TOM REG    "Mini-contes drolatiques et lunaires"     page 17 

 

n° 201              L'assiette de miettes  (  ou  Le petit bateau qui file )

                                 Une femme aux cheveux secs grisonnants, au look de vieille fille intello à lunettes d'écaille, du reste prof' d'anglais à la retraite, passe beaucoup de temps à voyager avec son neveu auquel elle répète abondamment l'épisode du Mayflower, ce navire anglais qui en 1620 débarqua en Amérique les premiers colons, adeptes du puritanisme protestant, fuyant de ce fait les persécutions religieuses de l'Ancien Monde et qui allaient constituer le noyau originel du peuplement blanc des Etats-Unis...

                                  On les voit ensemble dans divers lieux : tea-rooms, intérieur bourgeois, extérieur nécessiteux ou en construction (ils visitent beaucoup d'appartements-modèles), bateau sur un lac, train qui ne part pas (sur les quais elle ne voit jamais la pancarte "Voitures restant en gare"), salles d'attente de divers bureaux...

                                   Conservant un âge comme indéterminé, le neveu est tantôt enfant, tantôt adolescent, tantôt jeune homme, tantôt adulte... tantôt attardé... tantôt en avance, mais il paraît toujours aussi étranger à ce que lui dit sa tante,  semblant rêver d'un ailleurs, d'un au-delà... S'ennuyant mortellement mais n'osant passer outre, se lever pour rejoindre les gens de son âge (les autres agents d'assiette qui grimpent eux, pendant ce temps,  dans leurs carrières et dans leurs vies), suivre ses chimères ou le vent qui passe...Et s'il ne part pas, comme scotché en face de sa tante,  c'est surtout à cause des petits gâteaux dont il peut avec son assiette aller se resservir à tout moment sur la desserte sous la boiserie où est sculptée justement la fameuse nef du Mayflower, dans la pénombre feutrée de ce lieu cosy entre tous et d'où par les soupiraux des arcades de la rue de Rivoli on aperçoit le Jardin des Tuileries..."A 18h chez "Smith and Son" comme d'habitude ?... Oui Taty."  Sorte de leitmotiv' entre eux depuis déjà bien des années, il était petit au début (et à l'époque c'était  plutôt le Mövenpick de Genève).

                                    Et puis s'il reste là un peu avachi, en grand dadais rêvassant (elle doit encore lui dire de fermer la bouche!), c'est peut-être aussi en raison de l'extrême sollicitude de sa tante concernant son travail, sa future carrière aux Finances, aux Impôts (où il est déjà Agent d'Assiette et même aussi de Constatation, c'est pareil !) qu'elle a l'impudeur de lui prédire tout à fait brillante surtout depuis qu'elle en a parlé à la cousine dont le mari,  numéro deux ou trois du ministère, etc etc...Elle lui parle aussi de l'or qui depuis que les américains l'ont détaché du dollar se met à s'envoler pour rattraper son retard sur les autres matières premières etc etc...et qu'elle se félicite donc d'avoir revendu son petit studio pour des lingots qui n'arrêtent pas de grimper et dont d'ailleurs elle a encore un exemplaire dans sa poche à la toute particulière intention de son neveu  et à condition qu'il en fasse bon usage c'est à dire qu'il le place à côté de tous ceux qu'elle lui a déjà donnés, qu'elle ira les voir, les compter, etc...etc...et surtout qu'il aille chez le coiffeur faire arranger sa tignasse !

                                     Mais c'est décidé, il va se lever et pas pour un gâteau! Pour de bon et pour toujours, quitter cette tante qui s'accroche ou plus exactement à laquelle, collant et amorphe (il avait  choisi de l'être au début par simple jeu et parce qu'il avait bien le temps) il reste accroché sans pouvoir plus s'en séparer vraiment. Il va passer la desserte des gâteaux, (ce sera d'autant plus facile que c'est aussi la direction des toilettes) mais au lieu des lavabos, il descendra l'étage comme si de rien n'était, et une fois la librairie anglaise traversée, aller de l'autre côté de la rue dans le Jardin des Tuileries, jusqu'à son grand bassin sur lequel se posent parfois des cirques, son soleil si particulier, son vent poussiéreux mais si vivifiant après toutes ces heures de tea-room et d'histoire du puritanisme anglican ! Du Mayflower !

                                      Il va se lever dans un instant le plus naturellement du monde, avec son assiette pleine de miettes!  Sur le grand bassin les petits bateaux sont parfois lancés par des adultes qui viennent là exprès pour ça des après-midi entières ! Des bateaux qu'ils construisent eux-mêmes ! Cet homme au grand béret penché sur une oreille avec toujours un cartable, qui se servait pour sa part d'un aggloméré de son invention, huit couches de papier toilette en feuilles brun-glacé craquantes, car c'était à l'en croire le summum pour le rapport flottaison-résistance ! ...

                                       Il faudra bien qu'il pose son assiette et ce avant de s'engager dans l'escalier ! Mais où ça ?...Et de fait ses voiliers, minuscules, simplissimes, dépourvus de toute fioriture ou accastillage, en papier donc très ordinaire pour ne pas dire plus, traversaient le bassin comme un éclair, subjuguaient tout le monde ! Les enfants voyaient bien que ça ne les concernait pas, c'était un autre monde !...Pourtant leurs bateaux à eux étaient beaucoup plus gros mais lourds de bois et de toile...Ils devinaient que sur l'eau c'était une question de tenue et donc aussi de matériau...En quoi étaient-ils les siens à ce bonhomme pour filer aussi vite sur l'onde claire et hachurée par cette jolie brise d'ouest   arrivant  en droite ligne de l'Obélisque sur le grand bassin ? Le Mayflower ! Oui ! Papier hygiénique ou non, c'était bien des sortes de Mayflowers ses petits bateaux! ...Combien de temps sa tante attendra-t-elle son retour avant de régler l'addition et de s'en aller ? Ils ferment à dix-neuf heures ! Cela serait-il possible que pour une fois elle reparte toute seule ?

                                        Je sentais que j'allais bientôt cesser de pouvoir plaire ou intéresser les adultes par le simple fait d'être seulement, comme tout enfant, une promesse d'avenir...Et si tout allait encore bien, si j'avais toujours l'humeur ironique et amusée,  j'entrevoyais un drame..."Tu n'es plus un enfant et tu ne seras pas jeune tout le temps, il va te falloir mûrir, te marier un jour, être un homme!" Elle va repartir toute seule avec son lingot dans sa poche !...En cavalant autour du bassin, le petit homme au béret se plaignait toujours du vent, qu'il n'y en avait pas assez ! Qu'on ne demandait pas grand-chose, juste un peu plus de vent ! Il faisait les réglages lui-même sur place...En réalité on voyait bien qu'il n'y en avait pas vraiment de réglages, c'était la façon de les lancer !

