TOM REG    "Mini-contes drolatiques et déroutants"     page 19 

 

 

n° 212             Lunettes et gnomons  ( ou  Les étoiles au fond du jardin )

                          "Le système solaire". Club amical d'ados. Etoiles et conjonctions.

                           Un groupe de lycéens décide de fonder un club d'astronomie...Une atmosphère étrange s'installe, à la limite du curieux et du peu commun, du sournois et de l'habituel, de la noirceur des jours et de la clarté des nuits...Le responsable en est un élève de Mathématiques Spéciales, qui ne contribue pas à éclaircir les mystères de la Création, de la Relativité des choses en particulier ni même de l'Expansion des systèmes en général !

                           Dès la tombée du jour, on voit des parents, essayant de rencontrer le responsable, en profiter pour lorgner et tourner autour de ce que l'on prend généralement pour le lieu de réunions des séances du club. Mais rien n'est moins sûr et cette activité apparaît à certains comme extrêmement douteuse ou au moins problématique...On ne voit jamais personne, tout est noir tout le temps, à part quelques lumières qui scintillent vaguement dans le lointain et encore les nuits claires seulement, sinon on ne voit rien, jamais rien ! Dit-on.

     Les parents d'élèves sont très perplexes. On assiste à une entrevue d'une mère avec celui qui passe pour l'animateur-fondateur de ce club un rien fantomatique :

                       -"La connaissance de l'univers est tellement indispensable de nos jours"  minaude la mère de famille qui aimerait tant pouvoir assister, ne serait-ce qu'une fois, à une séance du club...mais à une vraie séance éprouve-t-elle le besoin de préciser, ou au moins entrevoir un peu les choses, apercevoir quelque chose moi aussi...voyez ? Et surtout comment nos enfants se débrouillent pour...enfin se comportent quoi, devant tant de...réagissent ! Voilà c'est le mot, leur réaction face à l'innommable, l'insondable...Et puis ce lieu où tout cela se passe...et... surtout, de là où vous êtes, voit-on tout ? D'où vous vous tenez tous, est-ce qu'on voit vraiment bien ? Comment faites-vous ?

                      -"C'est, madame, l'apanage des vrais amateurs passionnés..."

                             Il faut dire que pas mal de temps a déjà passé à ce moment-là et que notre jeune élève-fondateur certes très matheux mais n'ayant pu se résoudre à orienter une bonne fois pour toutes ses capacités intrinsèques supérieures dans une direction donnée (il s'était tout bonnement révélé incapable de remplir correctement un seul formulaire d'inscription à un concours)  avait dû se rabattre sur le Centre de Formation des Régisseurs de Lycées dont il était sorti avec le titre d'Econome de Première Classe...Ce qui ne l'a nullement détourné de sa vocation initiale, son fameux club dont il a repris on ne savait plus très bien étant donné qu'on ne voyait jamais rien, que c'était noir tout le temps, si c'était l'idée seulement ou bien l'encadrement effectif de cette activité de groupe dont on avait encore du mal à localiser avec précision seulement le lieu réel des séances...

                        -"Tourniez, disiez-vous ?

                        -"Mais oui monsieur l'Econome, depuis des mois avec mon mari des fois, ou même des voisins, en disant que nous venons sans doute pour une exposition, nous essayons de voir, de savoir, en tournant tout simplement autour de cette sorte de cabane qui est au milieu de la cour si ce ne serait pas là, qui sait, que tout se passerait...

                         -"Grands dieux non, pas du tout, c'est une ancienne resserre à chocolat qui ne comporte aucune ouverture, comment voulez-vous que nous puissions là-dedans nous comporter décemment pour voir les astres ? De plus elle ne ferme pas à clef et ne dispose d'aucun accès à un sous-sol !

                         -"Ah justement monsieur le sous-intendant, comment vous y prenez-vous pour voir toutes ces choses, ces galaxies à filaments, ces nébuleuses encoquillées dont nous a parlé notre fils, pour les leur montrer, sans que rien, absolument rien, ne transparaisse au dehors ? Pas un mouvement de toute la nuit, pas le plus petit fil d'ampoule, tout au plus, au fond quelquefois, une incandescence noire, ou même noirâtre paraît-il ! Et ce n'est pas chauffé je crois ?

                         -"C'est le privilège, madame, sans cesse reconduit, des vieux garçons près de leurs sous...

                         -"Je n'y comprends rien...On nous avait pourtant assurés qu'ici avec vous notre fils était en sécurité ! Mais l'avez-vous vu seulement une fois ? Une seule fois, vraiment vu ? Et puis cela forme-t-il un groupe ? A quelle heure vous séparez-vous si par hasard vous vous rencontrez ? L'instrument vous appartient-il ? Minuit est-elle votre dernière heure ?... N'avez-vous jamais rien fait pour le retrouver notre enfant ?  Pour le trouver ?

                         -"Il aimait la Couronne et la Lyre, comme moi à son âge, et la Tête de Cheval dans sa fumée...

                         -"Vous étiez faits pour vous rencontrer ! Pourquoi n'y a-t-il jamais personne ? Avait-il un plan de l'endroit le tout premier jour ou bien l'indication"Venir avec lampe de poche" était-elle jugée suffisante ?

                         -"De toute façon je ne l'aurais sûrement pas reconnu,  je ne le connaissais pas et ne l'aurai finalement jamais connu ! Mais que voulez-vous au juste finalement ?

                         -"Je voudrais voir le véritable lieu de réunion du club. L'authentique !

