TOM REG "Mini-contes drolatiques ou déroutants" page 25
(Avancements renfoncés)
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...D'une mer "Très Forte à
Grosse"! ...Et le fait est que ma solitude aurait pu passer pour
absolue car elle ne découlait pas seulement d'une sorte de poème à
la grosse mer jetée comme ça sur les ondes sous le prétexte d'une
urgence de sécurité pour des gens qui entendaient ça dans leur
cuisine et qui n'en sortiraient pas de la soirée ni de la nuit
! Tandis que pour ce qui me concernait, c'était comme un signal à
moi seul destiné, d'avoir à me rendre illico sur ce navire sur
lequel en plein mois de janvier j'avais l'impression d'être le seul
passager du tout avant, du pays de l'étrave mais aussi du reste des
cabines des ponts arrière et promenades réunis, et même plus que
cela car lorsque j'avais voulu me rendre sur la passerelle de
navigation je l'avais trouvée elle aussi entièrement vide ! Dans une
pénombre quasi-absolue seuls les deux témoins du pilote
automatique étaient visibles, s'allumant en rouge, avec un petit
clic, tantôt à gauche, tantôt à droite selon le sens où la barre
était redressée, me montrant qu'un cap semblait bel et bien
maintenu...probablement sur l'Irlande où je n'ai rien à faire mais
d'où une fois de plus ce ferry repartira pour Le Havre et ainsi de
suite jusqu'à plus soif et jusqu'à ce que je cesse d'avoir le
courage moi aussi de me réembarquer à chaque fois où que j'ai
suffisamment peur d'une rentrée aussi tardive au bureau après
soi-disant un simple week-end juste "un peu agité" mais presque
acrobatique au détour du Land's End le samedi soir suivi d'un repli en urgence pour un
mouillage de sécurité à l'abri dans la petite baie de Penzance
durant près de trente heures d'affilée !...Quel ennui mortel
tout à coup, le bateau ne bougeait plus du tout ! On aurait dit que
je m'étais fait avoir tout simplement ! Et toujours personne
aussi bien sur la passerelle que dans les lounges ! Et pourtant
quelqu'un était bien là, en sortant de la passerelle par une fenêtre
une lampe était allumée sur une carte avec un compas et juste à côté
une bouteille de whisky à moitié pleine et un verre à moitié vide !
Quelqu'un veillait sûrement, avait ordonné cet accommodement pour un
sûrement meilleur confort mais bien décevant pour moi où à part le
mugissement du vent dans les structures et l'eau bien ridée tout
autour il ne restait plus rien de ma belle tempête et de sa mer
énorme ou quasi-comme ! On entendait les chaudières qui tournaient
toujours pour l'électricité et le chauffage... Les lumières de
la côte toute proche et d'autres bateaux autour de nous alignés eux
aussi dans le sens du vent, oscillant un peu devant leur point d'ancrage...Ils vont sûrement
faire une annonce mais quand ?...Combien de temps cela va-t-il durer
? Et où sont-ils tous autant qu'ils sont ou qu'ils devraient être ?
