TOM REG    "Mini-contes drolatiques et déroutants"     page 20 

 

                        

n° 219             Le crâne-perruque  ( ou  Un des railleurs )  

                            Un vieux philosophe (qui paraît trop jeune et doit mettre une perruque de chauve, ses cheveux ne voulant ni tomber ni seulement blanchir malgré l'âge) réunit de temps à autre des jeunes gens pour leur faire écouter des cassettes de conférences, des émissions de radio savantes, des exposés scientifiques sur de nouvelles théories, des comptes-rendus de résultats de recherches de tous les observatoires de la société, des interviews d'intellectuels chevronnés et distingués (qui ont ce maniérisme des "euh..." avant chaque mot, qui s'écoutent parler...) 

                            Il leur apprend à se moquer de toute cette clique redondante et bafouilleuse et de son verbiage philosophico-scientifique à la fois abscond et ridicule, du ton prétentieux dont elle use croyant faire de l'effet ! Mieux que cela, il les initie à l' art de la raillerie qui par contre doit être conduite avec talent et subtilité...Le tout allié à un sens très marqué de l'autodérision  car celui de ses disciples qui a le mieux raillé les fausses gloires pontifiantes, la plupart du temps cathodiques ou radiodiffusées, les ayant soumises à leur sagacité la plus rigolarde, obtient l'insigne faveur de dîner avec le maître et ...de le railler !

                             Et sitôt qu'il s'entend raillé en beauté par le déchaînement terrible des débordements juvéniles si étrangement autorisés dans sa maison même, lui soi-disant vieux bonhomme mais sans fausse barbe et du coup encore trop jeune pour être vraiment crédible, ces outrances verbales à lui seul destinées, non seulement encouragées mais  récompensées, notre bien drolatique philosophe à l'anti-moumoute se met alors à se railler lui-même, en plus, de l'intérieur, à en rajouter encore un peu, en prenant garde que cela ne se puisse deviner, car avec déjà le coup du crâne-perruque ce serait jugé excessif et de mauvais goût !

                                 Une fois sa cour moqueuse et acerbe partie pour rentrer chez elle, il sort de ce que d'aucuns appelleraient une manière de cauchemar mais qu'il envisage pour sa part plutôt comme une sorte d'épopée chevaleresque à rebours et dont il reviendrait, pourtant encore gluant de quolibets parfois proches de l'insulte, grandi ! Mais  après avoir refermé les fenêtres de son appartement (qu'il avait pris soin d'ouvrir en grand dès le début de la séance afin que les voisins ne perdissent pas une miette du déroulement de ce curieux procédé et puissent même peut-être se figurer  qu'il s'agissait là d'une pratique plus ou moins curatoire (alors qu'elle est purement vexatoire) et  se poser qui sait cette question dont le côté saumâtre, et en partie injustifié,  leur échappera de toute façon : "De quelle cure a-t-elle encore besoin celle-là !"), oui derrière les vitres closes il éprouve incontestablement comme un manque, une certaine frustration, une diminution, en son for intérieur et dans toute sa personne (qui heureusement n'est pas ou plus grand-chose m'enfin), et au lieu de rouvrir bêtement pour respirer un grand coup (ou sauter par la fenêtre), se ravise in extremis et d'un bond sort  de chez lui par le palier pour aller prendre carrément l'air dans une petite allée ombreuse de sa résidence...

                                   Et là, rechaussant le crâne-perruque, dans un silence à peine troublé par les curieux croassements d'une sorte de merle (oui moqueur!), il sent monter en lui  un impérieux et irrépressible besoin  à présent de vanter, de louer, d'encenser ...Et intérieurement, comme après chacune de ces curieuses séances qui ont plus ou moins l'air finalement d'un aimable jeu au pire un peu grotesque mais qui le laissent tout de même pantois (et même pantelant) il va tout simplement rendre, en se concentrant très fort,  un chaleureux témoignage d'admiration à son ancien professeur de lycée, Agrégé ès Lettres, Antoine de Crobart ! Oui celui de sa quatrième par qui tout a commencé justement ! Qui se moquait de ses élèves et de lui en particulier comme ce n'était pas permis, qui s'ingéniait à faire perdre aux plus fragiles d'entre eux, dont il était précisément, tous leurs moyens par des allusions répétées à des mollesses de maintien ou de caractère, à une tendance sournoise au ronflotage,  certes réelles ou supposées mais qui n'en faisaient pas moins s'esclaffer ou pouffer tout le reste de la classe surtout quand il faisait monter une de ces "grosses soupes" au tableau !

                                    Ce sera bien ainsi, le bucrane comme vissé au-dessus de la tête (toujours donc par-dessus ses vrais cheveux qui, longs, épais et soyeux dépassent pas mal, surtout du côté de la nuque et des tempes, et qu'il renfourne de temps en temps sous la calotte-tonsure en caoutchouc rose qui  maintient cela tout juste en place) qu'il va, d'enjambées en enjambées au-dessus des poussières et des taches de soleil qu'il essaiera plus ou moins d'éviter pour ne pas être trop repéré, se donner tout entier à ce qui ne sera rien moins que la célébration d'une sorte de culte improbable, heureusement sans ostentation et même totalement inconnu des autres occupants de la résidence. Oui comme impossible et pourtant il ne pourra s'empêcher de se gargariser jusqu'à plus soif des grands mérites, toujours aussi vivaces en lui et ce malgré toutes les humiliations, elles aussi encore sensibles car attenantes à sa condition d'éternel souffre-douleur, de son ancien professeur : ce dernier n'avait-il pas, disait-on, pour l'agrégation, appris tout simplement par cœur le dictionnaire de latin ?

