TOM REG    "Mini-contes drolatiques et sublunaires"     page 18 

 

 

n° 204            Réclamation  ( ou Le souterrain phénicien )

                                 Dans une agence de voyages, une femme se plaint de ses vacances ratées en répétant à tout bout de champ au cours d'un récit un brin hystérique et très haché : "Il a dû se dire...", expression suivie de diverses précisions : "...qu'on n'avait que du lait en poudre!...qu'on sortait toujours à la chaude!...que le souterrain théoriquement égyptien était en réalité phénicien !...que des éboulis étaient toujours possibles !...Alors donc il a dû se dire..."

                      - "Oh la barbe madame ! On s'en fiche de ce qu'il a dû se dire ! Vous nous rasez ! Qui c'est d'abord ?

                      - C'est mon mari. Cela ne lui ressemble pas de me laisser sans nouvelles !

                      - S'il y a eu éboulis nous ne pouvons rien pour vous madame...

                      - Voyons, un moment c'est en pente et je suis sûre que...

                      - Regardez les choses en face ! Si ça s'est écroulé, vous ne le saurez jamais, vous serez confrontée à l'établissement progressif de présomptions comme quoi quelque chose a dû se passer, mais allez savoir exactement !

                      - Il a de très grands pieds, il chausse du quarante six, et j'ai pensé que peu habitué aux pentes, étant voûté lui-même, il avait dû se dire...

                      - De toute manière aucune visite souterraine, prévue ou non,  sur l'ensemble des sites en bordure de rivage ne nous a été signalée...En outre, en cas de disparition, définitive ou seulement supposée, nous sommes immédiatement prévenus...Habitant la grande banlieue, aux Cheminées Rouges je crois, vous serez alors, madame, mise au courant la première et au besoin on vous rappellera, on vous rappellera vos obligations  mais aussi vos prérogatives...

                      - A un moment, au cours de cette excursion, je le sais il me l'a dit, il a aperçu une sorte d'ancien collègue de bureau, peut-être un capitaine,  qui chevauchait beaucoup plus haut et lui lança très fort  : "Continuez  tout droit, nos chemins plus loin en bas se rencontrent ! Je boite un peu ! "

                      - Comment pouvez-vous savoir tout cela ?

                      - Parce que je l'ai appelé une toute dernière fois avant qu'il disparaisse dans ce qui n'est peut-être rien d'autre qu'une crevasse et non un souterrain. Il a même eu le temps de me préciser qu'il avait réussi à trouver sous le pied du cheval de son espèce de confrère le petit caillou qui le faisait boiter ! Mais à ce moment-là, était-ce un hennissement,  le message s'est brouillé et moi-même je commençais à me demander s'il n'allait pas se dire que je faisais exprès de le laisser choir, et si je n'avais pas fait exprès de revenir ici précipitamment, le laissant loin là-bas dans cette sorte d'excavation mansardée, de remise d'anciens bureaux...

                      - Vos paroles seront retenues plus comme des parjures ou des approximations dilatoires que comme des faits probants ou même seulement probables...Au départ, tout était prévu ! Seuls vous et votre mari avez sans doute négligé certains aspects du contrat rappelé, du reste, et presque en entier, en haut de la première page du dossier-facture sur un fond de glacier hawaïen !

                      - Votre catalogue était mensonger, il ne mentionnait pas les passages dangereux ni même l'idée d'un passage dangereux en général et encore moins qu'il s'agissait d'une sorte de boyau descendant à l'aller et montant au retour ni bien sûr qu'une sorte de galerie en hauteur permettait de s'en échapper à condition d'avoir un cheval !

                      - Les catalogues qui avaient été distribués au début étaient des faux ! Et libre à vous de croire ce qu'a bien pu vous raconter votre mari au sujet de ce cheval et de sa pierre sous le pied...

                      - C'étaient les pieds de mon mari dont je vous parlais et qui justement avaient déjà posé problème de par leurs texture et leur conformation...

                       - Les handicapés doivent se déclarer inaptes aux parcours souterrains quels qu'ils soient et à fortiori s'ils sont en pente voyons ! Vous ne le saviez pas ? Toutefois la taille des pieds autant que je le sache n'intervient pas. Votre mari ne vous avait rien dit à ce sujet ?

                        - Mon mari au début m'avait fait des promesses hors mariage devant notaire mais je ne sais plus très bien si cela avait concouru pour ma part à une quelconque méfiance à son égard ou de sa part à un début de mise en garde à mon intention et en tout état de cause je reste finalement dans la plus totale ignorance pour ce qui est du domaine exact de cette curieuse démarche devant un officier ministériel... En tout cas nous n'avons jamais vraiment souffert par la suite de cette histoire de...

                         - Je ne comprends rien à ce que vous dites ! De toute façon si on trouve quelque chose, on vous le mettra de côté...

                         - Comment pourriez-vous me rendre mon mari ?

                         - Si c'était bien votre mari ! Pourquoi en ce cas ne pas l'avoir suivi dans ce que vous nous décrivez comme une sorte de descente infernale au sujet de quoi déjà vous invoquez les morts !  

                          - Il l'était peut-être dès le début, mort !

                          - Comment aurait-il pu vous suivre jusqu'en bas ?

                          - C'est en haut qu'il était.     

 

 

n° 205              Question d'euphorie  ( ou  Les déplacements)

                          Un personnage (à la fois mixte et univoque) semble étudier les déplacements passés d'un homme (mixte aussi mais homothétique lui en plus par contre) dont on ne sait pas grand-chose...

