine.

        Cependant, tu chantes fatalement, avec l'insistance tenace d'un petit homme qui s'en va seul par la vie et, ne comptant sur personne, travaille pour soi. As-tu jamais eu un père ? Tu n'as pas même une vieille qui te fasse oublier la faim en te battant quand tu rentres sans un sou.

 

Stéphane Mallarmé - Anecdotes ou Poèmes (1887)

 

n°309
 

       - Tiens, salaud ! Tiens, bandit ! (Elle le frappe) Tiens ! Tu leur as tout expliqué, hein ? Tout ! Aménophis IV, le poison des Borgia, la traite des blanches, hein ? Tout ! Mais ce que tu ne leur as pas dit, ce que tu as étouffé, c'est pourquoi je me suis rasé...pourquoi je me suis rasé la moitié de la tête...Adieu, crapule ! (Elle sort. On l'entend descendre à toutes jambes.) 

       - Partie ? Qu'elle aille au diable ! Enfin, c'est assez juste, pourquoi s'est-elle?... On ne le saura jamais.

 

Roger Vitrac - Le coup de Trafalgar (1934) - (théâtre)

 

n°308
 

       Le soir tombait ; Jacques hâta le pas ; il avait laissé derrière lui le hameau de Jutigny et, suivant l'interminable route qui mène de Bray-sur-Seine à Longueville, il cherchait, à sa gauche, le chemin qu'un paysan lui avait indiqué pour monter plus vite au château de Lourps.

        La chienne de vie ! murmura-t-il, en baissant la tête ; et désespérément  il songea au déplorable état de ses affaires. A Paris, sa fortune perdue par suite de l'irrémissible faillite d'un trop ingénieux banquier ; à l'horizon, de menaçantes files de lendemains noirs ; chez lui, une meute de créanciers, flairant la chute, aboyant à sa porte avec une telle rage qu'il avait dû s'enfuir.

 

J-K Huysmans - En rade (1887) - (roman)

 

n°307
 

       Il y avait une fois une petite femme rudement gentille et qui avait oublié d'être bête, je vous en fiche mon billet. Son mari, lui était laid comme un pou, et bête comme un cochon.

        Les sentiments que la petite femme nourrissait à l'égard de son mari n'auraient pas suffi (pour ce qui est de la température) à faire fondre seulement deux liards de beurre, cependant que lui se serait, pour sa petite femme, précipité dans ls flammes ou dans l'eau sur un signe d'icelle.

         Des faits de telle nature sont, d'ailleurs, fréquemment constatables en maint ménage contemporain.

 

Alphonse Allais (1854-1905) - A la une !  - (contes et nouvelles)

 

n°306
 

       Partir avant le jour, à tâtons, sans voir goutte,
Sans songer seulement à demander sa route ;
Aller de chute en chute, et, se traînant ainsi,
Faire un tiers du chemin jusqu'à près de midi ;
Voir sur sa tête alors s'amasser les nuages,
Dans un sable mouvant précipiter ses pas,
Courir, en essuyant orages sur orages,
Vers un but incertain où l'on n'arrive pas ;
Détrempé vers le soir, chercher une retraite,
Arriver haletant, se coucher, s'endormir :
On appelle cela naître, vivre et mourir.
La volonté de Dieu soit faite !

 

(Jean-Pierre Claris de) Florian (1755-1794) - Le voyageur - (fable)

 

n°305
 

       Quand un macrophage rencontre un lymphocyte, quand un fibroblaste rencontre une cellule mélanocytaire, on aimerait bien savoir pourquoi ils trouvent à échanger des informations. Mettre en avant les récepteurs de membrane, connaître que ce sont essentiellement des sucres, que l'acide sialique tient un grand rôle est important mais répond au " comment ? ". Se demander pourquoi ils le font, au nom de quelle force de vie, dépasse et dépassera sans doute toujours les capacités humaines, mais saisir les grandes " relations " qui conditionnent les rapports des entités vivantes entre elles reste du domaine du possible.

 

Pr Jean-Paul Escande - La deuxième cellule (1983)

 

n°304
 
     

          Quand le soleil, à midi, tombe d’aplomb, les ombres bleuissent, les herbes allumées dorment dans la chaleur, tandis qu’un frisson glacé passe sous les feuillages.

Et c’était là que le moulin du père Merlier égayait de son tic-tac un coin de verdures folles. La bâtisse, faite de plâtre et de planches, semblait vieille comme le monde. Elle trempait à moitié dans la Morelle, qui arrondit à cet endroit un clair bassin. Une écluse était ménagée, la chute tombait de quelques mètres sur la roue du moulin, qui craquait en tournant, avec la toux asthmatique d’une fidèle servante vieillie dans la maison. Quand on conseillait au père Merlier de la changer, il hochait la tête en disant qu’une jeune roue serait plus paresseuse et ne connaîtrait pas si bien le travail ; et il raccommodait l’ancienne avec tout ce qui lui tombait sous la main, des douves de tonneau, des ferrures rouillées, du zinc, du plomb. La roue en paraissait plus gaie, avec son profil devenu étrange, tout empanachée d’herbes et de mousses.

 

Emile Zola - L'attaque du moulin (1880) - (nouvelle)

 

n°303
 
          

          Aux portières le paysage déroulé lui précise dans le souvenir les heures de ce même voyage fait naguère avec elle. Son oncle était venu le chercher à l'Ecole militaire après les examens de sortie, et, durant ce voyage, elle lui était apparue ainsi qu'une âme extraordinaire, instruite en toutes les sciences et portant sur le monde des jugements inattendus.

– Oui, répond le commandant, des jugements inattendus. Elle a tout étudié, n'est-ce pas, recluse dans ce fort où l'attache la situation de son père... Il n'y a plus un mur, chez elle, qui ne soit tapissé de livres...

– Voici le centre de notre patrie, mon commandant, vous l'a-t-elle appris...

– Le coeur de notre république du Nord? Voyez, comme il monte, ce sol, vers le pâle firmament de brumes. Il recouvre, peu à peu, sur l'horizon les tours fumantes des distilleries et des forges.

 

Paul Adam - Le conte futur (1893) - (nouvelle)

 

n°302
 

       Il y a plusieurs catégories de gens : ceux qui se posent les questions, qui ne trouve pas de réponse et qui se résignent à ne savoir ni d'où ils sont venus ni où ils vont ; il y a ceux qui ne se posent aucune question, qui vivent bien, peut-être parce qu'ils ont inconsciemment la réponse ; il y a ceux qui se posent la question, qui ont trouvé, qui ont leur réponse ; enfin il y a ceux qui se posent la question et ne peuvent y répondre. Je fais partie de cette catégorie. A mon âge il est bien tard pour espérer de répondre. Que suis-je venu faire ici ? Je n'y comprends rien.

 

Eugène Ionesco - Journal en miettes (1967)

 

n°301
 

       Je retournai dans le bureau de Mark Ambient, heureux d'avoir devant moi une heure de tranquillité pour examiner sa bibliothèque. Les fenêtres donnaient sur le jardin, et le calme ensoleillé, la douce lumière de l'été anglais avaient envahi la pièce, sans en avoir complètement chassé la riche atmosphère sombre et tamisée qui était inséparable de son charme et qui flottait autour des rayons pleins de livres dont les vieilles reliures de cuir exhalaient les effluves d'une culture rare, et aussi dans les espaces plus lumineux où médailles, estampes et miniatures ornaient les murs tapissés de tissus fanés.

 

Henry James - L'auteur de "Beltraffio" (1900) - (nouvelle)

 

 

 

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