                                     Et ce détail qu'on pourrait trouver sordide le plongeait dans des abîmes d'admiration dont il n'arrive toujours pas à atténuer la ferveur qu'elle lui inspire ni à maîtriser l'exaltation par quoi il se laisse encore mener du bout du nez comme autrefois par ce prof' à la fois admirable et redoutable auquel, malgré toutes ces années, il n'a toujours pas réussi à échapper ! Mais ce qui le subjuguait surtout finalement c'était l'insistance, la persistance de ce système scolaire qui ayant réussi à implanter comme définitivement en lui une sorte de diffuseur invalidant, de cookie inamovible, parvenait encore à l'influencer et même à lui imposer toujours cette drôle de conduite ou de comportement qui, pour tout bénéfice,  furent siens dans l'existence. Il n'avait finalement réussi, partout où il avait résidé, et à condition de ne pas rester trop longtemps au même endroit, qu'à faire croire aux plus crédules en sa nature d' authentique philosophe railleur et autorailleur (une sorte de micheline de l'impossible) alors qu'en réalité il se contentait toujours plus ou moins de gérer tant bien que mal, et en déraillant quelque peu, de bien curieux, de très curieux problèmes...crâniens et capillaires !                             

 

n° 220           Faux et semblants  ( ou  La torsade )

                               - " Regarde s'il te plaît et dis-moi...Celui-ci, là, oui juste sur le trottoir d'en face,  observe bien...Selon toi, est-ce qu'il joue ou est-ce qu'il se comporte sérieusement ? Je veux dire, est-ce qu'il vit vraiment ?  Agit-il pour de bon, seulement pour lui-même quoi, et finalement sans s'en rendre compte ?

                               - Comment sans s'en rendre compte ?

                               - Et bien vois-tu, je n'ai encore jamais osé t'en parler mais tu es grand à présent, je peux te le dire, imagine-toi que certains vivent vraiment leur vie et d'autres en quelque sorte la jouent...oui,  un peu comme des comédiens !

                                - Comédiens de leur propre existence ?

                                - Oui en quelque sorte...Celui-là par exemple dans la cabine téléphonique...Tu as vu ?...Il a raccroché !

                                - Et alors ?

                                - Regarde-le bien...Il décroche à nouveau ! Et sa main gauche dans le même temps... Curieuse façon de la laisser pendre, non ?

                                - Effectivement, on peut penser qu'elle aurait pu sinon aider la droite...

                                - ...du moins participer à l'action générale, ne serait-ce qu'en reproduisant une sinuosité identique dans l'espace ou même en ayant l'air de s'apprêter à composer le numéro, pourquoi pas puisque l'autre main tient le combiné ou plutôt le retient ? Non ?

                                - C'est un peu étrange si on veut mais de là à laisser imaginer ou accroire que les deux mains sont interchangeables ou antinomiques, donc qu'il serait en train de jouer à l'ambidextre, bref que non seulement il est coupé de tout, n'entendant sans doute rien au bout du fil, et même pas la tonalité puisqu'il a négligé le détail si important du jeton que l'on feint en ce cas de glisser dans la fente, mais qu'il se demande peut-être en plus comment continuer à feindre quand on est aussi peu doué que lui pour le faux semblant, permets-moi de ne pas en être vraiment convaincu !

                                 - Il s'agit de la dramaturgie ordinaire du quotidien, de comédie boulevardière au sens propre du terme, de cabotinage de trottoir. C'est très spécial j'en conviens et il faut beaucoup d'habitude et de perspicacité pour parvenir à l'entrapercevoir sinon pour la démasquer tout à fait ! 

                                 - Là franchement, je ne sais pas...Je suis un peu perplexe et dérouté me demandant même si des fois, ou deux comme dit l'autre, ce ne serait pas toi présentement qui me jouerait quelque chose...Vois-tu ton type là, je ne le sens pas...C'est à peine si je vois la cabine téléphonique où il est censé nicher et où selon  tes dires subtils, à mon avis trop imaginatifs, cabotiner, et cela peut-être  même à notre seule  intention vu que nous le regardons et qu'étant deux nous formons un public, son public...

                                 -Pas du tout,  il le fait seulement pour lui! Du reste il ne peut pas nous voir...Au demeurant je ne dis pas par exemple que le combiné soit faux, je dis qu'il me paraît factice, comme le fil !

                                 - Le fil torsadé ?

                                 - Sa torsade est rétrograde ! Tourne à l'envers ! Lévogyre au lieu de dextrogyre ! Tu ne vois rien toi évidemment. Pour entretenir ton doute sur la véracité des gestes et des paroles, des maintiens et des pâleurs d'autrui en général ou de tes voisins en particulier, tu ferais n'importe quoi !

                                 - Si c'est seulement factice, alors qu'est-ce qui est vraiment faux ?

                                 - Ton regard. Ton regard qui ne voit pas, qui ne veut pas voir, qui ne voit pas tout à fait.

                                 - Ah parce que ce n'est peut-être pas une cabine ? Le type l'a apporté lui-même en plus !

                                 - C'est un nouvel avatar du n'importe quoi...Et tu t'y laisses prendre une fois encore ! Mais regarde donc bien droit devant toi et franchement, sans faux semblant !

                                 - Je ne peux être que faux et semblant sans jamais jouer cependant...Toutefois, je dois reconnaître que, mine de rien, l'autre n'a toujours pas fait de numéro !

                                 - Il est parti sans rien faire...Tu vois, la cabine est vide...Son rôle était d'agir de la sorte !