                           Pour diligenter sa requête il doit se rendre dans une administration ou plus exactement en contacter un membre ou son représentant. Seulement depuis que les services de cette institution (désormais ni plus vraiment d'état, ni tout à fait privée) ont été tous sans exception disséminés au sein d'immeubles quelconques, d'habitation, de meublés ou même aux rayons literie de grands magasins, parmi des gens ordinaires, des particuliers souvent en famille et finissant de manger ou occupés à changer de chaîne, des vendeuses d'édredons se limant les ongles en mâchouillant, il n'est pas facile de savoir à qui on a à faire, à qui vraiment s'adresser dans un cas comme le sien, pourtant lui-même ancien de cette administration mais à une époque où elle était si on peut dire dans ses meubles et dans ses murs, quelque part du côté de Bercy !

                            Oh il ne lui faut pas grand-chose, juste un questionnaire dûment rempli par son "client" un jour sûrement quelque part, comme tout le monde désormais à un moment ou à un autre et à la demande expresse précisément de cette administration à présent comme brumisée au sein de ses ouailles mais toujours active même si travaillant tout le temps comme au salon ou sur le divan (et sans doute du coup plus efficace) : un questionnaire d'euphorie !

                             Et s'il n'était pas mécontent de n'avoir pas eu à faire semblant d'essayer une literie devant tout le monde ou même une balancelle sous un faux soleil pour savoir si les employés du rayon de ce magasin étaient ou non de la grande maison, c'est à dire tout bonnement ses anciens collègues recyclés et camouflés en vendeurs de matelas, et si donc c'était à eux qu'il devait ou aurait dû s'adresser pour obtenir, en se prévalant de ses anciennes prérogatives et qualités dûment prolongées en vertu d'un ancien privilège subitement reconnu, les perspectives concernant la continuation de cette sorte d'enquête ou d'investigation sur on ne savait quoi exactement (mais dont il était coutumier) s'avéraient plus qu'incertaines, les vendeurs et vendeuses en question n'ayant en rien répondu à ses discrètes allusions ou signes sibyllins concernant une hypothétique complicité de fonction, de mission ou de compétence quelconque entre eux et lui...

                              Pourtant il lui semble bien qu'il aurait peut-être pu investiguer un peu plus malin pour obtenir cette aide qui lui manque tant depuis toujours, par exemple en quittant plus vite cette balancelle ridicule où il avait fini par s'assoir tout de même ne voyant rien venir et d'où il n'arrivait plus à s'extirper ayant pourtant compris qu'il s'était fourvoyé une fois de plus dans la recherche de ces services devenus mythiques et comme improbables depuis qu'il n'en faisait plus partie lui-même ou un peu plus loin, en s'engageant carrément dans ce couloir sombre que juste derrière les cosys et les poufs on apercevait avec cette inscription peinte en rouge près de l'entrée sur le mur : "Pour les livraisons" !

                              Cet organisme même tombé en désuétude, même définitivement honni par la classe dirigeante et désavoué par les gouvernements successifs, conspué par toutes les associations de pékins, ratiboisé par les calomnies des concierges ou de leurs remplaçants,  vue sa hargne, pour s'en tirer, à mettre ses propres fonctionnaires dans le  pétrin, survit forcément quelque part, alors pourquoi pas là ? N'avait-il pas dû lui-même, par le passé et pour pouvoir continuer à faire son office, se déguiser en livreur de, de...de quoi déjà ? Voilà qu'il ne sait plus au juste...

                               Il ne sait plus grand-chose...Depuis qu'il ne fait plus partie intégrante de cette sorte de service de sous-traitance comptable ou fiduciaire (du reste déclassé pour finir "Etablissement sub-étatique occasionnel semi-public et subventionné") il a perdu le plus gros de ses moyens, n'est plus que l'ombre de lui-même...Mais le pire de tout c'est qu'il ne sait pas vraiment s'il en fait encore, même de manière comme posthume ou décalée, ou à rebours, voire disposant seulement d'un renfoncement paillé, partie ou non !  Et que vue la longueur du couloir où il s'est engagé avec cette inertie subreptice et infinie qui le caractérise et ce parce qu'il a cru voir ou reconnaître la lumière d'un de ses anciens bureaux tout au bout, il ne le saura probablement jamais !     

 

                                                                                                                                                               

n° 206               Au bout des tunnels   ( ou  Les vaches perplexes )

                                Martin Poupelard, manipulothérapeute, met au point une méthode basée sur le visionnage de séquences filmées montrant des sorties de tunnels...Séquences filmées à partir de voitures roulant sous des tunnels dont on aperçoit au loin le petit point lumineux de la sortie qui grossit tout doucement...

                                Plus l'extrémité du tunnel se rapproche, plus la voiture paraît ralentir et il semble qu'on n'en sortira jamais. Et c'est précisément là, dans cette contrariété agaçante que réside paraît-il tout l'effet bénéfique du traitement, l'obtention in fine de la plus parfaite sérénité. 

                                Et pourtant on ne peut ressortir de ces boyaux qu'au prix d'efforts titanesques et de souffrance consentie. Mais alors, lorsqu'on arrive à ses fins, aux volontés dernières du manipulateur, à la toute extrémité de ses tunnels, on débouche sur de beaux paysages, de fraîches pâtures et prairies, de verdoyants vallons où paissent des vaches à cornes bigles toujours d'une poétique perplexité devant la voiture qui pour elles aurait dû être un train, oui c'est cela un train-train...

                                 Mais tout à coup on se retrouve plongé dans le noir, sans doute dans un autre tunnel que l'on va peut-être à nouveau parcourir mais dont l'ouverture, la sortie si lointaine, minuscule, va là encore grossir mais alors d'une manière quasi-insensible, autant dire pas du tout !...Quelquefois la progression paraît si lente qu'on se croirait à l'arrêt ! Et de plus ne ferait-on pas parfois marche arrière ? Cette façon de jouer avec les nerfs des participants devient presque insupportable, franchement  pénible. On se demande surtout ce qu'on fabrique là et même où on se trouve exactement et pour quoi faire au juste...