                         -"Très bien madame, je vous y conduis. C'est au fond du jardin. Pardon, après vous... Allez de l'avant, je vous rattraperai...C'est pour les lunettes et les gnomons que je me fais du souci ! "

 

 

n° 213                Dis-donc Aristote !  ( ou  Des dinosaures de retard )   

                         Idusmée Platouche-Irkois passe quasiment tout son temps (et donc forcément aussi un peu  celui des autres par analogie ou une lointaine exemplarité) à revisiter les plus grands auteurs anciens. Et il n'a pas tardé à s'apercevoir, notre incroyable Idusmée (incroyable en raison de son prénom uniquement  car son nom on s'y habitue très bien et lui-même est très quelconque, très "m'as-tu vu sur mon ponton?") qu'aussi grands, talentueux, géniaux ont pu se montrer ces immenses savants-philosophes du passé, il est lui Platouche (ou est-ce Irkois?), malgré son absence totale non seulement de génie mais même du plus petit talent, de la plus modeste compétence en quoi que ce soit, bien supérieur à ces grands maîtres ! 

                          Absolument ! C'est que notre Irkois boudeur (autre aspect de ce curieux artiste, toujours plus ou moins à frimer sur son ponton ainsi que nous l'avons vu) avec son petit bagage intellectuel de bipède moyen du vingtième siècle, il en sait beaucoup plus que ces vieilles barbes surannées et pontifiantes sur leurs socles de marbre ou tronqués en piédouches au parc de Versailles ou sur les planches sépias des Larousse illustrés, beaucoup plus sur les choses, le monde en général et l'univers en particulier !

                           Et par exemple, beaucoup plus au fait, sans avoir étudié cela précisément, de la structure ou de la formation de l'univers, de notre apparition et de notre évolution, ferré à bloc sur la disparition des dinosaures...Les dinosaures ! Les génies antiques, les Aristote et compagnie ne savaient même pas ce que c'était, que cela avait existé ! Et bien d'autres choses encore qui relèvent à présent du bagage culturel de tout un chacun regardant un tant soit peu à la télévision, entre deux séries à multiples saisons et la publicité, de temps à autre un magazine scientifique ou présenté comme tel.

                           De fait et même vu sous cet angle de grande diffusion assez médiocre (parfois qualifiée de soupe populaire de la culture) tous les grands savants du passé feraient figure d'ignares au regard  de la simple culture générale actuelle ! Evidemment, plus on se rapprocherait de notre époque et moins ces illustres penseurs se révèleraient de ce point de vue-là insuffisants ou stupides...

                           Et notre Idusmée (quand on   pense que ça se prononce aussi Langlois!) d'imaginer des dialogues entre eux sur la structure de l'Univers, les secrets de la vie, l'orientation des molécules, les quaternions, les espaces doubles, la mémoire de l'eau, l'oubli du vin et autres roubignoles...

                           Ainsi Newton explique à Aristote, au vu de ses dernières découvertes, le monde et la nature, et le traite d'abruti pour ses vues sur la cause des nuages et l'inversion des pluies où il a tout faux ! (Seulement Newton à son tour va devoir subir les remontrances d'un Herschel ou d'un Poincaré qui sous peu l'accuseront d'avoir fait les choses à moitié mais qui eux aussi ne vont pas tarder à se faire tirer les oreilles par Albert pour leur manque de sens du relatif en général et de la relativité en particulier !)

                           Après quoi l'on voit Laennec s'en prendre vertement à Hippocrate, Jussieu à Parmidor et Bach à Orphée ! Mais Idusmée sait que lui aussi avec son modeste bagage et son tout petit cerveau aurait pu en remontrer même à Copernic qui ignorait par exemple les trous noirs ou simplement l'existence des galaxies ou de Pluton et à encore nombre de ses confrères qui le précédèrent ou le suivirent et qui aux yeux soudain embués et rêveurs de notre Langlois avaient eux aussi, et sans qu'on puisse vraiment le leur reprocher, des dinosaures de retard !         

 

n° 214              Une pénombre pâteuse  ( ou Chez les Lapère )

                           Les deux Lapère (qui n'en font une qu'à peu près et à condition de les joindre ou de les rejoindre), tous les soirs, après dîner, regardent l'immeuble en face de chez eux, une grande façade avec des centaines de fenêtres, certaines commençant à s'allumer, les autres comme s'engluant dans une pénombre pâteuse...

                           Ils s'installent dans leurs fauteuils, monsieur Lapère a des jumelles. Il semble scruter du mieux qu'il peut les appartements d'en face, passant d'une façon régulière, tout au bord du fauteuil, d'une fenêtre éclairée à une autre après un examen méticuleux de la précédente qui le laisse un peu tendu et le bout de la langue pincé entre les lèvres.

                      -"Tu ne vois pas mon sac ?" lui demande sa femme, assise du bout des fesses au bord de son fauteuil elle aussi,  penchée en direction de la façade qu'elle scrute d'un œil perçant et anxieux d'on ne sait quoi...

                      -"Non, bichette, je ne vois rien...

                      -"Toi qui as tout le temps des jumelles sur les yeux pour regarder je ne sais quoi au juste, tu ne verrais pas mon fichu de l'année dernière ?"

                            Il pince la langue un peu plus en grognant légèrement, c'est qu'il va changer de fenêtre incessamment et alors là comme à chaque fois tout est possible dans le genre découvertes improbables, résurgences d'objets d'un passé perdu ou même d'objets perdus du passé...

                      -"Tu sais en fin de compte, ma terrible, je ne vois pas tant de choses que cela...

                      -"Tu ne re-vois pas tant de choses que cela tu veux dire !

                      -"Ce ne sont pas les Galeries Farfouillettes et pourtant j'y farfouille, va y comprendre quelque chose...On espère en tout et en rien...On ne trouve pas mais on continue...

                      -"Et mon parapluie dépliant?

                      -"Non, rien de tout cela...Mais tiens, regarde un moment si tu veux ma bronche...

                      -"Tu sais bien qu'elles me tirent les yeux! Regarde toi, continue à chercher pour nous deux...

                      -"On finira bien par retrouver quelque chose, à la longue !

                      -"Et mon ancienne bouillotte électrique non ? Des fois ?

                      -"Non ma sardinette, pas le moindre objet personnel, le plus petit machin qui fût nôtre ! Curieux quand même...non?