                                 - Le reverrons-nous ?  Reviendra-t-il jouer tout exprès pour nous ? Là devant nous, on ne sait où, on ne sait quoi ?

                                 - Regarde, il est déjà de retour par cette autre rue où il avait sans doute...oui c'est ça, entreposé quelque chose...

                                 - Je le vois à présent...

                                 - Il tient une deuxième cabine qu'il transporte par ici ! Et qui ne paraît pas lourde, il sera là en un rien de temps...Observe, c'est drôle...son reflet dans la vitrine de ce libraire est une projection !

                                 - Oui j'avais remarqué cela déjà quand il avait apporté la première cabine...

                                 - C'était peut-être une autre encore...

                                 - Oh ce n'est pas vrai ! Il la dispose exactement...

                                 - Bien sûr, celle-là il la pose précisément à côté de l'autre...Regarde, les deux cabines  sont jointives! N'en forment plus qu'une ! Il avait certainement des repères !

                                 - Mais qui alors, dans ces cas-là, les trace sur le sol ?

                                 - Ils se les collent eux-mêmes sous les pieds pour ne pas les voir !

                                 - Ils font donc vraiment semblant ? Mais comment pouvait-il savoir qu'il allait la poser à côté de l'autre ?

                                 - Tu veux dire savoir qu'il devait la poser ?

                                 - Oh ! Il entre dans la cabine !

                                 - Il va refaire son numéro...Nous refaire son numéro !

                                 - Je n'y comprends rien ! La première fois, il ne l'avait pas fait ! Pour ma part, je ne crois pas vraiment qu'il joue... Comment pourrait-on jouer à ce point-là ?

                                 - Si si, regarde bien...Tu as vu le fil du combiné ?... Il n'est plus torsadé ! Maintenant il va jouer pour de vrai !                              

                                

n° 221             Un journal inversible  ( ou  Du sublunaire à l'urbain ) 

                         Un écrivain tient deux journaux intimes en opposition. Sur l'un, son côté "blanc", sur l'autre le côté "noir" de son personnage...C'est du moins ce qu'il avait déclaré peu avant sa mort à un journaliste venu s'entretenir avec lui dans sa petite maison de campagne (curieusement située en plein centre d'une grande ville et sous une sorte d'immense viaduc !).

                         Le journaliste, qui connaît comme tout le monde le journal principal (le "blanc"), déjà publié du vivant de l'auteur, se pose de sérieuses questions quant à l'existence effective ou supposée du deuxième, sorte d'inverse du premier, que l'écrivain aurait tenu, parallèlement à l'autre, tout au long de sa vie...

                         Où est-il ? En effet après la disparition du romancier il s'avère bien difficile de mettre la main sur un quelconque manuscrit, tapé ou non, des blocs sténos ou des petits carnets, où il aurait pu coucher cet autre aspect de lui-même... En quelque sorte le négatif de son positif, le Hyde de son Jekyll, le moins de son plus, la menotte de son peton, la mortaise de son tenon, la cave de son grenier, le ras de son bol, le tir de son bouchon, le pied de son nez, le plomb de son aile, le déboire de sa gloire, le renfoncement de son bureau, la nuit de ses jours, la lune de son soleil...

                          Bref une autre image de lui que celle qu'il affichait ou décrivait, l'envers du miroir ! Seulement impossible de le trouver ce supposé antibonus posthume...Et s'il l'avait détruit ? Oui au dernier moment ne supportant plus l'idée d'avoir voulu dévoiler de sa nature cachée ou de son comportement souterrain des détails qu'il s'était toute sa vie efforcé de dissimuler (au moins en partie pour mieux peut-être du reste en suggérer l'existence, et même qui sait, mine de rien, en provoquer ça et là, à toutes fins utiles, le déniché posthume).

                          Il revoit toutefois souvent l'auteur en train de lui dire cette phrase qui avec le temps se charge davantage d'énigme et d'ambigüité :

                            - "Oh moi je peux dire que j'ai en quelque sorte fait d'une pierre deux coups et, concernant ces journaux justement, que j'ai finalement, rédigeant l'un, rédigé l'autre !"

                            - "Ah comment cela, c'est étonnant !

                            - "Pas tant que vous pouvez le penser ! C'est au contraire, ou à l'inverse, tout à fait naturel! Tenez, un exemple ou une illustration, une analogie plutôt, située pas plus loin que juste au-dessus de nos têtes précisément...Sortons, suivez-moi en bas dans ma campagne, vous allez voir et sans doute comprendre à quoi je fais allusion..."

                           Et le fait est que sitôt dehors et descendu de son luxueux perron on était, les pieds pourtant dans un vrai jardin et respirant d'authentiques effluves champêtres,  comme écrasé par la grandeur de ce qui vous surplombait, arc-boutait sur l'entièreté du petit domaine de l'écrivain la masse colossale de sa structure de gros appareil en arches noirâtres, oui ce viaduc géant, là au-dessus,  sorte de baldaquin lugubre, qui prodiguait à l'ensemble du paysage alentour un caractère à la fois suburbain et lunaire, non seulement définitif mais tout à fait menaçant !

                            -"Et ce mastodonte, cher maître, qui paraît, vu d'ici, excusez-moi, mais ni plus ni moins conchier votre belle demeure si bucolique, cela aurait-il un rapport avec votre œuvre ? Mais dans quelle mesure ?  Votre journal ?  Franchement je ne vois pas très bien...

                            -"Ecoutez cher monsieur, vous faites peut-être autorité en matière de portrait de confrères patentés en littérature et autres accoucheurs de belles lettres et saute-moutons, mais moi je vous dis tout bonnement que malgré vos brillants papiers sur les plus grandes gloires de la plume et du rhododendron, vous ne me semblez pas très compétent en matière d'environnement et villégiature...