                        - "Vous croyez vraiment, monsieur Poupelard, que cela nous sera bénéfique de quelque façon ? Ce stratagème incompréhensible ? Cette façon de nous faire traverser des déserts ?                       

                        - Accrochez-vous et vous tiendrez !                                                                                                                                                                                                                                                        - Mais ces vaches là, vos vaches, elles existent vraiment ?  "

                          

n° 207              Passage des barbillats ( ou   La petite charrette de cachou )

                              Henri Lartuguet tient une sorte de cabinet de conseil en implantation de commerces ou d'affaires. C'est du moins ce qui figure sur ses cartes de visite qu'il imprime lui-même. Il semble qu'on vienne le consulter quand on veut ouvrir une boutique ou  démarrer tout type d'affaire ou d'entreprise. En fonction  de l'activité envisagée, il conseillerait sur l'emplacement le plus approprié n'importe où dans le monde ! Une jeune femme se présente...

                              Ils se mettent à parler de choses et d'autres...Des souvenirs de dimanches d'été autrefois en banlieue...D'un tout premier doigt taché d'encre sous le marronnier d'une école maternelle...

                          - "Cela ne sert décidément à rien de se creuser la cervelle à quarante sur des bancs si c'est pour en arriver là un peu plus tard, à se demander quoi faire, ou refaire ou défaire...

                          - J'abonde absolument dans votre sens et me demande moi-même si cela vaut vraiment la peine de faire tout ce que je fais ! Mais je vois que vous avez rudement bien agi en étant venue me voir, après avoir suivi les traces de poussière étoilée et les barbillats d'un  chemin si personnel qu'il vous aura tout naturellement conduite jusqu'ici...

                           - La poussière d'étoiles sur les pavés c'était vous !

                           - Je n'ai jamais pu me retenir de signaler mon existence mais de la manière la plus indirecte possible...

                           - J'ai failli ne pas vous trouver...Je ne savais même pas que vous existiez !

                           - Pourtant, vous m'avez bel et bien déniché ! Par contre des barbillats il ne devait pas y en avoir, je ne savais plus ce que c'était...C'était du temps où j'inventais des choses sans les noter ! Elles s'envolaient et tombaient dans l'oreille du premier venu...

                            - Vous voyiez clair en vous, c'était le principal, vous saviez d'où cela venait ! Provenait !

                            - J'étais le plus souvent gros Jean comme devant, et je ne savais de quel côté me tourner pour que cela ne se voie pas.

                            - Vous avez fait votre chemin !

                            - J'ai tout fait moi-même au bout d'un moment...Je peux à présent renseigner à peu près n'importe qui sur n'importe quoi ! C'est le privilège des anciens ratés...

                            - Vous êtes bien l'homme qu'il me faut. Voilà, vous n'auriez pas l'idée d'un endroit où me poser ? Je voudrais faire dans la friandise scolaire, reprendre à mon compte et pour les mêmes agréments, le bénéfice de la petite charrette de cachou sur l'ancienne Place du Marché où tous les jours elle venait se garer vers les quatre heures de l'après-midi aux fins de fournir en sucreries colorées tous les écoliers de ce très ancien quartier royal et mansardé...

                            - Je m'aperçois que vous avez rudement bien fait de venir me voir ! J'ai habité moi-même une de ces mansardes du Passage de la Geôle, il y a très longtemps...

                            - Vous y étiez maître-artisan je crois ?

                            - Dans l'ombre d'un ancien cachot j'étais retapeur de vieux fauteuils le jour, mais la nuit, dans un grenier aux vitres brutes épaisses bleues et rouges en losanges à gros nœuds de verre parfois cassés, artiste-peintre ! 

                            - C'est bien vous que je devais rencontrer, je le sais à présent...

                            - Et pourtant, de là-haut, d'où je ne sortais plus sauf pour monter sur le toit et y rester des journées entières au soleil à faire des projets de voyages dans des déserts, je ne voyais pas votre petite place sur laquelle vous...

                            - Vous ne pouviez pas la voir, ce sont des souvenirs d'enfance...

                            - Mais oui, je me doutais bien que vous ne viviez que pour cela !

                            - On doit quitter l'enfance pour mieux la retrouver plus tard...

                            - D'où ces ventes de confiserie ambulantes dont vous vous plaisiez à imaginer qu'elles pourraient parfaitement vous convenir comme occupation principale pour tout le reste de votre vie. Si vous n'aviez pas, enfant, sur cette même place il y a des lustres autant observé, admiré ce petit bonhomme à tête d'oiseau qui se tenait comme éternellement, été comme hiver, derrière son minuscule échalas bien pourvu en cachou et pythons de réglisse de sa petite charrette toujours garée devant l'arrêt du bus d'où, à chaque ouverture de portes, des écoliers se précipitaient pour le dévaliser de ses carambars et guimauves, vous ne seriez jamais venue me voir pour me demander conseil sur ce projet-là bien précis et qui n'appartient qu'à vous qui en êtes la seule dépositaire, non ?

                             - Oui absolument. Je m'en sens comme investie et me répète durant des heures que si je ne le fais pas, qui le fera ?

                             - Et cela bien que vous n'ayez jamais mangé de cachou de votre vie !

                             - Je n'ai moi-même, gamine, jamais mangé de confiserie...

                             - Vous préfériez les tartines de fromage...J'ignore comment je sais cela mais je sais que je le sais bel et bien !

                             - C'est le privilège des nostalgiques, nous savons tout les uns des autres sans avoir besoin de nous voir jamais, de nous rencontrer...ni même de nous connaitre !

                             - Je vous ai pourtant reconnue car je vous avais vue une fois déambuler à la Geôle, ce passage fourvoyant par excellence où un vaticanaire ne reconnaitrait pas les siens et que pour ma part je n'osais plus franchir la nuit venue...