                                          Il demandait aussi qu'on devinât en quoi ils étaient ses bateaux ! Qu'on ne pouvait pas trouver, ce n'était pas possible...Ce petit air futé qu'il prenait alors! Il détenait le secret du monde ! Le pourquoi des choses ! Il en fabriquait un par jour ! Il ne les vendait pas cher...(Au début il ne disait même pas qu'il en vendait, qu'il les faisait)...  Il le reverra peut-être, tout à l'heure, quand il se sera levé avec son assiette, qu'il aura plaqué comme définitivement cette fois et enfin pour de bon sa tante, sa vieille tante, puritaine et anglicane par érudition, le poussant à oser aller se resservir de pudding, attendant qu'il y ait moins de monde pour lui refiler son lingot, pourtant sûrement invisible car, comme les autres, caché dans une double page de journal roulée en boule!...A-t-il toujours ce béret qui s'incline si drôlement quand, penché au-dessus du rebord, il les lance ?

                                         Oh finalement, il n'est pas certain du tout qu'il se lève, qu'il se relève, même pour le parcours habituel approprié à la recharge de pudding et surtout pas avec son assiette à la main, d'une part parce qu'il a suffisamment ingurgité de gâteaux comme ça et surtout parce qu'il n'est plus du tout sûr de lui en ce qui concerne son projet d'évasion...Il a bien trop peur,  pour n'avoir pu trouver d'endroit adéquat où la poser, non seulement de s'engager dans l'escalier, de traverser toute la bookshop mais de se retrouver au beau milieu de la rue de Rivoli, et qui sait, au bord du Bassin, du Grand Bassin lui-même, sa petite  assiette de miettes à la main ! C'est une perspective qu'il ne peut pas risquer !

                                         Alors qu'au lieu de cette assiette ridicule entre ses petites menottes (ou plutôt au lieu de cette petite assiette entre ses menottes ridicules) il pourrait parfaitement se retrouver aux mêmes endroits, à peine un peu plus tard, replâtré de liberté, sans rien dans les mains  et en plus, un lingot dans la poche ! Tout bénèf' en apparence, mais en apparence seulement car il sait d'expérience que la dernière fois que sa tante, comme à peine descendue du Mayflower ou de sa bourgade lointaine, dans l'Ain au sommet d'une colline, avait réussi à lui en fourrer un de force dans son imperméable, son retour chez lui s'était drôlement passé, comme doré pour commencer et mordoré pour finir...

                                         Il se souvient surtout du balan, du formidable balan du pan de son vêtement, du côté de la poche dans laquelle elle l'avait fourgué ! Au tournant des trottoirs, à l'angle des rues, il avait eu de ces embardées aggravées par les "bébis" qu'il n'avait pas pu s'empêcher de siffler à des comptoirs, ici ou là en passant, pour tout à la fois fêter l'évènement et l'oublier ! 

                                          Non il ne risquera pas une nouvelle fois une chose pareille et ce d'autant plus que non seulement il a cette vision de l'homme au béret, ayant trop couru pour attraper à temps son petit bateau,  portant une main à sa poitrine, s'écrouler la bouche ouverte par-dessus le rebord , son béret comme en plongée mais encore sur sa tête, le nez sur les clapots, (a-t-il rêvé ou plutôt lui a-t-on raconté cela comme s'étant vraiment produit?) mais il se voit lui-même, tout d'un coup et avec une rage dionysiaque, extirper de sa poche le petit pain  lourdingue de sa tante et comme on jette ses épluchures de midi dans un vieux journal, et sauf s'il y avait tout près un enfant esseulé à gifler pour le faire pleurer, lancer le lingot de toutes ses forces au beau milieu du bassin !

                                           Et quoi !  Après cette nuit d'errance chaloupée et de dérapages en tout genre, l'autre de lingot, le précédent, il ne l'avait pas non plus ramené chez lui et si le lendemain matin très pâteux il l'avait cherché un moment dans ses poches ou même sous le lit, il avait vite compris qu'on avait dû l'en dessaisir ou même juste oublié de le lui rendre après qu'il l'eut montré pour examen dans quelque bouge, un bistrot, croyant bien faire en se rendant malin ou en se donnant des airs de vouloir faire des envieux, alors que déjà celui-là de lingot, et qui n'était pas non plus le premier qu'elle lui refilait de la sorte, dûment numéroté et poinçonné par la Garantie des Métaux Précieux et la Banque de France, portant gravés son titre en millièmes et son poids au centième de gramme, il lui pesait trop, il en avait déjà assez, et qu'il luttait dans son inconscience comateuse contre l'envie de le jeter dans la première bouche d'égout venue ou tout simplement dans une poubelle puisque celui-là aussi à l'époque était empaqueté comme des épluchures !  

                                     - "Comme il file votre petit bateau monsieur !" C'étaient  les mères de famille qui se montraient les plus admiratives, presque subjuguées par la grâce et la légèreté de ses petits modèles...

                                     - " Oui...Devinez en quoi ils sont, chère madame..." L'homme au béret, un rien cabotin (ressemblant un peu à l'acteur Jean Poiret) cherchait à les ébahir davantage encore mais n'osait pas franchement cracher le morceau, faisait durer le plaisir, semblant faire son miel des supputations...Non ce n'est pas du bois de rose qui je le sais est effectivement le plus léger...etc...etc... "Huit épaisseurs!" était le seul indice qu'il consentait à livrer, et encore des fois, des fois seulement, quand le vent soufflait bien et qu'il était content !

                                              Et si, finalement, il arrivait tout de même, et seulement, avec son assiette de miettes? Mais alors là il risquerait peut-être d'avoir envie aussi de la jeter au beau milieu de ce satané bassin ! Et cet enfant qui pleurait déjà parce qu'il avait perdu son bateau et que pour toute consolation un jeune homme en passant avait giflé violemment et que du coup le mioche s'était mis à hurler de désarroi et de désespoir ? Décidément, que de tuiles en vue, en mémoire ou en suspens dans cet endroit infesté de touristes et de jeunes désœuvrés se dandinant, se recherchant autour des bosquets, se perdant exprès, entrant comme sortant de dessous les ombres des statues, faisant semblant de s'ignorer pour mieux se reluquer le devant et le derrière par en-dessous !

                                              Oui cet enfant giflé par hasard, et qui pleurait déjà, comme pour le faire pleurer plus fort, qui était-ce? De quoi s'agit-il exactement ? D'un souvenir ? Ou bien peut-être avait-il vu cela ?  Dans un film ? 

                                               En désespoir de cause il décide de ne pas quitter le tea-room. Il craint trop de se retrouver autour du bassin et de ses souvenirs embrouillés, ambigus. Peut-on tomber mort au bord de ce bassin pour avoir trop couru après des petits bateaux en papier de soie subtilement recyclé, bien craquant et couleur pain d'épices mais encollé huit fois et donc encore plus résistant ? N'y a-t-il vraiment plus d'homme au béret ? A-t-il réellement fini de la sorte ? Trop d'inconnues pour se risquer dans un endroit si incertain ou alors il faudrait être sûr au moins d'arriver les mains complètement libres et surtout les poches vides de ces lourdeurs  aurifères plombantes qui  pourraient l'inciter, s'il était lesté encore une fois d'un de ces drôles de petits pains jaunes dorés, affinés à neuf cent quatre-vingt dix pour mille, à finir lui aussi dans ces eaux saumâtres, désertes à cette heure, où clapotent sans doute encore, par-dessus la vieille chaise rouillée qu'on aperçoit toujours au fond, toutes les hantises d'autrefois quand pourtant les horloges étaient bonnes !