                      -"J'ai arrêté de désespérer le jour où tu as acheté ces jumelles, car à l'œil nu franchement c'est trop juste, l'immeuble, pourtant presque contre le nôtre, étant donnée sa hauteur est encore trop loin...

                      -"Et depuis, pour toi seulement ma translucide, je persévère à vouloir tout regarder de haut en bas et le soir après chaque allumage, je guigne ces intérieurs voisins invisibles le jour...

                      -"Tu es mon guigneur universel, tu me retrouveras tout de la sorte...Plus besoin de jouer à liche-petons ! C'est comme si par petites bribes, nous allions tout rassembler, nous retrouver confrontés à tous ces petits riens qui pour nous faisaient un tout...

                      -"Nous étions nous-mêmes ce tout qui s'est éparpillé !

                      -"Crois-tu vraiment, mon souriceau, que par le travers de jumelles simplement orientées vers une façade, aussi haute fût-elle, ce soit ainsi que le passé se présente ? Puisse se présenter ?

                      -"En l'occurrence, il se re-présenterait, ma doucette...

                      -"Et le nôtre par-dessus le marché, représenté par l'ensemble ou la plus grande partie de nos objets disparus ? Un peu étonnant quand même !

                      -"Mais non ma turquoise! N'avons-nous pas une fois vendu nos biens meubles et tous leurs accessoires dans une vente aux enchères ?

                     -"Pas mon fichu !

                     -"C'est vrai, tu l'avais perdu à la Mer de Glace !

                     -"Il était tombé dans une crevasse pendant que je me recoiffais et que je croyais avoir le pied dessus ! Cela fait au moins trente ans !

                     -"Tu vas le retrouver ! Après tout ce temps il est bien quelque part ! Alors pourquoi pas là ?

                     -"Tu ne verrais pas l'ancienne glace de l'entrée, celle d'autrefois, tu sais, par hasard ?

                     -"Si je la voyais, ce ne serait pas par hasard mais je ne vois rien...

                     -"Dis-donc, tu ne m'avais pas dit qu'avec ces jumelles finalement tu ne voyais rien ?

                     -"Oh rien ! Je ne vois pas aussi bien que je le voudrais, oui, c'est vrai...Mais je distingue en gros le principal...Tout ce qui est au bord des fenêtres ou juste derrière...

                     -"Tu es obligé de lever la tête presque à la verticale si tu veux balayer du regard cette façade qui n'en finit plus et tout ça parce qu'elle est bien trop près...Il n'était pas là quand on a emménagé ! Pourquoi ont-ils construit cet immeuble aussi près et aussi vite ?  Tellement vite qu'il touche presque le nôtre !

                     -"Il est peut-être moins près que nous le pensons...Peu importe, ma coulissette, il me va très bien pour ce que je cherche...

                     -"Et ce que tu re-cherches, mon zouave, ma mouture...Par exemple, ne verrais-tu pas à une de ces fenêtres que tu aperçois, me dis-tu, à l'aide de tes verres magnifiants dont tu ne peux plus te passer, un dessus d'armoire ?

                     -"Si.

                     -"C'est le mien ?

                     -"Non.

                     -"C'est peut-être derrière une des fenêtres qui ne s'allument jamais que se trouvent nos affaires...

                     -"Cela se peut bien en fin de compte...Une fois de plus nous n'aurons pas eu de chance voilà tout ! Il nous faudra de toute façon abandonner un jour à moins que d'ici là...Mais comme tout se tient probablement au fond des pièces, vu que d'ici jusqu'à présent elles ont toutes l'air vide, nous ne trouverons sans doute jamais quoi que ce soit ! Un immeuble construit, à la fois sous notre nez et dans notre dos,  pour rien !

                     -"Continue quand même encore un peu ! On ne sait jamais ! ...J'avais à un moment une sorte de je ne sais plus quoi au juste...cela prenait de la place et s'arrimait à quelque chose, une présence qui était bizarre pass'que..."

                    -"Tu as toujours prisé les sculptures conceptuelles, les gros machins...Tu l'auras oublié quelque part...On le retrouvera peut-être ici justement !

                    -"On ne retrouvera peut-être que cela, quelqu'un s'en étant débarrassé ! C'était une sorte de cactus géant ou quelque chose...On m'avait demandé de percer mon plancher pour le laisser passer...C'était il y a très longtemps...

                    -"J'ai été un moment ton voisin du dessous dans cette grande tour là-bas au fond mais je ne me souviens pas de cela...

                    -"Bien sûr, il était gonflable tu ne l'as jamais vu ! C'était à l'étage entre nous deux...Un beau jour, le type l'a dégonflé pour partir avec ! Ce n'était pas toi !

                    -"Non je ne conserve  pas le souvenir de cela...Pourtant je regardais beaucoup par la fenêtre, à ces hauteurs c'est important !

                    -"Tu étais bien toi aussi dans cette tour mais tu te croyais ailleurs ! Tu n'étais pas là !

                    -"Je ne savais plus où j'étais.

                    -"Tu ne voulais pas me voir...Tu t'étais mis à prendre l'escalier pour ne pas rencontrer tes  voisins dans l'ascenseur ! Un escalier interminable !

                    -"Le temps m'y rattrapait !

                    -"Le matin on continuait de t'attendre à ton étage, la porte maintenue ouverte longtemps !

                    -"Je sais, tu étais de celles ou ceux qui se relayaient pour appuyer sur le bouton de l'ascenseur!

                    -"J'ai fini par rejoindre le groupe qui poussait, simplement pour pouvoir sortir, des chariots dans les sous-sols !