                              - Vous aviez peur de vous confronter au grand inconnu nocturne qui règne dans ce curieux endroit et que vous peupliez, en tremblant de toutes vos feuilles comme malgré vous et sans vraiment vous en rendre compte, de drôles de créatures d'où peut-être l'invention ou le réemploi abusif de votre part, voire crapuleux, du terme de "barbillat"....

                              - Peut-être bien en effet...J'invente des mots dont je ne connais pas le sens...Et ce  sont sans doute les âmes maléfiques des touristes qui se perdent sitôt sortis du parc et qu'on ne revoit pas...N'empêche que malgré leur réputation d'ombres blanches justement barbillées, cela ne vous a pas dissuadée de venir trainer vos guêtres par ici, dans cet au-delà de tout que constitue en lui-même ce passage...ce bien étrange passage...     

                             - ... qui passe lui-même un peu! Oui, il change de place entre le jour et la nuit, se décale très légèrement. Moi ce soir-là j'avais l'âme comme une vague...

                             - Etonnant, c'est le vague à l'âme inversé !

                             - C'en est la prémonition... et donc pour remédier à ce drôle d'état, j'étais venue chercher des sensations fortes sous les voûtes peu rassurantes de ce beau quartier ténébreux, anciennement prison royale et à présent, bouge ou bastringue toujours désert mais dont la lanterne d'entrée est allumée toutes les nuits...

                             - Mais oui, parfaitement, je vous avais vue par la lucarne de mon cagibis d'où depuis bien longtemps je ne pouvais plus sortir, je n'arrivais plus à sortir ! J'ai guigné juste au moment où vous débouchiez du passage...

                             - Je devais avoir une drôle de lueur sur le visage ?

                             - Vous étiez presque sans visage !

                             - Il en est ainsi je crois quand on rejoint l'enfance, son enfance, quand on y parvient, quand on y est parvenu l'espace d'une seconde...

                             - Vous n'aurez donc pas eu besoin de moi pour cela...

                             - Ce passage est extraordinaire en effet...Il aide à se passer de tout...On croit toujours qu'il faut d'abord et partout remplir des fiches et des imprimés pour obtenir le plus petit éclaircissement sur soi ou sur un disparu de longue date, et en réalité vous avez bien vu, il suffit d'emprunter, si on arrive à les retrouver bien sûr, les voies souvent contrefaites et abosées ou flanquées de contreforts plus ou moins ravinés, du temps jadis...

                             - Vous savez que vous devez cet immense privilège de les avoir retrouvées au seul fait, en sortant du château, d'avoir suivi ces fameuses pancartes en réalité toujours orientées en dépit du bon sens malgré toutes les réclamations, qui ont conduit nombre de touristes à s'égarer pour disparaitre quelquefois définitivement dans des rocailles non répertoriées mais qui, vous, vous ont menée tout droit jusqu'à ce fameux passage où vous avez...

                            - Ce passage qui n'est presque qu'à moi et qui, attenant à une geôle historique où vous m'avez dit avoir vous-même officié, vous exercer à ce que vous faisiez passer pour de l'artisanat...

                            -  Et j'y passais effectivement, transformé en cloporte des noirceurs, portant à pleins bras des meubles d'emprunt juste pour me cacher derrière, le temps de le traverser...  

                            -  C'est donc pour cela que je ne vous y avais pas vu... Moi je m'y suis retrouvée confrontée à l'essence même de mon existence, on n'est pas mieux servi...Je ne pouvais donc pas vous voir en plus avec tous ces meubles dans vos bras, et puis ces parties de cache-cache avec vous-même vous les réserviez de toute façon pour quelqu'un d'autre...

                            -  Et c'est sans doute pour cela que je n'avais nul réel besoin de ces barbillats dont j'ignore tout encore à l'heure actuelle...même le sens approximatif de ce mot !

                             - De toute manière cela va vous suivre encore longtemps...Et cela figure peut-être déjà dans les archives de "Toutes les Nouvelles de la Geôle" sans que vous le sachiez...Qu'allez-vous faire maintenant ?

                             - Comme je n'ai pas franchement cru à votre histoire de charrette de cachou enfantine et qu'il s'agissait sans doute plutôt de votre part sinon vraiment de bobards du moins de quelques simagrées, badigeonnées d'un romantisme ténébreux mais séduisant, destinées à divertir mon ennui ou plus simplement à atténuer cette mortification hautaine qui me ronge, bref j'ai décidé que vous seriez donc ma première et dernière cliente et que j'allais  en conséquence aussitôt et ici même fermer boutique pour réintégrer et je pense cette fois définitivement cette sorte de grenier qui fait cave, ou  geôle à condition de s'y enfermer soi-même,  du haut de quoi je vous ai vue jadis et dans le seul espoir de vous revoir un jour à nouveau déboucher de ce...

                             - Vous ne me dites pas tout Henri...Comment allez-vous faire pour être sûr de ne pas me louper à la sortie d'un passage que je risque de ne plus jamais emprunter à nouveau...

                             - Mais vous y aurez certainement laissé vos empreintes, cela m'aidera...

                             - En somme vous ne savez toujours pas exactement quoi faire dans la vie...

                             - C'est vrai, dans l'existence, de toute mon existence...Mais j'irai probablement quand même déambuler à nouveau par là-bas...

                             - Et vous arpenterez encore ce sinistre passage pour rien...

                             - Je pourrais rouvrir la station-service qui se cache dans un des vieux préaux de la Halle à la Brocante !

                             - Vous n'y arriveriez jamais ! Il vous faut des errements plus ambulatoires ! A l'ombre...Dans l'ombre...Seulement moi je n'y serai plus...

                             - On fait ce qu'on peut..."             

                     

       

n° 208            Déjà ou pas encore ?  ( ou Un tourbillon du diable ) 

                         L'un de nos deux bonshommes (le fameux simple et son double) semble, d'une manière générale dans l'existence, faire presque tout sans s'en apercevoir...