                                               Il restera donc au tea-room. Bien calé sur sa banquette, les avant-bras autour de l'assiette de miettes qui  finalement n'aura pas bougé d'un millimètre. Certes il aura la poche bien lourde  et l'épaule un peu tirée vers le bas  mais au moins il sera seul car il aura réussi à laisser filer sa tante, enfin soulagée de son kilo, vers ses prérogatives culturo-financières de vieille fille solitaire et radoteuse, vers son hôtel de grande banlieue, et dès le lendemain, son largage maniaco-aurifique accompli, vers les campagnes philosophiques du Pays de Gex et de Ferney-Voltaire réunis ! Et il se sentira d'autant mieux qu'il aura pris tout simplement la décision la plus stricte non seulement de ne pas partir mais de rester à sa place et de ne pas céder aux invites d'avoir à  quitter les lieux pour cause de "closing time". Et oui il le sait bien, il s'en souvient, le tea-room à 19h a seulement l'air de fermer car en réalité, sitôt le vieux personnel  british parti, il est aussitôt remplacé par une fine équipe de jeunes serveurs et d'animateurs frénétiques  au look et au genre entièrement différents, sautillant, se dandinant, se remuant le derrière, pour une métamorphose du lieu tenant du prodige et qui restera ainsi ouvert, sous une forme comme inversée, saturé de musique et d'éclairs multicolores, jusqu'au petit matin !                                                                 

                                              On a commencé par lui enlever son assiette de miettes...Il pouvait donc bien rester.                                                                  

              

n° 202              La grande classe ! (  ou  Les tickets de couscous )  

                                         Un étudiant répondant à une petite annonce ("Particulier vend livres de littérature, biographies, vieux manuels") se retrouve chez un curieux personnage qui lui raconte sa vie et, en particulier (c'est d'ailleurs bien ainsi, comme particulier, qu'il s'était présenté dans l'annonce) lui montre des photos de classe où lui-même apparaît au milieu d'un groupe sur trois rangs de figures enfantines parmi lesquelles sont censées se trouver de futures célébrités...

                                           Là, cette petite tête hirsute et hilare, est-ce vraiment comme il le prétend ce grand comédien aux cheveux plaqués et à la mine sombre connu à présent dans le monde entier ? Et tout au fond, ce visage timide et buté se cachant à moitié derrière un camarade, serait-il devenu ce comique arrogant et agressif qui réjouit les foyers de la nation entière tous le soirs en direct à la télévision ? Et ici ce corps chétif dans des vêtements plus qu'indigents, serait-il devenu ce grand financier qui rachète en chantant et comme des petits pains les entreprises en difficulté ?

                                  -" La plupart des types célèbres dont tu entends parler, du spectacle ou de la politique, je les ai tous eus une fois ou l'autre, du CP à la Terminale, dans une de mes classes ! Incroyable ! "

                                            C'est bien vrai qu'il a comme toute une collection de photos de classe depuis le cours préparatoire jusqu'au baccalauréat, on pourrait même croire qu'il en recherche à dessein et en plus on a souvent du mal à le reconnaître, lui, sur une seule d'entre elles malgré le doigt pointé avec une nervosité se voulant persuasive sur un des minois juvéniles, en outre, d'un cliché à l'autre,  très changeants dans la physionomie ou dans la couleur des cheveux, mais censé tout de même le représenter !

                                   - "Et je suis resté en contact avec eux. Je les connais tous. Quasiment sans exception.  Par exemple en ce moment au gouvernement il n'y a que le Ministre des Biens Durables  et le Secrétaire d'Etat aux Connexions Sous-jacentes que je ne connaisse pas, et qui donc, malheureusement et par un  hasard extraordinaire, n'ont pas été mes condisciples...Mais par contre celui de l'Education, tu sais celui qui veut faire la semaine des quatre jeudis, il est là avec les binocles, ici, tiens tu vois, l'air un peu abruti quoi... Et bien je l'ai vu hier, il ne changera jamais ! Je dois publier son prochain bouquin...

                                    - Ah vous êtes éditeur ?

                                    - Absolument, tout à fait, c'est cela. Enfin c'est tout comme grâce à mes relations dans l'édition. Et j'en fais publier d'autres! Ils m'envoient tous leurs manuscrits...Je dois en avoir par là, je te les montrerai...En attendant, accepterais-tu de me tenir compagnie ce soir en dînant avec moi dans un petit restau sympa fréquenté par tout le gratin du show-biz et de la politique réunis ? C'est un endroit épatant, tu verras les corbeilles à pain sont suspendues au-dessus des tables avec des poulies qui permettent de les descendre quand on en veut sans avoir à demander, enfin tu vois un peu, ce n'est pas la cantine de tout le monde !

                           - C'est comme au Club Mède alors ?

                           - Un peu si tu veux, mais encore en mieux hein ! Tiens c'est tenu par deux femmes, un couple tu vois...La grosse on l'appelle Raton...Elles ont monté ça avec rien....

                           - Et il en reste quelque chose, c'est ça ?

                           - Faut pas rigoler, tu sais que le Tout-Paris y va ! Par contre ce soir, il n'y aura peut-être pas tellement de têtes connues parce que ce n'est pas le jour du couscous...Tu verrais ça le jeudi ! Elles sont obligées de distribuer des tickets et ont institué un système avec des bordereaux où on inscrit son nom et si on veut du café ou pas...

                           - Cela me fait penser à la cantine de mon père, dans son ministère, aux Armées!

                           - C'est à peu près ça chez Raton...La petite, sa copine quoi, c'est Bigounia...Oh non tu sais c'est chouette comme endroit...Elles se sont rencontrées dans une maison de repos... Au début ici elles ne connaissaient personne mais avec le bouche à oreille tu penses...

                           - "Chez Raton et Bigounia" c'est devenu un must alors ?

                           - Surtout quand j'en ai parlé à tous mes anciens copains de classe, quand je les ai carrément convoqués sur place. Certains soirs je réussissais à réunir tant de potes d'autrefois et de toujours que "Chez Raton et Bigounia" c'était l'Assemblée Nationale et le Gouvernement réunis ! Et en plus le Centre du Patronat si tu veux mieux...

                           - Oui je voudrais mieux, je voudrais bien voir ça en vrai un de ces quatre...

                           - Oh mais tu verras, tu verras...Attends que j'aie pris les tickets pour...je t'en ai parlé des tickets du jeudi ?

                            - Pour le couscous ! Le couscous du Ministère !

                            - C'est exactement ça !

                            - Tickets jaune et rouges ! Comme ceux que mon père prépare parfois le soir pour le lendemain sur le coin de son bureau...Il en fait des petits tas et les glisse dans son portefeuille...

                            - Moi j'en ai une pleine boîte de biscuits, tu sais en tôle, les palets bretons au beurre, très belle d'ailleurs...et bien je ne me suis jamais décidé à les jeter...