                            -"Justement, parlons-en, je m'étonne que vous, très cher maître, qui n'avez pas votre pareil pour trouver le havre de paix éminemment propice à une authentique régurgitation poético-littéraire en vue d'une œuvre magistrale, ou pouvant peut-être le devenir un jour de par l'admiration rétroactive et souvent incompréhensible des générations futures, ayez pu venir vous fourrer sous un truc pareil...Cela ressemble presque à une blague !

                            -"Je voulais une vue imprenable...Et vous devriez savoir qu'on n'écrit jamais mieux que comme claquemuré et dans le même temps à l'extérieur, ou comme disent les anglais dans l'ouvert, oui chez soi à l'extérieur  ! Je m'étonne de plus que vous appeliez cela une campagne alors que c'est  en réalité une sorte de montagne, et non pas ce mastodonte semblant plus ou moins, je le reconnais,  lâcher continument  je ne sais trop quoi sur ma demeure. Du reste je garde tout ce qu'il me jette dans un pot. Mais une montagne suspendue !

                            -"Si elle est suspendue, où en sont les fils et ficelles en ce cas ?

                            -"Ce sont ces sortes de tubulures, que vous prenez sans doute pour des pieds de mammouth, jetées ça et là, fichées tout autour...Ne me dites pas que vous ne les voyez pas ! Pas ou plus, au moins, à la rigueur ! Ou moins bien si vous voulez mais jamais vues en aucun cas, là franchement vous me tueriez ! Non ? Les tubulures m'ont toujours été funestes, on dirait qu'elles me poursuivent. J'en ai toujours eu à un moment ou à un autre sur mon chemin et ça n'a pas été facile ! J'en ai beaucoup souffert sans oser le dire, sans vouloir le dire peut-être tout simplement...Ce que je sais c'est qu'elles ont en général toujours plus ou moins délimité dans ma vie des sortes de bureaux, vous savez ces renfoncements qui n'apparaissent qu'une fois franchi le couloir des demi-jours à hublots, vous voyez ? Avec des bras qui dépassent...

                            -"Je ne comprends rien à ce que vous me dites !

                            - "Pour ma part, je m'en tiens strictement, et ce, soit dit en passant, uniquement pour votre gouverne, à ce que j'aurais moi à vous dire si je ne craignais pas de...oh puis non tant pis. Et bien voilà, comme je n'en ai plus, je le sens bien, pour très longtemps encore à traîner mes guêtres par ici, mieux vaut que vous le sachiez... Cette sorte de monstre tubuleux se libérant d'on ne sait quoi sur ma propre personne et que vous prenez pour un vague aqueduc de cinéma est en réalité tout ce que j'ai trouvé pour symboliser le véritable coup d'inversion qu'aura constitué mon œuvre et plus particulièrement ce fameux autre journal qui semble vous tenir tant à cœur !

                             -"Inversion ?

                             -"Mais oui, je l'ai retourné comme une chaussette ! Comme un chapeau en peau de journal précisément... Aussi, lorsque j'aurai disparu il vous suffira, que vous ayez ouvert mon fameux pot ou non, d'appuyer sur le bouton d'un logiciel on ne peut plus courant en matière de traitement de texte et qui est tout simplement celui des antinomies, celui des significations inversées ! Passez mon journal à cette moulinette, vous aurez la stupéfaction de vous apercevoir qu'il ressortira de ce triturage parfaitement intact, avec toutes ses virgules et ses chapeaux comme si on n'y avait pas touché, comme s'il sortait de la main du maître, parfaitement compréhensible, sans le moindre accroc, pas un hiatus, non-sens ou une ombre de charabia ! Et pourtant, cher narquois porphyrisant, vous aurez bien du mal à reconnaître la première version, l'officielle, la "déjà publiée", celle des laborieux et des laborantins, la comme édulcorée car je n'ai pas voulu heurter dès l'entrée dans ma pauvre carrière...

                           -"Oh, pauvre ! Tout de même, vous aviez cette face de carême à pattes postillonnant je ne sais quoi à demeure au-dessus de vous si d'aventure vous fléchissiez du goupillon, et enfin quoi, si on avait en plus parlé dans votre dos et même encore par-dessus celui de la bête là-haut, cela aurait changé quoi ? Vous vous en fichiez !

                           -"Sous ce monstre indifférent, ignorant de toute évidence mon existence malgré ses crachouillis dans ma direction, je me sentais assez en sécurité c'est vrai. Ma plume n'avait plus d'odeur !

                           -"C'est donc qu' elle allait valoir de l'argent !

                           -"Je l'ai alors jetée ! On n'est pas plus désintéressé...Mon logement sous ce tas de ferraille et de briques le prouve assez...

                           -"Comme vous y allez! C'est le quartier du Parc du Régent !

                           -"Non, en revanche j'ai été très prétentieux... J'ai tenté dans cette version édulcorée, et même  disons renversée de mon journal, qui malheureusement est la seule que l'on connaisse pour le moment, de me faire plus grand, plus gros, de me donner une stature que je n'ai pas...

                           -"C'est une statue que vous vouliez !            

                           -"Je suis une mouche !... Seulement il y a deux sortes de mouches. La petite grise et fine, virevoltante, juste un peu taquine se promenant gentiment sur le sucre en poudre et puis la grosse, balourde, vrombissante et agressive, poisseuse, du ton mordoré des calvaires...L'une bouffant l'autre, c'est tout moi!