                             - "Ah tiens ?  Cela par exemple ! J'ai déjà fait mon lit !  ... Préparé ma salade! ... Plongé mes petits pois! ... Aussi ouvert mon courrier...Oh! et même passé l'aspirateur ! Mais oui il n'y a plus de minons, de moutons sous les meubles ! "

                         L'autre (qui n'est autre que le premier lorsqu'il y a du vent), c'est exactement l'inverse :

                              -" Oh zut ! Je pensais avoir rangé mes outils...Etre allé acheter du tabac...Avoir ventilé ma cave... M'être aspergé de senteurs passagères et cocasses...Avoir souscrit aux Bons d'Erasme et de la Semeuse..."

                          En somme, l'un n'arrive pas à faire quelque chose qu'il n'ait déjà fait pendant que l'autre a toujours l'impression de devoir tout faire deux fois !

                          Et finalement, après quelques périodes d'observations minutieuses et programmées, on s'apercevra que l'un fait peut-être les choses normalement et en leur temps mais l'ignore tandis que l'autre croit travailler double et ne fait jamais rien...

                           Ces deux compères, donc éoliennement inversés comme on l'a peut-être suggéré,  pourront-ils un jour tout de même se rencontrer, ou ne serait-ce que juste se croiser dans la rue sans générer aussitôt, par antinomie répulsive et inversion maligne du balan de leurs bras, entre eux, un tourbillon du diable ?  

                         

 

n° 209             Fleur séchée (  ou  La Tour Zam'  )

                          Un étudiant, s'étant extrêmement attardé, se rend à la Fac des Sciences, département Botanique, pour faire identifier une fleur qu'il avait cueillie il y a déjà bien des années, tout près de là, dans les Fossés Saint-Bernard, sous l'ombre de la Tour Zam', la grande tour amiantée ! (Dans laquelle étudiaient alors, croyant faire des sciences naturelles, ceux qui justement allaient peu après fonder l'écologie !)  Cette petite fleur, la seule qu'il ait jamais cueillie ! Il l'avait mise à sécher dans un livre tout de suite après... 

                          Il tourne en rond autour du quartier de Jussieu, envahi par des souvenirs de toute sorte...N'était-il pas lui-même à l'époque une sorte de fleur, de fleur fraîche, peut-être pas vraiment une jeune fille mais très à l'ombre malgré tout,  oui comme à l'ombre de lui-même et aussi de cette funèbre Tour Zam' du reste floquée en diable à l'insu de tous ! Elle était impressionnante de hauteur et de noirceur. Il en ignorait exactement le nombre d'étages, n'ayant jamais réussi  à en poursuivre, aussi bien d'en bas dehors que de l'intérieur, le comptage jusqu'en haut...

                          Il sent la petite fleur séchée dans sa poche. A quoi bon connaitre son nom latin ou son espèce etc..? Il comprend qu'elle avait été un simple prétexte pour revenir rôder par ici, rêver alentour et au temps où justement déjà il rêvait, ici même, sa vie future, la vie idéale, tous les possibles, la meilleure sorte d'étude, dans quelle matière réellement s'inscrire ? D'une année sur l'autre, il pourrait toujours changer, il verrait bien...Il avait fini par se décider un peu au hasard, ce qui comptait c'était d'être inscrit pour pouvoir obtenir ce poste de pion et rêver là encore en regardant simplement des enfants à longueur de journée,  et en faisant semblant devant eux d'étudier et de comprendre des choses compliquées ou savantes...L'idéal sur Terre pour lui à l'époque !

                           Il avait lu que la Tour Zam' était non seulement du dernier cri en matière de finition et d'agréments décoratifs mais que son infrastructure, entièrement fourrée de ces flocages papillotés, mortels par leurs exhalaisons indécelables mais censés préserver les étudiants de tout risque d'incendie,  lui permettait en plus de résister à des vents de 300 km/h  !

                           Un jour que par hasard il  s'était rendu sur ce funeste campus et s'était reproché une fois de plus de ne quasiment jamais  y mettre les pieds comme il le devrait au moins de temps en temps, préférant son dérisoire pionicat dans ce bahut infernal où il oscillait entre le ridicule dû à un manque flagrant d'autorité et la gêne qui en découlait sous une fausse décontraction désabusée ou se voulant ironique, comptant sur les polycopiés qu'il entassait dans le tiroir du bureau de la salle de permanence, les ouvrant rarement, s'entêtant vis à vis des élèves dans une sorte de voyeurisme narcissique outrancier, strictement platonique mais qu'il savait tout de même fourvoyé et stérile, voire dangereux, il avait tout à coup ressenti un curieux bien-être, une espèce de consolation, et même une vague espérance sans bien comprendre pourquoi, et ce juste au moment où, dans les écouteurs de son radio-baladeur, au flash d'information on avait indiqué que le vent venait de battre tous ses records sur Terre en soufflant quelque part dans le Pacifique à plus de 350 km/h !          

        

n° 210         L'heure qui brille ( ou  Le reflet de l'autre )

                            Etonnante manipulation d'un réveille-matin que l'on ne cesse d'orienter de manière à ce que non seulement l'heure devienne visible mais qu'en plus, le reflet sur le verre permette d'apercevoir quelque chose ou quelqu'un...Or il semble très difficile d'obtenir les deux en même temps.

                             Un personnage pourrait bien être comme allongé dans une sorte de boyau, entravé (mais alors par lui-même, de son plein gré) pendant qu'un autre (ou ce qu'il prend pour tel), et dont on ne voit que la main, tourne le réveil sous son nez, tentant d'en faire luire le verre dans la pénombre de ce sous-sol (peut-être du reste un sur-sol, une clave, un enchitrillon ou même simplement une base mais au sommet d'une tour, une base tout en haut).