                    -"N'en parlons plus, c'est si loin ! "

                  En fait, ces deux-là cherchent, tous les soirs, et sans y croire vraiment, des éléments de leur passé, pensent-ils sous forme d'objets qui leur auraient appartenu et dont ils se seraient débarrassés depuis longtemps ou auraient perdu ou qui auraient disparu d'eux-mêmes...pour resurgir chez les autres, chez les voisins d'en face comme spontanément ! En réalité, et l'existence même de cet immeuble, à deux doigts du leur ou très loin selon les jours et l'ardeur qu'ils mettent à se pencher pour tenter de le toucher, étant plutôt problématique, ce sont des éléments décousus de leur propre vie qu'ils vont trouver on ne sait trop où ni comment...Mais ils se connaissent de vue depuis si longtemps ! Toute une vie à se croiser, à n'être que de vagues voisins dans des tours ou en vacances, des passagers d'ascenseur, des compagnons d'escalator, des silhouettes sur un quai, avant de se retrouver enfin ensemble, là, certes avec une même clé pour deux, mais encore à chercher quelque chose... à se chercher, se rechercher encore ailleurs !

                                             

n° 215           Des bruits dans l'entrée  ( ou Pop-corn de papier )

                   Allongé sur son lit, un peu somnolent (c'est donc bien lui, innombrable et unique, tout le monde et aucun), entend que l'on sonne en bas à l'interphone, puis peu après, directement à sa porte...En ce début d'après-midi, qui cela peut-il être ? Il n'attend personne (il n'attend jamais personne), ni de livraison (celle mensuelle du supermarché a eu lieu hier et on ne sonnera donc normalement  à nouveau à sa porte que dans un mois!)

                   Seulement après un certain temps de silence, il y a comme des pas dans l'entrée dirait-on...Des pas ? Peut-être était-ce dehors tout de même, sa fenêtre est entrouverte ...Mais voilà qu'il reconnaît le bruit caractéristique, dans les toilettes, de la porte de la gaine qu'on ouvre d'un coup sec...Quelqu'un est entré chez lui !

                   Il n'a pas le courage d'interrompre sa sieste et de se lever. Et si c'était des cambrioleurs ? Dans sa tête défilent ses menus biens, sa boîte de timbres, ses papiers qu'il a perdus et fait refaire cent fois (a-t-il actuellement une pièce d'identité ?), les deux trois lithographies lui venant de sa tante dans un carton à dessin derrière un rideau, invendables, le tire-bouchon de son grand-père dans une bassine et puis...oh là là mince ! Pourvu que...

                   Il venait en effet de retrouver la veille au soir dans un vieux carton toutes ses boules de papier froissé qu'il croyait perdues et qui constituaient tout ce qui restait de ses vieux projets d'écriture d'autrefois et du temps jadis lorsqu'un peu partout, parfois dans des bureaux comme sur une pierre plate en pleine  montagne, il griffonnait des petites histoires sur des bouts de papier qui lui tombaient sous la main et qui n'autorisaient que quelques lignes...Ses mini-contes ! Ces courts textes sans queue ni tête qu'il relisait un moment, vaguement ému par leur bizarrerie drolatique,  mais qu'il finissait toujours par chiffonner et fourrer au fond de sa poche...

                    Et ces centaines de petites boules, il comptait bien à présent les défroisser une à une, les aplatir au mieux, oser les relire peut-être, et puis ne représentent-elles pas désormais la seule chose tangible qu'il ait pu faire durant toute son existence ! Drolatiques ou bizarres, peu importe, pourquoi ne s'adresserait-il pas à un...Et oui, ce n'est pas à lui de juger !  Cette sorte de pop-corn dans un grand carton, c'est peut-être là son trésor véritable, sa vraie pièce d'identité, son âme est là aussi peut-être, son perpétuel étonnement, et même, surtout, qui sait, son éternelle absence aux autres comme possiblement enfin dénouée, défroissée elle aussi ou en partie rachetée, ne serait-ce qu'à ses propres yeux ! Si on lui prenait cela, ce serait...

                     D'un bond il est dans l'entrée où la porte du palier finit de se refermer... Il la rouvre tout doucement et aperçoit de dos, s'en allant tranquillement, le gardien d'immeuble qui avec le double des clés, et en l'absence de réponse, venait d'entrer chez lui, comme il en a le droit, pour relever le compteur d'eau !

                     Il referme la porte précautionneusement. Son pop-corn était sauvé.

                     

n° 216               Un mystérieux voisin  ( ou  L'ombre du cerf-volant )

                    Un jeune homme (à moins qu'il  fût un homme jeune ou même déjà mûr, difficile à dire, ou pas un homme du tout, ou presque pas c'est à dire beaucoup, beaucoup trop jeune pour son âge, ne faisant pas son âge, à la barbiche toujours naissante, comme sans âge pour l'éternité) perçoit à travers la cloison de son studio, de temps à autre, des bruits : aurait-il donc enfin un voisin ou une voisine ?

                     Mais au fil des jours, il n'arrive pas à rencontrer ou à apercevoir qui que ce soit...De qui s'agit-il ? Peut-être a-t-il (-elle) des horaires de travail, de courses ou de promenades, décalés ? Travail de nuit ?

                     Il descend pour regarder depuis le trottoir d'en face la fenêtre à côté de la sienne... Mais habitant un étage très élevé , il a du mal, faute de recul, à distinguer grand-chose  à l'intérieur. Il pense que le soir peut-être avec les lumières...Mais quand il descend à nouveau, c'est éteint ! 

                     Au prix d'un grand effort, il réussit à interroger le concierge qui reste évasif : "Ohff! Il est occupé par son propriétaire qui vient de temps en temps  m'a-t-on dit...mais sûrement pas très souvent car personnellement je ne l'ai jamais vu!" 

                     Un jour sur le palier, il trouve une petite boussole en plastique bleu qui ressemble à celle qu'il avait quand il était petit...Mais oui, exactement la même, et il l'a encore dans son débarras sûrement! Son mystérieux voisin serait-il un enfant ?  "Mon double enfantin, peut-être" murmure-t-il pour lui-même avec un sourire un peu crispé. "Qui a bien pu la perdre ici ? Sûrement ce fantomatique occupant... Mais si je sonne à sa porte, personne ne répondra, forcément !" Il met un petit mot sur sa propre porte : "Trouvé petite boussole bleue-S'adresser ici". Personne ne se manifeste.