                           -"Vous ne vous faites pas de cadeaux !

                           -"Je risque tout simplement de m'annihiler en me faisant me rencontrer moi-même en doubles ! "

                       Il a tenté de m' expliquer ensuite la curieuse alternance à laquelle il était soumis en restant maladivement dans ce lieu dont la variation de l'atmosphère le faisait passer périodiquement d'un état qu'il appelait urbain à sublunaire et inversement et ce en fonction de la destination du moment réservée à ce curieux mille-pattes qui au-dessus de lui passait tantôt dans un sens tantôt dans l'autre sur ce viaduc. En fait il s'agissait d'un métro aérien tout ce qu'il y a de plus ordinaire dans son aspect ou sa locomotion mais il était toutefois susceptible, par le plus improbable, et totalement inédit ailleurs, des retournements et recyclages, de céder la place pour un temps à un courant d'eau censé alimenter les réservoirs de la ville !

                       Or pour ce drôle de réfugié des arches et poutrelles, peut-être même écrivain donc par dessus le marché, et avec cet esprit tantôt suburbain tantôt lunaire, il n'y avait rien de plus symboliquement opposé, qu'un cours d'eau, fût-il suspendu et soumis à inversion, et un métropolitain (qui n'était dans son cas, très au-dessus de sa tête quand il était dans ses bons jours et il  l'entendait parfois, qu'une sorte de micheline à vapeur). 

                       Il croyait sans doute vivre sous une espèce de pont ! C'était l'arche grandiose des savoirs et des privilèges reconnus et mérités ! Le paradis verdoyant des péroreurs et des plumeux ! Sa plume le portait, l'emportait ! Il était partout chez lui !  Avec ses phrases, un rien l'abritait !

                       Où habitait-il exactement ? Finalement je ne suis plus bien sûr que cette sorte de pot qu'il m'a laissé puisse me renseigner sur le lieu exact de sa résidence (qui n'était peut-être qu'une description) et encore moins sur ses toutes dernières péroraisons justement, lorsque je l'ai quitté et qu'il s'en prenait à l'engeance qui au-dessus de lui à l'aide d'un éventail d'arcades, ou de pattes d'on ne sait quoi, était censée le dominer, le couvrir comme une cloche à fromage, et surtout être parvenu à le pousser à bout, dans ses tout derniers retranchements,  ses ultimes contreforts, au-delà de lui-même, c'est à dire jusqu'à le contraindre à rendre inversible, donc double, contradictoire, transformable, rétrogradable de la grâce à l'ignominie, son œuvre majeure admirable et unique :  son journal !

                        Et bien sûr, son pot a été ouvert, son petit pot, à la fin. Il a bien fallu. Je l'ai fait. Mais je ne comprends toujours pas. Ce que je sais toutefois maintenant c'est que sous son truc et donc dans la vie en général, il passait du suburbain au lunaire quand il le voulait en toute sécurité...Et de l'urbain au sublunaire ? Aussi. et                                   

                             

n° 222               Raccourcis et entortillements ( ou  Un roman à dessous )

                         Ambuze Leligneux est vraiment un authentique verbeux de la première heure. Jugeons-en par le simple fait qu'il se rend chaque matin, et ce dès l'ouverture, dans une librairie bien achalandée en ouvrages de fiction et qu'ayant, sur un rayon des romans et contes, choisi au hasard un volume conséquent,  il en lit strictement et uniquement la première et la dernière phrase ! Mais avec une telle attention et une si remarquable acuité qu'il les connaît aussitôt par cœur, ne les ayant pourtant lues qu'une fois, quand, le livre remis en place, il ressort tout de suite après du magasin...

                          Et cela n'est pas rien car il doit vivre désormais toute sa journée sous le signe exclusif, et quelles qu'elles fussent, de ces deux phrases ! Et le caractère totalement aléatoire de ces deux éléments allié à la cohérence plus ou moins grande que peut ou non présenter leur juxtaposition et leur lecture enchaînée comme s'il s'agissait d'une œuvre entière, disons d'une mini-nouvelle ou d'un très court récit, a de quoi rendre anxieux  notre aimable Ambuze au moment de pousser la porte de la librairie du jour !

                          Mais à vrai dire ce scénario, jusqu'à présent, n'a eu lieu qu'une fois. Et pourtant cette première fois où il s'était imposé ce petit jeu, qu'il entendait poursuivre aussi longtemps que les contextes de démarrage et de conclusion des fictions qu'il consultait ne risquaient pas de l'entraîner à se comporter de manière un peu trop décalée, voire franchement déplacée ou même outrancière, sans parler des obscénités possibles (et passibles d'on ne sait quoi) et autres incivilités plus ou moins correctes politiquement, la première fois donc qu'il s'était lui-même initié à ce tout nouveau genre d'autofacétie ludique et pirouettante, imaginative par procuration et ânonnements, cela s'était plutôt bien passé...

                          Il ne pouvait en effet, pour cette entrée dans le jeu, et l'ironie du sort ayant comme joué à plein en faveur du principe de précaution, tomber mieux que sur ces deux phrases assez peu de nature à l'inciter, pour cette journée d'essai, à de grandes équipées aventureuses ni à des excentricités manifestes et publiques :

                          (Première phrase du livre) "Aujourd'hui, sitôt sorti dans la rue et à peine fait quelques pas, suis rentré chez moi pour me recoucher jusqu'au lendemain matin"   ... (Dernière phrase) "Et alors, une fois de plus, entrouvrant un œil sous mes draps douillets, je me suis dit que le plus sage après toutes ces années à toujours remonter chez moi pour y rester couché toute la journée sans rien faire serait d'attendre encore demain puisque demain, je saurai donc enfin, peut-être, exactement ce qu'il me reste à faire !"