                             Ne serait-il pas plutôt tout seul notre entravé, notre survivant du boyau ? Ses goûts sont très simples pourtant, alors pourquoi est-il allé s'encoubler les pieds si ça se trouve dans une vieille serpillère ou dans les fils d'un agglomérat polyfilaire compensé qui aurait chu par hasard, ou même spécialement à son attention, et avec la complicité de la minuterie de madame Varembert qui ne tient allumée que quelques secondes ?

                             Et dire qu'il lui aurait peut-être suffi d'appuyer deux fois sur la minuterie pour rester tout à fait en dehors de cette drôle d'histoire ! Deux fois seulement pour se voir enfin et tranquillement tel qu'il est à son propre réveil ! Sans s'encoubler auparavant dans...etc etc...Dans son propre réveil-matin !

 

n° 211        Passage des familles ( ou  Journal de ma rôde ) 

                              Une ravissante petite fille solitaire et hyper-couvée des beaux quartiers , comme cloîtrée dans l'appartement familial, excédée par l'atmosphère étouffante qui règne à la maison, décide un beau jour de "tenter le diable" et de passer outre à toutes les recommandations de prudence et autres injonctions de ses parents qui lui apparaissent désormais plutôt comme autant de libertés auxquelles goûter enfin ou de fantasmes à réaliser...

                               Parmi les plus tentants : prendre l'ascenseur toute seule dans des immeubles populaires de grande banlieue, se promener dans les caves la nuit, longer des bureaux en ruine au clair de lune, traîner dans des ruelles où même le jour tous les chats sont gris...Bref, les idées ne lui manquent pas pour se donner des sensations, de celles qui en elle subjugueraient, ou même scandaliseraient, son père intériorisé !

                               Elle passe à l'acte, tient son journal  ("Journal de ma rôde"). Seulement elle n'a pas grand-chose à noter car il ne lui arrive jamais rien ! Aussi pour elle tout est dans le suspense inventé et entretenu d'un supposé danger partout où elle se rend dans ses maraudes, accompagnée et soutenue par ces fourmillements d'existence qu'elle a enfin obtenus grâce en particulier à son assiduité au Passage de la Joule dont elle ne franchit pas la lugubre obscurité dans un sens ou dans l'autre sans un pincement au cœur et un serrement de gorge des plus délicieux...

                               Seulement à part cela, force lui est de constater que les supposés dangers censés la guetter à chaque coin de rue ou au débouché des petits passages et autres courettes des vieux taudis du temps jadis à la Dickens, et malgré ses grandes espérances en la matière, et sauf peut-être certaines ombres qui semblent s'arquer un peu dans sa direction à son passage (mais elle-même sait bien qu'il suffit d'un petit nuage en plumets passant devant le soleil pour produire ce genre d'effet), elle n'a rien constaté de vraiment notable à consigner dans son journal de petite maraudeuse, désormais et nonobstant, un peu dépitée...

                               Elle se demande surtout si dans son entreprise un peu vaine elle n'a pas oublié quelque chose de fondamental, si elle ne s'est justement pas complètement trompée en quittant précisément le domicile familial ...C'est à dire qu'en réalité elle se questionne au sujet de savoir si ce ne serait pas plutôt lorsqu'elle se trouve chez ses parents qu'elle serait sinon le moins en sécurité du moins le plus à même, en y réfléchissant bien, de ressentir des frousses carabinées...

                                A propos de frousse il faut signaler qu'elle en a tout de même vaguement éprouvé une à la sortie du souterrain Beaumajor-Longeflamme de sinistre réputation (on y verrait des combats de rats et de chauve-souris avec quelque chose d'humain dans leurs manières de jouer des crocs ou des griffes, dans leurs petits yeux rouges et torves à pupilles, leurs grandes capes noires battant les ténèbres !) quand elle a vu s'avancer dans sa direction un type chargé de bonbons... Et ce n'était pas un seul  paquet  qu'il avait en main mais plusieurs ! Elle n'en menait pas large devant l'ampleur de l'offre dont elle allait sûrement faire les frais...

                                Immense, lui barrant le chemin, le type se baissa brusquement vers elle pour lui en fourrer un entier d'autorité et sèchement dans la poche !

                         -"Va t'en petite, je t'en conjure, ne reste pas ici une minute de plus ! Ces parages sont dangereux ! Sais-tu que les chauve-souris qui habitent dans les recoins de ce passage sont du genre pipistrelle ? Elles disputent une sorte de renfoncement paillé à des rats de la pire espèce ! Ils ont des combats antédiluviens où l'on perçoit des plaintes humaines, comme des cris d'enfants pris dans leur tourmente, entraînés ainsi vers des soubassements où ils croient voir des clowns ! ...Pendant ce temps, juste à côté, l'aveuglement des adultes est à son comble, ils continuent de passer sans rien voir vers la Place du Marché ! Depuis des années ! Même ce dérivé du Tamiflu qu'on leur avait conseillé n'a jamais pu les déciller ! ll n'y aura bientôt plus que des rats volants, ces pégases du lugubre, au bec crochu, fruit de ces ignobles affrontements, ici alentour, par là en dessous où, dans la moindre encoignure, il y en a un qui niche...

                          -"Monsieur, pourquoi ces portes sont-elles clouées là-bas au fond ?