                     De l'autre côté de la cloison, s'il perçoit le son de la télévision, ce sont presque toujours des épisodes du Club des Cinq, des aventures de Jules Verne, des dessins animés...Parfois, derrière le mur qui sépare les deux salles de bains,  il entend comme un bruit de petit bateau à moteur et des clapots terribles...("Mais oui, c'est incroyable, il fait la tempête ! Exactement comme moi autrefois chez ma tante, quand je prenais sa baignoire pour le lac de Genève !" ) Ou alors ce voisin a-t-il tout simplement un petit garçon qui vient aussi, avec ou même sans son père, de temps à autre, comme en villégiature ? Naviguer un peu, clapoter...dans le noir! ("Son petit bateau est-il lumineux comme le mien ?")

                      Un matin, depuis son lit, il voit dans le ciel un cerf-volant dont la ficelle (il s'est levé d'un bond, une fois n'est pas coutume) est nouée à la barre d'appui de la fenêtre d'à côté ! Il se penche un peu sur la droite : la vitre est fermée, il n'y a personne...et les rideaux sont tirés !

                      Une autre fois, c'en est trop, le vide-ordures de son étage est bloqué par un cartable d'écolier en tout point semblable au sien ! Et il y a même, attaché à la boucle de la poignée, tressé en jaune et noir, un scoubidou ! Une pendeloque qu'on apprenait à confectionner soi-même et qui faisait fureur chez les scolaires dans les années cinquante ! Seulement, tout comme la chanson qui allait avec, une mode qui a passé très vite ! Il a le même dans son cagibis, il l'a conservé, avec le cartable justement , mais où exactement ? Il n'y a pas touché depuis des années, mais il y est certainement toujours !

                       "Et si c'était l'enfant ? C'est peut-être lui qui revient, en double ! En double d'autrefois , en double vengeur ! Te souviens-tu de tes promesses ? De ce que tu m'avais juré d'accomplir, une fois là-bas, chez eux, chez les grands dadais !  Sitôt de plain-pied  avec les moustacheux et à ta disposition toutes les arrogances de l'âge mûr ! Tu m'avais dit que pour être certain qu'on se retrouverait, pour me rejoindre, tu ferais partie de ces adultes qui vivent comme des enfants ! Tu avais lu cela quelque part, que c'était envisageable, que cela existait ! Que c'était une situation de famille possible, qu'il y avait donc quelque chose encore en dessous de célibataire ! C'est solitaire et retardataire ! Rechigné ! Se cachant de tout et partout ! Mais à l'intérieur, tourné vers moi en permanence qui devais te suivre, souviens-toi mon grand, de loin, depuis ces montagnes où je serai toujours pour toi, et pour toujours de la même taille, jamais grandi ni agrandi, ton petit à toi, toi-même, toujours à l'âge idéal de onze ans... Et dire que grâce à toi  j'aurais pu, à l'inverse et dans le même temps, être de ces enfants qui vivent comme des adultes, caché en toi tout simplement ! Si tu m'avais gardé ne serait-ce qu'un peu, un tout petit peu...Mais il ne suffisait pas pour cela de faire le pitre ! Encore moins, justement, de faire l'enfant ! Tu t'es trompé sur toute la ligne...Tu m'as trompé ! Tu t'es contenté d'être un imbécile ! "                       

                        Je n'ai sans doute pas été tout à fait à la hauteur, c'est vrai...Et pourtant, loin des montagnes (quelle erreur!) j'ai voulu prendre de l'altitude, faire semblant d'être prétentieux, de vouloir quelque chose à tout prix, d'avoir le quant-à-soi arrogant et intraitable, moi qui suis une mouche que la vue d'une main bougeant dans le lointain chasse déjà ! Je ne me suis pas compris moi-même...Ce que je voulais dire alors, entrevoyais enfant pour plus tard, m'a échappé..."

                       En mettant la main dans la poche de sa veste, il est surpris d'y sentir une clé : celle de son cagibis !  Ah oui c'est vrai, il avait voulu descendre y faire un tour et puis s'était ravisé en se disant qu'il trouverait un peu troublant et même désagréable de revoir ces accessoires enfantins qu'il avait remisés une fois pour toutes depuis longtemps. D'autant qu'il se souvenait à présent qu'il avait aussi quasiment le même cerf-volant que celui de la fenêtre voisine !  Peut-être un peu plus foncé et encore ce n'est pas sûr...Et puis qu'il avait même gardé tous les papiers d'emballage de ses Carambars et de ses Sugusses...S'y trouvent-ils vraiment ?

                  -"Bonjour monsieur Malvoisin ! Beau temps n'est-ce pas ?

                  - "Ah bonjour madame Franju, pas si mal oui aujourd'hui...et puis surtout un peu de vent, ce qui permet aux...enfin il y en a assez pour faire grimper, voler un...z'avez rien remarqué ? ...Comme des enfants s'amuser à...jouer avec un...quelque part..non?

                  -Oh m'en parlez pas, j' sais pas où kisson mais en plus depuis le coup l'autre jour du cartable dans la gaine du truc, une heure pour le décoincer, voilà t'y pas que ce matin... vous avez été à la cave ?

                  -"Non pas aujourd'hui en tout cas...

                  -"Le couloir jonché de papiers de bonbons genre caramels, voyez, et puis pas un ou deux, plein ! Cela jonche ! Ce-la jonche, j'vous dis ! Je les ai laissés pour le moment pour que tout le monde vouaille ça !  J'ai autre chose à faire! Oh non mais franchement si je tenais le petit saligaud qui me joue des tours pareils!              

                  -"Vous n'auriez pas un papier ?

                  -"Pour écrire ?

                  -"Non un de ceux qui jonchent là en bas, comme vous disiez...

                  -"Oh j'avais pas mes gants, j'allais pas me salir les mains avec leurs cochonnailleries !