                           Et alors forcément, pour notre Ambuze, retour immédiat sous la couette donc, mais où toute la journée, il se répéta à l'envi combien tout de même il aurait préféré, surtout pour commencer,  tomber sur autre chose, d'un peu plus consistant, entreprenant, à visées exploratoires, le poussant à une fuite quelconque, ne serait-ce que l'escapade d'une demi-journée à Rungis ou sur le bateau-bus de la Seine... Même le funiculaire de Montmartre aurait fait l'affaire! Pourtant ce n'est pas ce qui manque  les actions entraînantes dans les romans d'aventures à deux sous, ses préférés, et parfois justement de la première à la dernière phrase !  Mais là franchement quelle déconvenue !

                            Il a fallu qu'il tombe sur un truc mou (encore plus que lui!), un récit chiffe-molle pas fait du tout pour lui précisément en cette circonstance particulière. D'autant qu'il devait strictement obéir à la règle qu'il s'était fixée : la première phrase et la dernière du tout premier livre qu'il choisit absolument au hasard et à l'esprit desquelles il doit se plier sans le moindre atermoiement ! Aussi faut-il le voir là curieusement récompensé  de son initiative pourtant originale et si prometteuse aux grand rêveurs (lunaire lui en plus!) et qui devait justement plutôt le déplacer, au moins le mouvoir hors de ses murs, lui donner l'occasion, ne serait-ce qu'une fois de sortir de chez lui, le sortir de son lit en tout cas !

                            Mais le véritable problème en réalité est que la perspective de passer tout le reste du jour au lit ne lui apparaît pas tellement insupportable et c'est bien là le drame justement :  il y est habitué, tout à fait à ses aises entre les draps, comme chez lui sous la couette, sa perpétuelle demeure, sa toile de fond ! Son fond en comble ! Le comble de son fond ! Jamais plus bas ni plus haut, à longueur de temps...désormais!

                            Il aurait peut-être quand même dû prêter davantage attention avant de s'imposer cette sorte d'enfantillage un rien saugrenu sous un petit vernis intello et surtout assez risqué. Comment va-t-il prendre connaissance à présent de la suite du scénario ? Etre au courant de ce qui lui incombe ? Jouir à l'avance de ce qui lui échoit ? Il va bien lui falloir à nouveau, un matin, dans une librairie, prélever à l'aveuglette sur le rayon des romans et nouvelles, un opuscule ou un volume plus consistant qui par la simple magie de leurs deux phrases extrêmes...

                            A-t-il le droit de sortir ? Non seulement de sa chambre mais de son lit ! Et certes, il se souvient qu'il ne le peut pas mais pendant combien de temps ? Que disaient exactement ces deux phrases au sujet d'un personnage qui avait choisi longtemps de rentrer d'abord se coucher avant de savoir quoi faire dans la vie en général ? Il n'est plus très sûr à présent de la teneur exacte du texte in extenso, oui de ses deux phrases si méticuleusement lues, assimilées, et le livre à peine remis sur le rayon, répétées derechef en songeant toutefois un moment à débusquer quand même un autre ouvrage mais préférant vite la porte pour pouvoir se conformer le plus rapidement possible et strictement à ses instructions du jour.

                            Voyons, il est sûr du passage de cette phrase, assez longue, finalement, la première en tout cas avec cette objurgation, presque en anathème, "et j'ai bien rabattu le drap sur ma tête pour ne pas être gêné par ...par..." Oui, parfois on tombe sur des phrases, on doit tomber, sur des phrases bien longues qui ménagent sûrement toute une kyrielle de possibilités d'existences à elles seules...Je me réserve le droit de pouvoir choisir tout de même dans ces cas-là, ne pouvant par exemple prendre plusieurs autobus en même temps, j'ai la prérogative dans ces cas extrêmes de modifier la règle de ce jeu en faveur de transports plus adéquats, de cheminements moins perturbés...

                            En attendant,  c'est dans la deuxième phrase  (la dernière du livre donc) que j'apprenais in extremis mon droit de ressortir quand même au bout de quelques jours...De dessous mon lit, enfin de dessous les draps seulement, quand même je crois, et c'est toujours ça quand on pense aux malheureux, aux vrais, qui eux ne font pas semblant de s'ennuyer, souvent réellement sous leur lit, par désintérêt transitoire ou la simple urgence d'une distraction paradoxale, je ne sais plus,  et qui eux méritent donc bien  de la sécurité sociale et même de la sécurité tout court...

                            C'est vrai que pour ce qui le concerne, dans la vie ses mérites ou compétences auront été rares, assez enfouis et rarement débusqués...Il n'est  plus sûr de grand-chose, même plus du nombre de phrases à présent ! De phrases le concernant vraiment dans ce livre ! Que ce soit la première ou la dernière peu importe mais qu'il y en ait au moins une qui...Dans quel pétrin s'est-il encore fourré ? Pour rien ! Juste pour voir si le réel tenait le coup, encore une fois simplement, comment il tenait le coup en lui...Et s'il tenait le coup lui !

                             S'il tenait le coup lui-même donc...Et s'il n'allait pas encore se retrouver dans ce lit qui l'avait vu si souvent blêmir à l'idée de tomber sur les idées les plus saugrenues, déjà censées à l'époque l'aider à sortir enfin un peu de sa coquille...Aussi cette histoire de compresser à l'extrême des romans dans des librairies de hasard chaque matin lui avait-elle tout de suite paru sinon louche du moins biscornue si l'on considérait l'entière liberté où il était, n'ayant plus rien à faire , et donc la possibilité d'envisager pour ses loisirs-punitions habituels quand même autre chose que cela !