                            - C'est marrant, mon père lui, en a un plein tiroir ... Il semble plus ou moins les oublier pendant un temps et puis se remet à piocher dedans ou encore à les trier, les mettre en tas pour les recompter ou tout simplement les exposer un moment si quelqu'un arrivait pour les voir...On dirait qu'il les collectionne !

                             - Moi c'est un peu pareil ! J'en ai chez moi...La plupart n'ont jamais servi...J'ai dû en remettre de temps à autre quelques uns dans la boîte, en rapporter d'endroits divers mais sans qu'ils soient pour autant cochés ou oblitérés d'une manière quelconque ...J'ai dû les transporter, m'en munir certains jours, pour rien...Je suis toujours rentré avec...allant manger tout seul et ailleurs...Jamais à la cantine, presque jamais...Et pourtant j'achetais les tickets !

                             - Mon père semble par moments les tamponner lui-même...

                             - Oui pour qu'ils aient l'air d'avoir servi ! Mais moi  je ne le fais plus depuis longtemps ! A quoi ça sert ? De toute façon ils sont comme périmés avant même qu'on songe à les utiliser, qu'on se souvienne qu'on les a ! On ne sait plus à quoi ils servent ou ont bien pu servir depuis si longtemps qu'on les a pour rien...On ne va même plus au bureau, comment pourrait-on savoir ou même se souvenir de quelque chose à leur sujet ? C'était peut-être des tickets d'autre chose...mais de quoi?

                             - Mon père mange à la cantine pour ne pas avoir à reprendre le métro à midi, ce qui fait qu'à la belle saison, il rentre parfois déjeuner à la maison car ce n'est pas très loin et son chemin le long de la Seine quand il fait beau est vraiment épatant...Mais c'est très rare parce que maman n'est jamais là...

                             - Moi j'en ai assez de cette cantine et je suis certain que c'est le cas de ton père aussi...

                             - Il ne sait même plus que c'est une cantine... Il ne s'en rend plus vraiment compte...Ou alors la cantine de ses débuts quand il était auxiliaire ou même seulement aide temporaire au tout début...  Il passe presque toujours par la Seine maintenant...

                             - Laissons cela, je vais te montrer ces fameux livres que je dois vendre...Viens à côté de moi, tu y verras mieux...Mets-toi à ton aise, on en a pour un bon moment...Après cela nous irons manger dans un petit bistrot quelconque, ce n'est pas ce qui manque dans le coin ! N'importe lequel fera l'affaire ! Le premier qui se présente est toujours le meilleur...

                    

                              

n° 203             Le silo  ( ou  La barbichette )

                                  Un écrivain arrivant à la fin de sa vie classe ses archives : des milliers de pages contenant des centaines d'idées de nouvelles, de romans ou de scénarios...jamais publiées car jamais développées ou conduites à leur terme ne serait-ce que sous la forme d'un petit conte ou d'une courte histoire !

                                  Pourtant le canevas est tout tracé. Il suffirait qu'un jeune écrivain ou un scénariste, un authentique mais peut-être en panne ou en mal d'idées, se mette à les rédiger, à les développer...

                                  Que faire de toutes ces notes, la plupart écrites à la hâte sur des petits carnets écornés et défraîchis par les multiples séjours dans les poches de ce drôle de gars qui tout au long de ses voyages ou plus exactement de ses séjours interminables dans des sortes de bureaux où il ne devait pourtant, au début,  que passer (ou même ne s'asseoir qu'un moment) mais où il finissait souvent, surtout s'il se laissait conduire dans un silo d'archives, une section d'ordre et de contrôle d'office ou autres renfoncements plus ou moins souterrains et paillés (ou munis de hublots), par se retrouver lui-même derrière un bureau où on l'avait mis, sans lui demander son avis, à renseigner des gens ou plutôt à leur imposer une sorte de règlement ou de règlementation nullement de son fait ni de son goût par l'intermédiaire d'imprimés qu'il était censé les forcer à remplir, soit par correspondance soit en sa présence, chez eux-mêmes ou deux jours par semaine dans des boxes ambulants à la Mairie !

                                  Et comme il finissait toujours par ne plus voir personne ni être vu de quiconque tant la profondeur et l'isolement des structures surbaissées (et souvent invalidantes par le barbillonnage instantané et imprévisible de leurs cloisons) où il ne manquait jamais de terminer ces sortes de chutes qu'était  pour lui tout stage formateur dans ces curieuses administrations, il en était réduit, si on peut dire, en plus, à sortir à tout bout de champ des petits carnets de sa poche ne serait-ce que  pour tenter de tenir le coup dans cet environnement glauque et tubulaire, et à les remplir de réflexions toutes simples ou d'éléments d'histoires qu'il pourrait peut-être arriver à raconter un jour ou à faire prendre corps d'une manière ou d'une autre (un petit film ou même un simple roman-photo), si toutefois les lentes remontées qui succèdent parfois dit-on à ces opiniâtres descentes aux enfers administratifs ne lui prennent pas trop de temps ni de force...

                                   Le feu brûle dans la cheminée. Toutes ses notes sont là devant lui empilées. Il a donc fini par en sortir, en réchapper (ces hublots de bureaux qui vers la fin n'en finissaient plus de claquer à son passage, à l'aspirer et dont il a eu plus d'une fois bien du mal à s'extirper au cours de ses terribles   cheminements sans cesse recommencés vers la surface !)...Depuis le temps qu'il est tout seul chez lui à présent, il a même eu largement le loisir de transcrire le contenu de ses fameux petits carnets (en quelque sorte de secours et qui ont donc fonctionné à merveille) sur des feuilles où, à présent dactylographié, tout cela se présente sous un meilleur jour, amplifié, ordonné, orienté vers une sorte de courts récits plaisants même si, parfois semblant faits pour étonner, pour ne pas dire dérouter, agacer aussi un peu sans doute, inquiéter peut-être également, accabler carrément comme il l'a été lui-même par sa propre faute dans les profondeurs insondables de ces archives en silos, réduites parfois en lanières ou recollées, avec des trous, là même où on lui avait dit qu'on pouvait parfaitement non seulement y faire carrière mais en ressortir méritant et quasiment un notable...

                                    Il suffirait d'en lancer une première liasse qui ne tarderait pas à se consumer comme du papier journal ou du papier d'emballage...Quelle différence ? Et voilà ! Mais si ! Voilà la solution ! Pourquoi ne pas les donner à sa marchande de fromages, à son poissonnier ?  Pour  les  récupérer un à un, peut-être même sans que cela se remarque et surtout de la manière aléatoire la plus parfaite et la plus parfumée, il lui suffirait d'aller acheter un ou deux filets de hareng ou une tranche de gruyère de temps à autre et alors là, la sélection du papier pour enrober ses victuailles, qui serait comment dire, forcément aléatoire et même quasi-quantique, indéterminée au possible, en décohérence absolue,  lui permettrait sans doute à la longue de se faire une idée de ce qu'il a écrit au juste (n'ayant jamais pu se résoudre à se relire une seule fois) ou ce qu'il aurait pu construire comme œuvre avec tout cela si...si...