                  -"Il n'y pas eu de caves cambriolées par hasard mam' Franju, des fois ?

                  -"Ah non, à ma connaissance tout est normal par là-bas en bas...Enfin normal, sauf bien sûr, ce que vous savez...Oh mais attendez voir monsieur Malvoisin, on dirait que j'en ai un de collé sous le pied... Mais oui, tenez, vous en vouliez un, je vous le donne de bon cœur...Non mais des fois j'vous jure! Des papiers de réglisse ou quoi ! D'où qu'y viennent ? C'est pas d'ici ça...

                   -"A propos, vous n'auriez pas aperçu mon mystérieux voisin pour une fois non ?

                   -"Vous savez bien qu'on ne le voit jamais ! Mon mari l'a aperçu une fois, mais il paraît que ce n'était pas lui, qu'il serait plus grand et toujours en duffle-coat, qu'il chantonnerait !

                   - (Je chantonne moi aussi m'enfin...et j'ai encore quelque part mon vieux duffle-coat...)

                   -"Madame Mancini, votre voisine d'en face, l'a vu une fois ou deux depuis chez elle mais elle croyait que c'était vous, elle a dû se tromper de fenêtre tout simplement, non?

                   -"Forcément !

                   -"Elle est très gentille mais à des fois, elle dit un peu n'importe quoi  ! Et que vous faisiez grimper, à côté donc, dans le studio voisin du vôtre, par la fenêtre, dans les airs, un cerf-volant ! Ah, ah ! Non vraiment je ne vous vois pas m'sieur Malvoisin vous amuser à ça ! Oh mais elle a une très mauvaise vue en plus ! A' louchait j'crois autrefois non !?

                  -"Oui et elle m'avait demandé de lui remplir sa déclaration de revenus. Elle pensait que j'en avais toujours sur moi bien que je ne fusse pas tenu, croyait-elle, d'en faire une moi-même...

                  -"Elle croyait cela rapport à votre fonction...

                  -"Cette ancienne fonction me poursuivra toujours, je n'en serai jamais tout à fait délesté, soulagé, délivré, dégrevé !

                  -"Comment avez-vous pu exercer une activité pareille, vous qui aviez l'air si gentil, d'avoir peur de votre ombre !

                  -"Malgré toutes ces années à passer sans relâche d'un bureau de demi-jour à un encore plus sombre renfoncement, je n'ai jamais pu m'y faire...  Et contre cette funeste orientation professionnelle qui m'est tombé dessus si jeune à l'instigation de ma famille, je n'ai eu de recours que d'en devenir une moi-même, d'ombre ! De ne plus me montrer franchement...D'apprendre à disparaitre, à jouir de me cacher, à exulter d'être invisible ! ... Enfin, j'exagère sans doute un peu...Bonne fin de journée mam' Franju !

                  -"Merci ! Mais tout de même, elle avait l'air vraiment persuadée que c'était vous ! A la fenêtre d'à côté ! Vraiment ! Oui, votre voisine d'en face !"

                      En remontant chez lui, il jette un coup d'œil au fameux papier que lui a remis la concierge, un de ceux qui en très grand nombre, paraît-il, jonchent...etc, etc. Seulement, à sa stupeur, il reconnaît ni plus moins un emballage de Sugusse, ses caramels d'autrefois, de toutes les couleurs et qu'on ne trouvait qu'en Suisse dans les années cinquante où enfant il passait ses vacances...Cela serait bien à lui alors ?

                      Il traversa la cour, où sur le sol l'ombre mouvante du cerf-volant  sembla le suivre un moment, et pénétra dans l'escalier d'en face...Il était maintenant persuadé qu'on avait ici certainement beaucoup à lui apprendre...sur lui-même !  Déjà il sonne chez cette voisine d'en face, madame Mancini...   ( Et lorsqu'il a reconnu, par la lucarne de l'escalier, posé sur le rebord de la fenêtre à côté de chez lui, sous le point d'arrimage de la ficelle, son petit bateau électrique avec tous ses hublots allumés, il s'est dit qu'on ne pouvait pas se souvenir de tout dans l'existence ! De toute l'existence ! De tout ce qu'on fait ou qu'on a fait ! Et que l'on avait peut-être besoin d'une voisine, durant des années vaguement aperçue de loin seulement, qu'on ne connait pas, à peine existante entre deux nuages dans sa vitre de l'autre côté de la cour,  pour vous appeler à la réalité ! Du moins l'espère-t-il un peu...

                      Mais simplement lui ouvrira-t-elle ? L'a-t- elle même jamais remarqué une fois en vingt ans ? Seulement alors ce flash de soleil chez lui par les beaux dimanches matin chaque fois quand elle aère son lit à la fenêtre !  Ne lui envoie-t-elle pas un rayon ?                               

 

n° 217               Janushorn  ( ou Le pic et le ballon )

                     Une certaine montagne, selon la vallée d'où on la regarde, présente une forme totalement différente. Cela pourrait-il expliquer la philosophie et le mode de vie diamétralement opposés des habitants des deux villages situés de part et d'autre de ce curieux sommet, le Janushorn ? 

                     Les climats y sont de plus très différents. Et dans chacun de ces deux patelins réside un écrivain, très antinomiques eux aussi...L'un croit au déterminisme, l'autre au hasard !  Pour les titres de leurs livres l'un emploie toujours le mot grand, l'autre le mot petit !L'un est plutôt à s'affaler en permanence, l'autre se redresse tout le temps comme s'il allait s'élever dans les airs ! Bref, l'anticyclone et le cyclone de chaque côté de cette sorte de montagne magique...

                      Il faut dire qu'il y a aussi le curieux phénomène de la projection de son ombre par le soleil au cours duquel  se manifeste, chaque jour de temps clair, une sorte de prodige consistant le matin à faire apparaitre sur un versant d'en face le contour du pic tel qu'on le voit depuis l'autre village et l'après-midi la réciproque parfaite pour ceux de l'autre côté ! Deux ombres diamétralement opposées et dans lesquelles l'ensemble des habitants a bien du mal à reconnaître d'une manière ou d'une autre en face d'eux un mont un tant soit peu analogue à celui qu'ils ont sous les yeux ! 