                          -"Ecoute petite, c'est en cela que réside toute l'horreur de ce lieu : ici aucune porte ne s'ouvre, toutes elles se ferment ! Oui, elles se ferment seulement...On ne peut jamais les ouvrir, on ne peut que les fermer ! Tu comprends maintenant  pourquoi il te faut au plus vite et même immédiatement quitter cet endroit sinistre, rentrer chez toi, dans ta famille, courir nicher toi avec tes parents ma grande ! Fuir ces catacombes ! Le quartier Notre-Dame et ses lugubres enchapeautés ! Dire que lorsqu'ils passent ici ils en font pour quelques instants, surtout s'ils arrêtent leur progéniture pour regarder la vitrine d'une brocante, le passage des familles ! Mais nous ne sommes pas le dimanche matin, et nul office ne les appelle, il n'y a personne tu vois, c'est le couloir des courants d'air et des ombres qui bougent quand on passe...Mais toi, chère petite, cours plus vite que ton ombre à toi qui elle aussi dans ces parages est mauvaise, t'en veut plus que tout, méfie t'en ! "

                        Quel casse-pied ! Quand il a essayé de lui fourrer un quatrième paquet de bonbons dans les poches, elle a pris ses jambes à son cou sans apercevoir le petit sourire de soulagement que le simple fait de la voir enfin quitter l'endroit avait fait naître sur le visage de ce curieux personnage !  Et quel rabat-joie ! Elle n'a d'autre recours à son mortel ennui dans ces lieux, pourtant les plus glauques des contrées suburbaines, que de rentrer chez elle et nonobstant ! Bien sûr, elle a tout de même trouvé un peu bizarre, quoique surtout rébarbatif, le type aux bonbons mais si elle avait vu le titre du livre qu'il était en train de lire et qui dépassait de sa poche, alors gageons qu'elle l'aurait trouvé encore plus étrange et un rien attachant: "Dieu est un enfant" !

                        Et qu'a-t-elle entendu au juste, cette douce petite rêveuse en chambre (qui  parfois depuis sa fenêtre parvient du bout d'une de ses vernies à effleurer le mur suintant et craquelé d'une ruelle torride et maléficiée par elle dans un rêve où elle se voit elle-même)  lorsque, s'enfuyant, elle avait disparu au bout de cette sorte de tunnel (en réalité une ancienne geôle royale du temps des Mérovingiens) d'où le drôle de type avait réussi à la chasser peut-être in extremis, et d'où il  cria  très fort à son intention, sur un ton mélodramatique propre à faire dresser les cheveux sur la tête et dans un phrasé grandiloquent de théâtre ou d'opéra et avec une sorte de gêne profonde comme si cela l'avait concerné lui-même de très près un jour :

                            - "Petite ! Ces portes placardées là-bas tout au fond, sont celles d'anciens...de très anciens bureaux!"

                         Et cette barbichette qui en tremblait sous son menton, l'avait-il réellement lorsqu'il lui distribuait ses bonbons ou venait-il de se la coller, juste pour lui annoncer cela, pour la beauté de la chose ?

                         Une fois à la maison, et après avoir rentré sa jambe à l'intérieur sans être parvenue à atteindre ce fameux mur qu'elle voit et touche en rêve et qui doit bien exister quelque part, elle referma la fenêtre de sa petite chambre douillette et familière et s'allongea sur son lit. Un moment soulagée à l'idée d'avoir tout de même légèrement tenté le diable (ne l'avait-elle pas finalement un peu rencontré ou cru le voir?) sans conséquences funestes  (elle avait vite jeté tous les bonbons, n'aimant pas cela en plus) elle fut prise d'une réelle appréhension à l'idée de céder à une sorte de démon, intérieur cette fois-ci, mais bien réel et auquel elle a souvent du mal à résister et qui s'était présenté à son esprit chemin faisant en lui suggérant, pour se consoler de cette sortie finalement assez barbante, pour faire pendant, d'allumer, une fois tranquillement étendue sur son cosy, tout simplement la radio !

                          Mais pas n'importe laquelle ! La radio qui fait froid dans le dos ! Vous donne de ces petits frissons maisons qui rendent un peu dérisoires les tentatives d'aller courir le guilledou à l'extérieur dans des endroits réputés dangereux et dont on revient penaude de s'être encore autant ennuyée et d'où on vous chasse quelquefois, petite fille ou non, à grands coups de bonbons ou de vieilles histoires de chauve-souris dans des couloirs-cachots-passages aux prises avec des rats qui volent eux aussi !

                          Bref, oui c'est ça, les bons petits frissons à même chez soi juste pour avoir branché son poste ! Il y a du reste une station particulièrement efficace en la matière et très généreuse en nouvelles dont on se demande comment on peut les diffuser, bombarder tout cela, et sans prévenir, dans les chaumières ! Et pourtant elle existe bel et bien et est même, paraît-il,  une des plus écoutées dans la nation toute entière :  "Radio-Info" !

                          Et ce n'est rien de dire que dès le tout début de l'écoute, cette chaîne auditive fut à la hauteur de sa réputation (c'est du reste la préférée des artisan-taxis et  de nombreux patrons de bistrots qui n'hésitent pas à la diffuser sans interruption du matin au soir dans leur véhicule ou depuis un petit poste posé sur un rayon du bar à l'intention de leur aimable clientèle par la même occasion). Effectivement tout le monde se régale. Il faut préciser que cette radio non seulement se targue ni plus moins ni moins de tenir au courant à chaque instant ses auditeurs de tout ce qui peut se passer de notable à travers le monde mais qu'en plus elle a raison car elle y parvient entièrement !

                          Il n'est donc pas un fait divers, simplement délictueux ou crapuleux, une anecdote juste saumâtre ou choquante, un évènement un peu dérangeant ou catastrophique qui, sitôt arrivé quelque part, ne se retrouve comme dégurgité d'office au creux de toute oreille s'intéressant à toutes les choses susceptibles de se produire en ce bas, en ce très bas monde, dans le bas du bas de ce ... etc...bref, à l'attention de tout individu quelque peu pensif, vaguement revanchard d'on ne sait quoi et s'ennuyant beaucoup !