                                       Il envisage tant de causes possibles à sa perpétuelle démission envers lui-même! Mais cela va changer car il a donc décidé d'avoir recours à un écrivain, un vrai, qu'il recrutera par petite annonce et même toute petite annonce, une fichette de bristol bleu ciel qu'il punaisera soigneusement (en tirant un peu la langue comme quand il écrit ou fait semblant) , entre une poussette à vendre et des heures de ménage, sur le panneau d'affichage de sa supérette ! C'est à son avis le meilleur moyen  car les gens du voisinage ont une façon de reluquer ce tableau en tourniquant autour avec des petits yeux de fouines qui ne trompent pas !  De vraies pipistrelles ! C'est du sûr !

                                         Et pourtant, comme il se voit encore de temps à autre simplement jeter tout son  fourbi de papiers depuis le haut d'une falaise lors d'un prochain séjour sur la côte normande, ou du pont du ferry en cas de traversée inopinée (c'est à dire de grosse mer annoncée) et, comme il se doit, bien sûr il y a pensé aussi, du sommet de la Tour Eiffel ! En tout cas, il ne se voyait pas les enfouir, les enterrer. De toute manière comme souvent avec ses lubies auto-destructrices ou de simple dérision, si de telles manigances suicidaires furent un temps envisagées, aucune d'elles n'a abouti.

                                          A présent, dans la salle à manger, devant lui, si la pile de manuscrits est toujours aussi haute et vacillante,  le feu en revanche est éteint (quelle chaleur il s'était infligé en ce début  juin !).  Mais surtout la petite annonce a porté ses fruits ! On vient de sonner à sa porte et la confrontation avec le jeune auteur qui  a (comme il l'avait prévu et presque aussitôt) répondu à son appel (et bien entendu seule et unique réponse) est imminente...

                                           Il est stupéfait  par la ressemblance étonnante avec celui qu'il était au même âge ! Avec toutefois en plus, chez ce jeune écrivain, à la barbichette pourtant nonchalante et romantique, le soupçon de ce qui lui aura, à lui,  finalement toujours manqué : l'ambition véritable, l'intérêt, le maintien décidé, l'estime de soi, ...la barbichette !

                                           Et oui, pourquoi ne s'est-il jamais résolu à laisser pousser pour de bon ses quelques poils follets au menton qui lui auraient permis sinon de parader dans l'ordre social réellement valorisant des vrais barbus, du moins l'auraient peut-être aidé à prendre de l'assurance (et puis avec ces lotions au soufre dont il suffit parait-il de se badigeonner les joues pour y voir enfin pousser de vrais poils !) assurance qui, sans être arrogante, lui aurait du moins conféré un air suffisamment sérieux  pour prétendre à des visées substantielles en direction d'une certaine reconnaissance littéraire ou à la rigueur d'un poste de répétiteur à vie dans une boîte à bachot de la proche banlieue ?

                                            Mais maintenant, il va s'en sortir, on va l'en sortir ! En réalité, il s'est aidé et le ciel tout simplement en retour l'a aidé ! Quelle belle entrevue entre lui et ce  drille un peu drôle qui lui a pourtant fait si bonne impression... Tout au moins jusqu'à ce que, l'ayant raccompagné, en lui souhaitant bon courage et un chaleureux "A vous revoir très vite" ,  aussitôt la porte refermée  (pourquoi l'a-t-il fait, cela se fait-il ? Il ne le fait jamais!) mis à regarder par le judas ? Le type venait à peine de quitter le palier, de s'engager dans l'escalier, le carton de tous ses manuscrits dans la main droite d'accord, mais de la gauche, comment le dire, évoquer cela sans frémir, ne l'a-t-il pas vu, d'un geste sec, rapide, comme on chasse une mouche, s'arracher, pour la glisser aussitôt dans sa poche, sa barbichette !

                                             On se moque de moi ! Sa première réaction n'a pas tardé, déclenchée par une terrible impression de vide, un sentiment de solitude absolue devant cette simagrée si singulière qu'il vit dans cette bizarrerie la marque même des adorateurs de pipistrelles, peut-être de connivence avec  la concierge, elle-même chauve-souris de banlieue et grande utilisatrice du fameux tableau d'annonces de la supérette où ses anciens raviers de faïence et ses soi-disant câbles infra-rouge anti-rats d'égout, avec quelques accessoires de mariage proposés en plus pour rien, avaient en leur temps parait-il fait florès... Mais tout de même quel rapport avec ses manuscrits ? Comment aurait-elle pu avoir l'idée de lui jouer un tour pareil ? Et même savoir de quoi au juste il s'agissait !  Des manuscrits !

                                               En tout cas, il est à peu près sûr de ne jamais revoir ses pages, ses chers écrits clandestins et compensatoires de toute une vie de bureau rechignée, ratée, abandonnée, réintégrée une fois, reconstituée, réabandonnée,  reposant sur le seul espoir d'une libération définitive quel qu'en soit le prix !  Son seul recours, son unique secours après toute cette vie de renfoncement, de tassement, d'engoncement ! Et pour finir d'engluement, de redescente dans des silos d'on ne sait quoi, de milliers d'archives douteuses plus ou moins fabriquées, modifiées, peut-être même faussement jaunies, toutes photocopiées inutilement à l'infini à partir d'un seul et même exemplaire ! 

                                               Oh bien sûr il fait l'offusqué, se la joue tragique et désespérée mais est-il vraiment sûr de ne pas être responsable de ce qui lui arrive ? De ne pas l'avoir, sinon vraiment voulu, du moins un peu souhaité sans oser se l'avouer ? Car enfin quoi, avec ce type louche qu'on ne sait trop comment il a réussi à faire venir chez lui pour lui confier ses manuscrits qu'il a du reste bien emportés, n'a-t-il pas finalement trouvé le moyen idéal de se débarrasser  de ses trucs, de tous ces machins à encombrer les placards et à faire de la poussière, à lui empoisonner l'existence en lui faisant croire que s'il le voulait,  lui aussi pourrait tirer parti de tous ses manquements et obnubilations par l'entremise d'une miraculeuse et sacro-sainte sublimation en littérature !

                                                Avec un style inimitable et même encore mieux pas de style du tout, il comptait bien pourtant  réussir à faire passer quelque chose de cette sorte de tragédie souterraine solitaire qu'il s'est imposée pour rien durant toutes ces années, et dont il n'est même pas certain d'être réellement sorti ! Oui tout ce temps à classer, déclasser, enliasser, entasser, taquer, décaroler, déplier, replier le document des milliers de fois reproduit, et désormais quoi qu'il fasse comme pour toujours entre ses mains et dans ses yeux, de son propre engagement, rédigé de sa plume, à exercer sans interruption tout au long de sa carrière cette fonction réputée notabilisante de siphonneur-plongeur (autrefois on disait "gouverneur"! )  de silo d'administration,  et ce jusqu'à l'âge légal de la retraite!

                                                  Enfin tout de même il aurait désormais  l'impression que cela est bel et bien derrière lui maintenant, par là-bas, en dessous plutôt, on ne sait plus où exactement et que l'endroit précis de sa dernière affectation a été un beau jour laissé, délaissé par lui une bonne fois pour toutes après une kyrielle d'atermoiements au long cours et de subjugations plus ou moins contrôlées ou même seulement initiées par lui à proprement parler (était-ce une sorte de double qui en lui prenait les décisions à sa place et qui l'en informait une fois seulement l'action engagée ? ).