                      Et il y a toujours des gens pour tenter un tour de l'autre côté, contourner ce relief bien ambigu afin d'essayer de voir, et ce n'est pas facile car on appréhende les autres habitants (les "cyclones" ou les "antis" selon le versant d'origine), si quelquefois il n'aurait pas entre temps changé ou si une nouvelle façon  d'envisager ce drôle de pic à l'envers ne permettrait pas d'y voir un peu plus clair...Mais des gens restant toutefois extrêmement suspicieux, dubitatifs, en réalité davantage motivés par l'idée de faire les importants devant ceux qu'ils considèrent comme jouissant perpétuellement du mauvais profil de la montagne, ce gros ballon avachi dont ils semblent à la longue procéder,  alors qu'ils en auraient eux le bon contour et en quelque sorte, exactement et continûment, le côté pic dans l'œil ! 

                      A la longue, et grâce à une rallonge du canton,  ils ont réussi à faire prendre corps à un inouï projet déjà ancien d'aménager au sommet de la pomme de discorde un restaurant d'altitude et un reposoir !Certes, bien rares sont ceux qui osent s'aventurer là-haut non seulement à cause de la perspective quasi-obligée, puisque cela été prévu en ce sens, d'y rencontrer des gens de l'autre vallée, mais à ce qu'on dit et c'est sans doute le plus déroutant, leur fameuse montagne vue de là-haut ne fait penser ni à un pic ni à un ballon, c'est encore autre chose ! (Il est vrai que tout là-haut on l'a sous les pieds et qu'avec les pieds on ne voit pas grand-chose comme disait un des deux maires cherchant, étant l'initiateur contre tous du projet, à minimiser ce hiatus supplémentaire !)

                       Encore que l'assentiment général ne fût acquis qu'en raison du caractère diamétralement opposé des modalités d'acheminement imposées par la configuration du terrain de part et d'autre : d'un côté un gros wagon  sur une voie à crémaillère serpentant poussivement jusqu'au sommet du ballon, de l'autre un téléphérique aérodynamique s'enlevant littéralement dans les airs pour rejoindre en déchirant les nuages la pointe du pic comme instantanément !

                       Et bien entendu, on assiste à la rencontre improbable et pourtant véridique, là-haut, des deux écrivains, en quelque manière à eux seuls le pic et le ballon réunis :

                            -"Moi je suis le fruit du hasard !

                            -"Ah pas moi ! J'ai été voulu et programmé ! 

                       Leurs proses respectives sont elles aussi antagonistes : autant l'une paraît celle d'un plumitif lourd et besogneux, tirant la langue et suant à grosses gouttes, autant l'autre, légère, coule de source, et comme à tire d'aile, animée de tournures subtiles et entraînantes ! A l'un ("le ballon"), l'imprécision pâteuse, à l'autre ("le pic"), l'exactitude enjouée et le tout à l'avenant... Là-bas, le respect emphatique, ici l'irrévérence espiègle...la tradition rechignée, l'innovation joyeuse...les ombres du soir, les rayons du matin... etc...etc !

                       De part et d'autre les gens commençaient à en avoir assez de comparer leurs ombres ! D'autant qu'ils estimaient que celle qu'il leur était donné de voir n'était pas vraiment la leur puisqu'elle reproduisait le contour d'une montagne qu'ils ne reconnaissaient absolument pas ! Des têtes, de chaque côté le week-end, essayaient bien d'aller voir l'autre ombre mais finissant par se repousser les unes les autres à l'endroit de confluence du col des vallées, ces tentatives ne furent guère concluantes et vite abandonnées...

                            -"Tu penses pas que c'est dangereux de creuser un tunnel sous un volcan, eh! banane aplatie ! "

                        Et oui, on avait pensé à tout et à force de s'ingénier et de constater que les moyens d'accès au restaurant d'altitude étaient fort peu pratiqués (pourtant le téléphérique marchait à fond et s'illuminait la nuit mais cela était dû au talent conceptuel d'un authentique artiste qui l'avait racheté in extremis et actionnait en permanence la rotation de ses nacelles fulgurantes pour voir se créer dans les nuées qu'elles traversaient ces trouées prodigieuses qu'il photographiait par en-dessous!), on en vint à proposer tout simplement, comme moyen de rencontre s'imposant, un tunnel !

                        Seulement comme entretemps, et avant même que les experts en éolons et courants d'air bizarres aient  pu rendre leur feuille, d'autres spécialistes, en matières et matériaux ceux-là, parait-il contactés avant, attestèrent que cette curieuse montagne à la forme si incertaine que même vue d'en haut, les pieds sur le sommet, on ne la voit pas telle qu'elle est, était de ce fait tout bonnement un ancien volcan ! 

                             -"C'est sui' qui dit qui y est ! "

                        On n'en sortait pas. Les deux versants restaient opposés. Bien sûr il n'était plus question de tunnel car comment passer à travers la cheminée d'un volcan qui même éteint depuis longtemps lâche encore depuis ses bas-fonds des courants de gaz sulfurés possiblement délétères !

                             -"La navette, justement, pour mettre à profit le régime de brise aurait pu y être motorisée à la voile ! J'ai ici un projet datant de 1848 lorsque déjà il y eut au fin fond du...

                             -"Silence !

                        Les gens comme partout s'organisaient. 

                             -"Notre belle montagne est la montagne aux deux faces ! La seule qui n'en ait que deux ! Et qui de par là même relie le Ciel et l'Enfer !

                             -"Tout volcan fait cela !