                              Si seulement il pouvait dire pouce dans ce jeu auquel il s'était prêté au début comme par distraction mais auquel il avait déjà voué une sorte de respect rigoureux pour la règle curieuse qui en sous-tendait comme irrémédiablement pour lui désormais la raison d'être ! Et c'est surtout le détail du drap par-dessus le tête ou non qui lui cause le plus de souci. Mais oui, il a cru retenir de sa rapide lecture que dans l'une des deux phrases (laquelle déjà bon sang?)  le personnage qu'il s'est donc imposé d'imiter pour la journée en cours, devait, sitôt revenu comme nuitamment dans son lit, rabattre ou rabattait peut-être machinalement le drap sur sa tête. Ou peut-être jusqu'au front ou même sur les oreilles simplement, le milieu de l'oreille, le lobe finalement pouvant sans doute suffire amplement pour lui permettre d'être à la hauteur de la situation qui ne l'oublions pas était de nature, et  par ce jeu précisément ou ce qui avait fini  à la longue par s'y substituer dans son rêve de vouloir à tout prix une fois de plus se jouer quelque chose de dramatique.

                               Et le voilà encore bel et bien sous ses draps, tout en dessous une fois de plus à n'en plus finir. D'où cela vient-il ? Et toujours ce même point d'arrivée, entièrement couvert, recouvert quoi ! En tout cas on peut dire, si le hasard y est vraiment pour quelque chose, que sa nature déjà très claquemurante a eu bien de la veine de tomber et du premier coup sur un roman au raccourci aussi enfouisseur ! Seulement maintenant  va-t-il  pouvoir s'en sortir, et même juste sortir, ressortir une seule fois désormais ?  

                               Peu probable. Avec cette façon de s'entortiller dans son drap, de se le mettre, mais oui il se le passe entre les jambes en plus, c'est très sérieux... Il évoque le passé par en-dessous, par où c'est le plus dangereux, convoque en lui le non-dit de tout écrit un tant soit peu sincère, le surligné de ce qu'on ne peut pas dire, le dessous... le dessous du dessous de tout roman ! Alors pensez un peu ! Lui qui n'a jamais rien écrit ! Comment va-t-il s'en tirer ? C'était la seule façon de se sauver, de s'extirper, de signifier quelque chose plutôt que rien,  de surgir des dessous, d'en dessous, il ne sait plus très bien sinon qu'il voulait se sortir de là-dessous et sans doute donc, à tout hasard, entrer dans la première librairie venue, voire si quelquefois il n'aurait pas pu tomber sur un livre qu'il aurait écrit lui ou aurait pu écrire seulement (cela lui aurait suffi)...Mais à présent comme tout cela semble compromis !

                               L'entortillement arrive bien déjà au niveau du cou et voici qu'à présent par dessus tout ça on dirait qu'on l'appelle du dehors ! Mais c'est impossible! Comment quelqu'un pourrait-il le connaître ? Il croit s'entendre interpeller depuis la rue..."Oh collègue!...Lève-toi!...Reviens!...T'as a un pékin dans ton bureau !...Y' va s'en aller!..." Il croit sans doute percevoir ces paroles mais elles proviennent d'un très vieux cauchemar récurrent dont il n'est pas dit qu'il puise sa source réellement dans sa propre vie...Il se voit vaguement derrière une sorte de bureau très sombre... Il doit donc somnoler un peu...Peut-être était-ce les anciennes Contributions  ou les Douanes...avant leur fusion définitive et la perception justement d'une prime mirobolante à cette occasion...

                               Et pourtant il trouve tout de même le moyen d'imaginer, sous son couvert fatal, ce que le raccourci du prochain roman déniché aurait pu cette fois lui conférer comme rôle...Une évasion ! Un abandon de domicile pur et simple ! Définitif ! Une inversion ! Perpétuellement dehors désormais ! Toujours à découvert ! Un personnage qui ne rentrait plus du tout chez lui ! De la première à la dernière ligne, un authentique déclaquemurage !  Pour bien faire, cela aurait dû être le cas dès ce premier essai dans ce drôle de jeu...Car il aurait pu être sauvé, enfin sauvé de lui-même! Et aussi de son horrible lit où il se love sans amour depuis si longtemps...Mais désormais comment savoir ? Comment jamais savoir ?

 

n° 223             La pile de Pise (  ou  Une sorte d'aspiration )

                               Dans le réduit incommensurablement renfoncé d'une nième annexe de l'administration centrale où il aurait (si ce qu'on raconte est vrai) atterri par une de ces fins de carrière en cauchemar dont il a le secret, on le voit là, entre deux cloisons à hublots, paraissant arranger, mettre si on veut en ordre, une liasse de documents, sorte de courrier administratif qui lui serait parvenu on ne sait trop comment ni par où étant donné l'isolement apparent du lieu, son extrême dénuement et sa désolation...

                               Deux bureaux l'un en face de l'autre, contigus. Il occupe visiblement l'un d'eux, celui sur lequel justement il paraît trier ces imprimés ou ces lettres d'administrés un peu fébrilement comme s'il y avait urgence par exemple à remettre la part qui lui en revient au collègue son vis-à-vis. Seulement voilà, il n'y a personne en face de lui et l'autre bureau est vide, n'était une haute pile de courrier au beau milieu, presque de guingois à force de s'élever. Il laisse tomber les lettres en deux tas distincts sur son sous-main. Comme il se met à regarder à travers la fenêtre, pourtant passablement sale de ce réduit en renfoncement de soupente, un vasistas plutôt, tout à coup, et comme par une véritable aspiration de ses yeux, les nuages !