                                                  Toujours est-il que cela lui paraissait appartenir à un passé à présent des plus révolus, à cette curieuse époque où il lui fut donné (on se demande comment et on ne sait pourquoi) d'évoluer dans un  espace-temps qui n'était pas du tout fait pour lui (où des gens qui l'aimaient beaucoup l'avaient pourtant incité à pénétrer comme par effraction) et au sein duquel,   il aura passé toute sa vie à  glisser, descendre toujours plus bas, mais toutefois, et grâce à ses fameux petits carnets sans doute, sinon moins profond,  peut-être un peu moins vite qu'il l'aurait cru ou avait pu le croire sur le moment....N'avait-il pas eu le temps d'apercevoir, dans le vernis craquelé de la colonne-suspensoir qui empêchait provisoirement la pile de dossiers (celle du moins à laquelle il était attaché car il y en avait d'autres au fond dans le noir et en dessous) de chanceler quand on essayait en vain d'en prélever un élément ou même seulement de porter une annotation sur la couverture avec un gros feutre rallongé, un vague reflet de lui-même comme encore, et malgré tout, jeune, et même peut-être plus que jeune, enfantin ? 

                                                   Il en était là de ses pensées somme toutes rassurantes et même, si on voulait bien, encourageantes sur sa situation apparemment redevenue entièrement indépendante vis à vis de ces grands bureaux verticaux et souterrains qui constituaient son passé (ces remontées parfois, malgré lui et finalement contre son gré, le long de la colonne, tentatives aussitôt stoppées, dénoncées dans le noir!), lorsque parvenu sans savoir comment dans la supérette (après le coup du judas, en pleine stupeur  il était donc quand même sorti !), il rencontra sa concierge! Elle revenait justement du tableau d'affichage où elle avait collé une toute nouvelle annonce.

                                              -" Ah que j'vous dise ! M'sieur Turiénor ! Bien contente de vous voir, ça m'a l'air important ! On m'a donné ceci pour vous, ce petit mot, tenez...Malgré mes lunettes je ne suis pas vraiment parvenue à tout déchiffrer, m'enfin...c'est bien votre nom...

                                              - Qui vous l'a remis madame Péluchon ?

                                              - Oh un charmant jeune homme avec une veste à carreaux, oh très très bien, très sérieux, avec une sorte de barbichette...

                                               - Quoi ? Comment ? Que me dites-vous là !

                                               - Oui des poils brossés comme en pinceau un peu vers l'avant...

                                               - Bon sang, quel rapport avec...

                                               - Cela d'ailleurs m'a fait penser à vous monsieur Turiénor. Mais si, au début vous aviez bien vous aussi une sorte de...non ? ( D' une main raidie collée sous le menton, et qu'elle agite d'un petit battement en sa direction, elle évoque l'ancien temps où lui aussi effectivement avait une espèce de petite barbe pointue et effilochée qui lui tremblottait au menton...) Mais vous ne l'aviez pas gardée et du coup aviez rajeuni ! "

                                        Ayant réussi à se dégager des griffes de cette sorte de pipistrelle sans nom, il se mit nonobstant à parcourir la note (qui ressemblait un peu à une convocation pour conformité du Bureau des Fonctions et Labeurs) en faisant effort pour bien prononcer chaque syllabe séparément tant les mots paraissaient attachés les uns aux autres :

"Cher ancien, bien reçu votre message malgré son support si volumineux en son gros ficelage et si étonnamment verbeux. Nonobstant, avons parfaitement  décrypté votre forme d'usage et vos desiderata conjoints ou conliés. Aussi et avant d'entreprendre quoi que ce soit à notre encontre, sachez que nous avons décidé de vous conférer quittance de réintégration totale, avec toutes vos prérogatives donc, au sein même du silo où d'ores et déjà, comme autrefois et cette fois-ci pour aussi longtemps qu'il vous plaira, votre siège-nacelle, encore au niveau exact où vous l'avez quitté, vous attend toujours ! "

                                         Quelle horreur ! Ce curieux siège n'était pas un rêve, il avait bel et bien existé ! Ne pouvant plus tenir il l'avait donc quitté un beau jour, ou une nuit peut-être (comment savoir dans cette sorte de galerie de mine?) oui, abandonné nonobstant ! Et par une horreur plus grande encore, on semblait ne pas lui en tenir rigueur et on paraissait tout disposé à l'accueillir à nouveau  dans ce silo (et dire que pour finir c'était parfois tout simplement pour lui une arrière-boutique un peu obscure ou même  le fonds  vaporeux d'un commerce de pressing ! L'angle éboulé d'un vieux cachot sans plus de murs ni de portes mais où il restait quand même !... Il avait fini par rêver si fort !) 

                                          Cela ne fait rien, quelle drôle d'histoire ! Il n'est donc pas vraiment libéré puisqu'il doit (oh bien sûr le ton du message est courtois et mesuré) à tout prix redescendre là-bas en dessous, par là-bas à travers et derechef aux tubulures d'il ne sait plus quoi au juste, enfin c'est en sous-sol sûrement (ou alors très caché, trop bien protégé) faute de quoi cette fois-ci, on ne lui passerait rien, on lui rappellerait son engagement d'avoir à descendre tout le temps davantage le long de cette interminable colonne d'archives...

                                          Il allait donc, après toutes ces années certes de privations, de solitude ou d'extrême dénuement mais tout de même de liberté, devoir se refourguer dans ce sinistre bastringue dont il n'est pas certain au demeurant de retrouver le moyen exact d'y accéder tout à fait et d'y pénétrer pour de bon !  Et surtout, une fois dans la bonbonne, une fois réinstallé sur le siège en bois clouté de fer et tringlé d'acier, de réamorcer la lente et interminable descente, et la dernière cette fois-ci sans doute...Son siège, son terrible siège-nacelle, taillé à la mesure de son angoisse et de ses peurs, n'avait pas disparu ! Mais qu'avait-il besoin de savoir cela ?

                                           Et il reste persuadé que tout cela a bien à voir avec cette rusée pipistrelle de concierge qui a tout manigancé ou qui a servi de relai et même peut-être simplement fourni les éléments décryptants destinés à détourner le sens de ses manuscrits qui n'étaient que des mémoires un peu enjolivés mais faits de souvenirs très ordinaires et nullement destinés à lui valoir réintégration ! Il avait bien précisé dans l'annonce que c'était purement fictionnel et que s'il y avait eu effectivement dans sa vie d'assimilé bureaucrate, lui semblait-il, oui comme une sorte de siège assujetti à un câble, le tout formant mécanisme sur lequel il s'est  assez longtemps tenu et que des dossiers, de nombreux dossiers passaient ainsi devant lui, remontant lentement (c'était donc bien lui qui descendait),  oui c'est cela défilant de bas en haut en une longue pile, interminable durant des années, il s'était peut-être en fin de compte, et ne serait-ce que partiellement, imaginé tout cela ?