                             -"Non ! Non ! C'est le nôtre ! N'y touchons pas où il s'écroulera! ...D'ailleurs, toutes les pépelles ont été confisquées ! (Les anti-tunnels avaient profité de la confusion et des échauffourées sur certaines pentes d'accrétion communes qu'on ne voit que les jours de semaine et certains dimanches matin pour distribuer des petites pelles soi-disant pour les enfants, en réalité assorties d'une sorte de manuel en faux patois clair pour tous au titre explicite de "Comment venir à bout des plus grands monts"...)

                             -"C'est le Janushorn ! Notre modèle et notre protection !"

                        Qui plus est, après l'abandon de toute idée de tunnel, et ayant réussi à les faire regrimper là-haut tous les deux pour la grande réconciliation symbolique des deux versants par l'entremise télévisée de l'échange solennel de leurs deux ouvrages les plus caractéristiques (et donc contradictoires en diable) soit respectivement  "Le grand bidule" et "Le petit machin", on vit effectivement les deux écrivains du cru se serrer la main dans des flux de vents opposés qui engendrent ce que les marins nomment, concernant deux houles contraires, des vagues immobiles et qui n'a pas de nom dans les airs à part peut-être grand calme paradoxal vu qu'il n'y a plus de vent du tout et que pourtant cela souffle fort de part et d'autre, on éprouva  un soulagement certain...On allait sans doute pouvoir à nouveau vivre sans acrimonie de chaque côté de ce qui restait tout de même un mystère et rendait perplexes encore bien des gens d'un côté comme de l'autre !

                         Toutefois, on ne peut s'empêcher de ressentir comme un malaise  en évoquant l'initiative des autorités communales qui ont cru bon après bien des grattements de têtes, de gorges et des grincements de dents, de mettre en garde la population contre des rumeurs infondées, propagées par un individu présenté comme des plus douteux, selon lesquelles la montagne recèlerait une troisième face ! Et qui serait parfaitement visible mais d'un endroit lui par contre inaccessible ! Bref on n'en sortait pas car, malgré des touffes de cheveux arrachés par centaines ça et là, certains y croyaient bel et bien à ce nouveau mirage. Oui une initiative malheureuse car sans ces tracts de mise en garde la population n'aurait rien su de cette nouvelle affaire, n'aurait même pas pu imaginer une telle surenchère dans tous ces questionnements énigmatiques qui avaient déjà suffisamment troublé les deux petites stations et qui paraissaient plus ou moins apaisés...

                          Mais bientôt le parti  du Janus Trifrons (celui de la troisième face) allait unifier les deux villages et il ne serait plus question désormais que de partir un jour, tous ensemble, les grands et les petits comme fusionnés (mais les deux écrivains disparus eux, sublimés, annihilés en un éclair par une fausse gloire synthétique et fatale, retombés au trente sixième dessous), à la recherche de cet endroit fabuleux d'où toute la population verrait peut-être enfin la véritable forme de sa chère montagne, cette éternelle inconnue, qui du reste commençait déjà tout doucement, sans bruit, insensiblement, surtout la nuit, à rapetisser, à se tasser...Allait-elle en fin de compte disparaître ?  S'écrouler avant même que l'on sache ?

                                                    

n° 218               Dilution ( ou  Terre de Sienne )

                           Un jeune homme un peu indécis voudrait tout de même se lancer dans une carrière de peintre ou de photographe malgré bien des années de tergiversations en tout genre...Il a des relations diverses dans la société parisienne en place et, quand il le peut, se renseigne sur les conditions d'existence où mène ce genre d'activité et surtout ce qui motive vraiment l'artiste au départ. On lui répond tour à tour que c'est l'amour de l'Art, le goût de l'argent, de la mystification, parce que ça fait bien, pour faire plaisir à la famille, pour sublimer une névrose...

                           A chaque fois donc un son de cloche bien différent...Toutefois, si une énumération aussi disparate des états d'esprit et des modalités d'approche de cette carrière le laisse d'abord désemparé, il ne tarde pas à s'aviser que c'est peut-être précisément ce qui lui convient, tant la palette de ses propres motivations est à la réflexion finalement très semblable à cela, le faisant passer dans la vie, successivement et de façon cyclique, par l'ensemble exact de ces dispositions dissonantes... 

                           Toutefois sa perplexité envers lui-même, un instant muée en une petite autodérision familière et souriante, rassurante, s'accroche, d'autant que le soleil sur la Seine et ses immeubles obscurs, avec cette ancienne gare, les rails d'un vieux tramway affleurant sous l'usure du goudron, en cette fin d'après-midi, est insoutenable de mélancolie rouge-orange à la De Chirico... Est-ce cela qui l'incite à vouloir acheter enfin et au plus vite son chevalet et ses pinceaux ? Tous les tubes ?  Sa palette ! Et même une pipe qui n'en serait pas une ! Il y pense depuis si longtemps !

                           Mais depuis combien de temps au juste ?  C'est maintenant ou jamais ! Serait-il trop tard pour choisir encore sa voie dans l'existence ? Mais non pas du tout ! Bien sûr à présent il n'est plus très loin de l'âge de la retraite, seulement ne l'appelle-t-on pas toujours jeune homme ou même parfois mon p'tit ? Alors ! ... Comme il est pensif en longeant un moment le fleuve...Dire que des gens courent se jeter dans la Seine alors qu'ils n'ont rien à y faire, n'ayant pas besoin d'eau !

                            Il entre chez le marchand de couleurs du Quai Voltaire, bredouille plus qu'il ne commande clairement quelque chose (son "Je pense à l'huile désormais" fut pitoyable, pas crédible du tout, un loupé de plus dans son existence mais fatal cette fois) et ressort avec juste à la main, un petit sachet en papier rempli de Terre de Sienne à diluer...dans l'eau !  Oh comme la Seine ce soir présente des moirures aguichantes, attirantes !

 

n° 219             Le crâne-perruque  ( ou  Un des railleurs )  

                           

              Voir page 20 

 

 

 TOM REG  "Mini-contes sublunaires et suburbains"

 

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