                                 -"Veuillez  continuer à répartir strictement les tâches entre vous deux en lui réservant exactement sa part de travail comme vous l'avez fait jusqu'à maintenant, monsieur Tromge.  Ainsi dès que votre collègue rentrera, il saura ce qu'il a à faire et pourra de la sorte se remettre de lui-même et assez  rapidement je pense, à flot."

                                Le Chef de Centre avait donc remarqué que le bureau de l'absent était en plus de la pile du dessus, entouré, à même le sol, d' innombrables tas de papiers et de documents à traiter tandis que les abords de celui de Tromge, et même le dessus, étaient parfaitement dégagés !

                                 -"Encore une fois, Tromge,  il n'est pas question que vous fassiez  son boulot. Ne faites strictement que le travail qui vous incombe ! Mais préparez-lui quand même un planning, ça l'aidera..."

                                 Une fois le Chef parti, notre grand isolé reste un moment songeur devant  ce monceau de travail qui attend l'autre...Il se concentre sur l'image de ce collègue le jour de son installation en face de lui et du bruit de raclement infernal que ce type avait fait dans le couloir, ayant dû apporter lui-même un bureau qu'il disposa faute de place tout contre le sien...Il n'avait pas beaucoup parlé...Il se souvient toutefois de : "Je suis plutôt régulier dans le travail et j'ai un abord sans problème, je ne suis pas un compliqué!"

                                  Et puis finalement il ne l'a plus revu. Pas une seule fois. C'est pour cela que lui préparer un planning, il veut bien mais...En attendant, il ajoute quand même à la pile ce qui semble être la part de courrier du jour de ce collègue un rien fantomatique!

                                  Il a eu comme du mal à s'extirper de cette lucarne à nuages mais, quand même, il ne conserve pas l'impression que le Chef de Centre, au moment où  il a ouvert la porte sans frapper et en coup de vent comme il en a le droit et l'habitude, ait pu se figurer qu'il rêvassait en contemplant le ciel... Regarder les nuages en rêvant ! Comme cela l'aurait vexé qu'on eût pu croire de lui une chose pareille ! Oui de lui ce Chef, ce chef d'ailleurs relatif, et qui certes ici est le grand manitou de toute la structure locale  mais qui par exemple n'est que Sous-Chef pour la hiérarchie départementale,  Sous-Chef adjoint pour la Direction Régionale, Employé d'Ecritures pour les Instances Nationales et simple Auxiliaire de Vacances au plus haut niveau européen !

                                   Son regard est plutôt comme aspiré voilà tout, malgré lui, vers le haut, peut-être quand la solitude se faisant trop forte et l'insanité de certains rêves de secours trop prégnante, la pile sur le bureau d'en face oscillant de concert ou semblant seulement sur le point de s'écrouler, et quand alors il est comme forcé de lever la tête vers les hauts de ce drôle de navire sinon sans capitaine ( un vrai, restant toujours capitaine à quelque niveau de pont qu'on puisse le hisser celui-là) du moins guidé un peu au hasard des rencontres, manquements, on-dit et autres cancans délibératoires... 

                                   Et puis surtout alors, où sont passés les nouveaux arrivants, où passent les nouveaux installés, par où s'échappent les premières affectations ? On ne les revoit jamais. Il ne demande pas grand-chose à cette malheureuse lucarne ! Tout seul comme rescapé, réchappé, lui au moins il n'a pas disparu, il sait se tenir, il s'échappe seulement un peu d'un vague regard, il l'admet, vers les nuages, oui c'est vrai lorsqu'il y en a...Et la pile ? Pourquoi ne s'écroule-t-elle pas ? Serait-ce la sienne ? Et si elle lui revenait ? Si elle finissait par lui revenir, son extrême solitude se prolongeant encore ?    

                                   Avant de se laisser happer, oui certainement aspirer aussi, par les nuages de sa lucarne de sauvetage là-haut, il jette un regard d'une intensité un peu dramatique, comme si c'était pour la dernière fois, sur son sous-main.  "Ne faites bien, Tromge, strictement que le travail qui vous incombe !" C'est d'une main un peu tremblante qu'il saisit sa petite liasse de courrier du jour devant lui et qu'il la dépose très délicatement au sommet de la pile de l'autre ! (Elle n'a pas bougé, n'en penche pas davantage, semble être devenue ininclinable...)

                                   Tout en s'apprêtant à larguer intérieurement des sortes d'amarres mentales qui le relient habituellement, grosso modo tout le temps, à ses humeurs solitaires et renfrognées, elles-mêmes en lien direct avec l'atmosphère pesante et tristounette, en plus depuis si longtemps par lui comme ruminée, remâchée, de ce curieux bureau, bref avant d'ouvrir sa lucarne de légèreté nuageuse et aspirante, il se dit qu'il veut bien, comme il l'a promis, préparer au mieux la rentrée de ce collègue ou même tout simplement envisager comme encore possible un retour en ces lieux de ce gars, seulement, et en admettant que lui-même son insistante lucarne ne l'aspire pas de tout son azur estival comme définitivement à la longue, comment croire plausible  le retour d'un type entrevu une seule fois le jour de son installation et qui depuis trois ans n'a plus jamais donné signe de vie ?                        

 

 n° 224               Le volet  ( ou  Only intended for him )

                                              Voir page 21 

 

 

 TOM REG  "Mini-contes lunaires et suburbains"

 

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