                                           Qu'a-t-elle bien pu afficher cette fois-ci comme annonce ! Il est persuadé qu'il doit y avoir un rapport avec lui, qu'un indice quelconque s'y trouve dont il pourra tirer parti afin de tenter d'élucider cette bien étrange histoire (qui ne fait peut-être que commencer). Le revoilà devant ce maudit tableau d'annonces-quartier qui n'ont l'air de rien et puis...Qu'a-t-il été lui-même touché à cela ? Mettre les pieds dans tout ce...Voyons voir, ah voilà, la voilà son annonce, sa maudite annonce...De quoi s'agit-il ? J'ai du mal à lire...mais oui des pattes de mouche comme dans l'escalier sur ses affiches "Coupure d'eau le..."

                                         "Vends très bon état "Le mystère des dinosaures volants" en deux tomes par le Professeur Gustav Thor .  Très bon prix d'ami (manque un tome). Document manuscrit joint (petit carnet roussi). A débattre. "

                                           Qu'est-il allé faire dans cette galère ! Mais oui, il n'y a aucun doute que cela est en rapport avec son affaire, avec sa grande peur dans l'existence, les regards narquois qu'on lui porte, d'où justement son enfouissement, cette curieuse descente dans le monde souterrain et lunaire des vieux papiers à classer d'abord, à détruire tout de suite après ! Cette étrange chaise-nacelle qui descend et qui recule en  même temps...Tout cela se tient bel et bien ! De la pipistrelle au dinosaure il n'y a qu'un pas, même s'il est à l'envers, il se l'était toujours dit.

                                            Il a parfaitement compris que son salut résidait à coup sûr dans le fait d'aller pour de bon, vaille que vaille et le plus tôt possible, acheter ce malheureux bouquin chez cette drôle de bonne femme dans son espèce d'antre cavernicole, sa loge modulable à feuilles de choux bouilli et pommes précuites! Ainsi il récupérerait au moins, peut-être, un de ses fameux petits carnets qui l'ont si bien accompagné, soutenu, freiné dans sa descente le long de tous ces dossiers empilés si haut dont il s'évertuait à toujours laisser croire qu'il cherchait à s'en emparer malgré la pression, pour les ouvrir, et pour rien puisqu'ils étaient déjà voués au pilon... Pourquoi roussi ?

                                             C'est tout de même un tant soit peu requinqué et moins crispé qu'il dirige à nouveau ses pas vers son immeuble. Après tout et en tout état de cause, que la concierge soit dans le coup ou non, il n'est pas obligé de reprendre sa fonction comme on semble, et par les voies détournées d'une sorte de noir prodige, l'y inciter et puis enfin quoi, un seul carnet de retrouvé n'implique pas que tous les autres soient perdus ! Et d'abord qui les aurait perdus ?

                                             Non, il va s'affranchir dans les meilleurs délais possibles de la nouvelle tâche qui lui incombe, à savoir récupérer son bien, ses trucs en quelque sorte comme lui disait une amie qui avait  un moment tenté de les taper à la machine ("Curieux, tes trucs sont intapables!"),  bref son petit carnet puisqu'il ne lui en resterait donc plus qu'un (assorti allez savoir pourquoi d'une sorte d'encyclopédie sur de très anciens reptiles) et c'est  en se disant  que si sa drôle de nacelle n'était peut-être après tout pas si mal que cela, ce n'était tout de même pas une raison pour se faire avoir une fois de plus et accepter de redescendre par là-bas en bas sous-couvert  d'une notabilité entièrement remise à neuf, d'une assurance absolue de reprise exacte au sous-échelon atteint pour finir, avec une cadence d'affaissement maintenue et rigoureusement garantie...

                                              Nous pourrions laisser là notre excellent ami, persifleur et matois en diable (sous un air faussement lugubre et bouché),  comme encore un peu réchappé de sa galerie de mine  vaguement administrative (où étaient vraiment les bureaux?) et s'apprêtant pourtant à tout faire pour y retourner mais l'on se doit, pour bien marquer à quel point ce brave jeune homme (très âgé, s'attardant beaucoup) a décidément peu de chance dans l'existence, de préciser qu'en mettant incidemment sa main dans la poche de son veston il sentit au bout de ses doigts des sortes de filaments un peu fuligineux, comme un petit toupet rassemblé en pointe...Oh non! Non, non et non ! Pas lui ! Pas ça ! Ce n'est tout de même pas lui la barbiche, la sinistre barbichette ! Ce n'était tout de même pas lui qu'il avait cru voir dans ce judas de malheur ! Il ne souffre pas d'autoscopie ! Il est vrai qu'à force de se prendre pour un autre...

                                               Non ça y est, il a fait le point, c'est à dire finalement, tout simplement, mis au point. Et oui il se voit parfaitement, se revoit très distinctement en train de récupérer au fond d'un tiroir ce vieux reste de ficelle qui, à présent  dans sa poche, au bout de ses doigts tremblants et moites, fait si curieusement  barbichette ! C'est le reliquat, qui s'est enrubanné dans la cavité du veston, de ce qui lui a servi tout bonnement à empaqueter ses manuscrits et son petit carnet ! Rien d'inquiétant, tout s'explique. L'énigmatique n'est là que pour faire joli, pour plaire. Ce n'est qu'un de ces leurres qui apparaissent ou disparaissent au premier courant d'air rétrograde d'un passage ou d'une cours...

                                                Maintenant si une fois son petit carnet récupéré il décidait quand même de rempiler il le verrait bien, fera selon et puis nonobstant le grincheux qui est en lui, aura peut-être enfin trouvé la force après toutes ces années de considérer la situation souterraine qui fut la sienne comme moins rébarbative qu'on pourrait le penser. D'abord le siège le long de son fil n'est pas si inconfortable et ne descend pas si vite que cela. (C'est tout juste si on se rend compte d'une chute! On a même la plupart du temps l'impression de monter un peu!) Il va voir, revoir tout cela...

                                                 Non il a trop fait marcher son imaginaire, rêvassé en diable, cherché des complications valorisantes, des atermoiements de confort. Il s'est attardé dans des souterrains intérieurs qu'il peuplait de vagues menaces ou au contraire de réminiscences flatteuses alors qu'il lui aurait suffi d'apprendre tout simplement à vivre normalement avec sa concierge, ses voisins, sa femme de ménage. Tout seul mais accompagné. Au lieu de cela il n'aura obtenu que d'avoir réussi, par quels improbables stratagème et travestissement grotesque de sa part ou de celle d'un autre, à galvauder tous ses écrits intimes rédigés il ne sait plus où, en tout cas pour finir, lui semble-t-il, entièrement rassemblés, condensés, sauvegardés dans un tout petit carnet qu'il a oui sans doute perdu croyant se l'être fait dérober par un barbiquant  de bas étages mais après tout ne vaut-il  pas mieux qu'il en soit ainsi et qu'il se figure donc, de ce seul fait, et pour finir, plus ou moins sorti d'affaire !