                          Et là notre doux chaperon, rouge de contrariété, en attente d'une de ces bonnes nouvelles dispensées gratuitement dans l'air et qui est censée vous faire avancer dans la connaissance de vos semblables, vous faire percer à neuf la condition humaine et ses prétentions à base de varices et de fonds de culottes, ne se doutait vraiment pas qu'elle méritait d'attendre encore un peu avant de connaître la grande extase médiatico-horrifique qui lui permettrait de se distraire de ce long fleuve grisâtre où elle s'écoule péniblement en regardant juste un petit peu par la fenêtre si toutefois elle n'est pas ouverte (car alors avec sa jambe qu'elle lance légèrement dehors en direction d'un hypothétique point oméga à l'horizon, elle craint toujours de basculer en arrière, dans sa chambre, et de tomber sur sa petite chaîne de radio précisément, pour la casser, alors non!)

                          En effet elle n'a eu droit pour toute première nouvelle, sitôt la touche de la commande effleurée, qu'à une dépêche, certes de dernière minute, mais ne concernant qu'une jeune mère de famille qui venait d'étouffer ses deux enfants en bas âge avec le sac de linge sale...Or cette nouvelle, ou une semblable, elle en avait déjà entendu souvent et sans la déclarer entièrement blasée sur ce point il faut reconnaître que , et même si les autres mamans avaient utilisé dans la même incompréhensible circonstance des sacs plastiques de supérettes ou l'enveloppe imperméable de leurs couettes pour laisser une trace dans l'actualité, cela avait un goût de réchauffé et n'était guère de nature à provoquer en elle le plus léger frisson. Elle avait peut-être un peu soupiré mais surtout d'ennui... Enfin quoi, sur cette radio de bas étage, on pouvait en entendre d'autres quand même, et des inédites !

                         Elle aurait pu commencer à se lasser quelque peu et même envisager de tourner le bouton pour une autre émission tant les nouvelles qui suivirent furent du niveau noirceur médiocre ordinaire à peine beurrée de cet esprit faussement potache que certains journalistes se laissent aller à adopter dès que la bêtise ou la simple vulgarité de ce qu'ils annoncent l'emporte un tant soit peu sur la violence ou la cruauté habituelles des dépêches...Il y eut bien cette infirmière qui dans une maternité avait reconnu le meurtre de dix-huit nouveau-nés et dont le procès commençait tout juste, mais il y en avait  déjà eu des tas de ces procès-là, et même des pires !

                         Malgré son jeune âge elle avait bien remarqué qu'avec cette bonne radio, toute info toute sono, il suffisait de patienter un peu pour entendre s'accroître encore et toujours davantage la complexité nauséabonde du vaste monde...Elle attend, elle attend, toujours allongée tranquillement sur son petit lit... Seulement, est-ce l'effet de son escapade dans cette lointaine banlieue aux étroits passages ombreux et leurs courants d'air murmurants ? Elle se sent gagnée par un soudain besoin de dormir ou de s'assoupir quelque peu...Elle met sa chaîne sous minuterie d'extinction à moins cinq minutes...Oui elle revoit bien les ombres...Et puis ces vieux couloirs sur les côtés, ces portes barricadées dans l'obscurité du fond...d'anciens bureaux...de quoi ?...de qui ?... le récit des rats-chauves-souris, qui se battent en volant, par l'homme aux paquets de bonbons..."Dieu est un enfant"...où a-t-elle vu cela?...entraperçu cela ?...d'un livre dans une poche ?

                         Dans la torpeur de l'assoupissement, elle entend vaguement... " C'est la grande nouvelle du jour, un fait sans précédent, une innovation, a eu lieu...la première femme au monde tueuse en série vient de se manifester en massacrant d'un seul coup à l'aide d'une mitrailleuse, dans le campus américain où elle étudiait brillamment la psychologie des foules, une trentaine de ses camarades garçons et filles avant de se rendre sans faire d'histoire à la police...Elle n'a que dix-neuf ans et, voulant enseigner le plus vite possible, n'aurait pas supporté de se voir refuser son inscription à la maîtrise avant l'âge requis..."

                         Elle n'a peut-être pas réellement entendu cela, mais sinon comment imaginer des choses pareilles ? Cette pestilence sur les ondes ! Du reste est-il possible d'écouter ça toute la journée? Dans des taxis, des bistrots alors, seulement?  Non, des fenêtres de particuliers, des gens tout à fait bien, en laissent parfois s'échapper des bribes conséquentes une bonne partie du jour et même jusque tard le soir ! Quelle horreur ! Elle qui n'aime que les petites ombres des quartiers anciens des plus lointains faubourgs, qui dans leurs recoins suburbains tremblent juste un peu à son passage, elle se promet d'y retourner tout simplement de toute urgence et le plus vite possible...

                         Oui parfaitement,  là-bas où on essaie de la chasser à coups de bonbons, elle reviendra pour s'imposer tout à fait et arpenter seule ces couloirs incertains qui vont rapetissant, à arcades, lunaires même au soleil, dont les portes, bien que condamnées, se ferment tout le temps, se referment sans arrêt...sans s'ouvrir jamais, sans même bouger ! Son grand-père avait passé toute sa vie dans un bureau...était-ce là-bas ? Lorsqu'il disait qu'il chassait parfois des moustiques ça et là avec son calendrier mural, était-ce seulement une illusion, une gentillesse de sa part pour elle qui n'avait jamais pu aller le voir à son travail ? Pour qu'elle l'imagine en pleine action ? Ou était-ce vraiment vrai ? ...Et son bureau était-il au rez-de-chaussée ou au sous-sol ?

                          Comme on annonçait le tout dernier comptage des sans-abris morts de froid ou assassinés pendant l'hiver, sa chaîne s'éteignit. Mais elle dormait déjà. De toute façon elle est sauvée. Elle n'écoutera plus Radio-Info, jamais. Par contre, oui elle repartira. Là-bas. Pour voir si Dieu ne serait pas un enfant...

 

   n° 212             Lunettes et gnomons  ( ou  Les étoiles au fond du jardin )

              Voir page 19 

 

 

 TOM REG  "Mini-contes urbains et lunaires"

 

pages  17   18    19     

 

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