                                                 Et puis enfin si des galeries lugubres dans d'infâmes sous-sols façon lavabos-fumoirs-à-trous de petits cinémas de banlieue sordides des années cinquante lui plaisent tant que ça, pourquoi ne s'inscrit-il pas tout simplement à un club de spéléologie, de ceux qui vous insinuent dans des recoins pas possibles non seulement de l'âme humaine mais aussi des plus contraignants cloaques et labyrinthes des anciennes régions à présent proscrites ou déconseillées car bouchées ( mais pré-intubées à toutes fins utiles)? On sait très bien que dans ces clubs faits en grande partie d'illusions et carburant notoirement aux cancans, il est de bon ton de s'enquérir d'espaces où s'enfoncer toujours un peu plus,  insensiblement mais inexorablement. Oh certes, et c'est bien le cas de le dire, avec une  certaine condescendance mais toujours effectivement dans des espèces de sièges improbables sur lesquels une sorte de maintien vous reste assuré mais où la moindre péroraison à destination de vagues collègues ou partenaires dans le lointain obscur prend des allures de forfanteries ou de manigances, de roublardises qui ne quittent pas l'axe du fil où l'on descend, et qui immanquablement se retournent contre soi indéfiniment c'est à dire aussi longtemps qu'il reste du  fil à descendre et par là-bas en bas dans ces tout derniers replis où perdurent encore ces bureaux d'anciennes structures, ce n'est pas cela qui manque, cela se dévide sans fin ces fils le long desquels on s'évertue à...avec ces griffures dans l'acier que l'on sent au passage...oui, incontestablement on descend, on descend bien, on ne s'arrête pas...on ne s'arrête pas pour si peu !   Comment dire, pour aussi peu de considération finalement obtenue et malgré tous les conseils et recommandations sur les façons adéquates de se tenir en quelque sorte à la mâture de ce pseudo-édifice, sans doute administratif, glacial malgré cette lourdeur humide  et comme perdu en sous-sol, enfoncé il y a très longtemps d'un seul bloc ! Et on avait  commencé la descente fort de tous les conseils des parents, des amis, des voisins : aucun n'a tenu devant la réalité des choses de là-bas en bas, du fin fond de ce là-bas à travers, de ce gouffre à la sécurité bien précaire et aux illusoires structures valorisantes ! Oui un câble, c'est cela le long duquel on descend, ou on croit descendre la plupart du temps, oui absolument assis sur une sorte de chaise et si l'on n'était pas tout à fait certain d'avoir dans sa poche à portée de main, plus près en tout cas que les vagues paperasses en piles qu'on aperçoit, quand on tourne parfois sur soi-même, tout au fond dans une de ces ténèbres de demi-jour, de renfoncement, et même de galeries paillées et pentues où l'on devine qu'il y a très longtemps des tâches ont été interrompues peut-être suite à des désertions d'effectifs ou simplement à des canulars en rapport avec cette idée, un fameux petit carnet pour soi seul, pratique en diable,  même si le boudin métallique s'en accroche parfois à un des nombreux trous de la doublure de la veste et que dans ces cas-là on ne peut donc jamais le retirer, en jouir, s'en rassurer, de toute une journée ! N'importe, il est là, ne servant à rien, ne pouvant servir à rien pour le moment mais autorisant outre sa palpation à travers la minable étoffe qui vous sert de fausse guenille, l'inénarrable  espoir de parvenir un jour, l'ayant enfin arraché à toutes les fibres de ce qu'on ne peut plus du coup appeler une doublure, à s'en saisir, l'ouvrir, si toutefois les coulures sudoripares des aisselles n'en ont pas comme définitivement collé les pages une à une ou dans leur ensemble, à l'ouvrir, oui c'est cela à une page quelconque, c'est à dire blanche, encore vierge malgré tout ce tintouin, toute cette peine, et sur laquelle il lui sera loisible de transcrire la nature cachée de son être, la couleur exacte de ses pensées, celle du temps aussi mais alors là d'une manière irrémédiable, jusqu'au bout du temps justement, sans s'arrêter d'écrire, de retranscrire jusqu'à la fin, c'est à dire jusqu'à ce qu'on sache, qu'on trouve comment s'arrêter ou qu'on ne puisse plus faire autrement que de s'arrêter! Et cette question qui fusera toujours, pourquoi roussi ? Et cette autre bien sûr, ultime, fondamentale, follement basique, comme turgescente et pendante à la fois, que faire de cette barbichette ? Il avait été question de ficelle, vous croyez ? Oh comment continuer sur cette idée-là, que ce ne serait qu'une...

 (En réalité ici, et de son propre aveu, l'auteur se retrouve aux prises avec un conte interminable et qui du reste n'appartient déjà plus du tout au genre mini ! Et oui, interminable au sens propre du terme, c'est à dire qu'il ne peut plus le terminer ! Ne peut plus s'arrêter ! (A force de toujours faire descendre son héros dans d'impossibles sous-sols  le voilà lui-même en peine de s'arrêter et on frémit quand on sait que les pages numériques sont sans fond ! On mesure un peu à quoi on a échappé...) Continue coûte que coûte sans pour autant savoir où il va, se plaisant peut-être une fois de plus à chercher à n'aller nulle part, comme le veut un peu le genre "drolatique" qu'il s'est choisi (ou qui lui est tombé dessus !) avec ses curieux petits contes entre l'absurde et l'étrange, persillés de loufoque et de saugrenu, mais toujours empreints d'une certaine mélancolie ou d'une nostalgie d'on ne sait quoi au juste qui n'en est que plus prenante...

Et ce dépassement de format sera peut-être l'occasion de présenter des textes plus longs qu'on pourrait appeler de "calepins" (en fait rédigés sur des blocs sténo à boudin au lieu des "petits carnets" de format plus approprié aux mini-contes), c'est à dire de passer en quelque sorte des "courts-métrages"   aux "moyens métrages"...ces derniers correspondants davantage au format plus habituel de la nouvelle ("short story")...

Et le premier "calepin" qu'on ait réussi à lui "arracher"  portant le titre  "Le Palais ou Les Quinconces" , c'est à une sorte de nième version de la vie problématique de son personnage au sein d'une improbable administration située cette fois peut-être dans le parc d'un grand château, site très visité mais où les touristes sont parfois difficiles à distinguer des fonctionnaires en poste quelque part dans des locaux comme enfouis dans la verdure, plus ou moins dissimulés dans des bosquets, relégués dans des recoins de quinconces mal délimités et où l'on accède, parfois sans le vouloir et même sans le savoir, en contournant simplement certaines statues de philosophes ou d'anciens rois de Rome. Aussi, l'espèce de stage qu'a l'air de devoir subir notre héros dans cette étrange administration n'est-il pas de tout repos, d'autant que ses fonctions sont, on s'en sera douté,  assez mal définies...

L'édition (d'ailleurs par épisodes*) de ces calepins n'interrompt pas celle des mini-contes qui continuent (ainsi que leur réédition alternée tous les 2j,  page par page) avec le système de numérotation qui leur est propre... 

 

Calepins   p.1  ( "Le Palais ou Les quinconces"                                                                    

        TOM REG  "Mini-contes drolatiques" (suite)  

   n° 204            Réclamation  ( ou Le souterrain phénicien ) voir  page 18                                                                    

                                             

 

 

 TOM REG  "Mini-contes drolatiques et déroutants"

 

pages   16   17   18     

 

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