Ils n'ont pas cru d'affronter plus longtemps ces vagues énormes qui
probablement grandissaient encore...Non, je ne les voyais pas, je ne
les ai jamais vues, il faisait toujours nuit quand un tel état de
mer se produisait et seuls les mouvements du bateau les rendent
manifestes, permettent de les imaginer...Les jours de congé biffés
sur mon petit carnet sont des jours de récupération et ils comptent
double, non ?...Agrippé à la couchette, sanglé serré, un drôle de
sourire aux lèvres, les yeux au plafond, c'est comme cela qu'on les
voit le mieux je crois...qu'on les voit tout simplement...Elles
déferlent formidables avec une crête d'écume phosphorescente
avais-je lu quelque part...Je les voyais, nul besoin de me détacher,
de tenter d'aller jusqu'au hublot où de toute façon on ne voyait
jamais rien...Du reste je les voyais très bien aussi depuis chez moi
au sein de l'île de France et en fermant simplement les yeux, et
même ce fameux mouvement d'ascenseur je parvenais à le ressentir de
la même façon et sans machinerie ni installation d'aucune sorte dans
ma chambre, juste allongé sur mon lit ! Pourquoi donc aller me
compliquer la vie de la sorte ?...Je dois dire que même en admettant
qu'il vous soit resté à ce moment-là, ou à cette époque-là, quelques
congés cela m'aurait paru une drôle d'idée, en tout cas de
bien curieuses pratiques, alors tout cela accompli dans une sorte de
vide statutaire, alors non, non et non !...Mais je vois là qu'il
vous reste trois jours sur la semaine du directeur, vous évitez donc
l'abandon de poste...J'ignorais pouvoir bénéficier encore de ce
privilège, d'une semaine comme octroyée on ne sait plus à quel titre
ni suite à quelles objurgations...Tout agent réputé fiable et
rentable continuera à la toucher, c'est à dire tout le monde Gromet,
même vous...La carte sur laquelle était posée la bouteille de whisky
dans cette cabine de la passerelle me fit l'effet d'une véritable
carte marine et la pointe sèche posée à côté renforçait cette
impression...Vos échelons vous ont été comptés doubles non ? Vous en
êtes déjà au onzième dans votre situation ?...Seul un nouveau
concours pourrait me sauver, me faire avancer encore un peu malgré
moi...Mais en existe-t-il encore un vraiment approprié ? A force de
laisser passer les années sans m'y présenter réellement, seulement
en imagination, peut-être ont-ils été du même coup supprimés ? Je
n'en vois plus les affiches dans les couloirs...Devenez Agent de
l'Etat ! Gagnez en avantages et prérogatives ! Je me souviens des
slogans...Vous savez qu'on aurait pu porter plainte contre vous ?
Vous ne devez d'y avoir échappé qu'au simple fait que pendant toutes
ces années les gens ignoraient tout simplement que vous existiez
!...Le fait que, attenante à la passerelle de navigation, il y avait
cette cabine allumée en pleine nuit, avec d'indéniables traces
d'occupation, me prouve assez que le sort du navire ne tenait pas
seulement au pilote automatique qui faisait tic tac de ses deux
lampes rouges...tantôt celle de gauche, tantôt celle de droite... et
même parfois aucune des deux n'était allumée, le bateau allant pour
un court instant dans la bonne direction...aucun "redressement"
n'était nécessaire...je m'émerveillais de pouvoir observer cela, moi
qui n'avais rien demandé ayant atterri là par hasard sans aucune
retenue ni appréhension n'ayant rencontré personne sur le chemin
entre ma cabine et cette passerelle obscure où seules deux lampes
rouges font tic tac et où je suis resté obnubilé je ne sais combien
de temps par cette nouvelle solitude où je me trouvais...Des
solitudes j'en avais expérimenté beaucoup mais de la sorte
jamais...J'étais bien quelque part quand même, et seul, encore plus
seul !...Vous auriez dû vous trouver ici dès le lendemain matin
! ...Le bateau a fait demi-tour moyennant une extrême embardée ! Un
coup de roulis phénoménal ! On entendait des bruits de bouteilles et
de verres qui dégringolaient dans la salle à manger! J'ai bien cru
un moment que ça allait être "le Poséidon" ! ...Vos collègues vous
ont cherché un bon moment...Où étiez-vous exactement à ce moment-là
?...On a cherché partout votre petit carnet...celui des jours de
congé pour savoir dans quelle situation exacte vous vous
trouviez...impossible de mettre la main dessus...Je suis retourné
dans ma cabine où je m'endormis...Savez-vous seulement à quel
échelon vous êtes ? Seulement votre catégorie je suppose et
encore...On a retrouvé votre carte de cantine sous la taqueuse à la
finition ! On ne vous y voit plus souvent
ces temps-ci...Que faites-vous entre midi et deux heures, vous
semblez disparaître pour de bon...Où allez-vous à ce moment-là pour
sembler si lointain aux autres ?...Revenez-vous seulement ?...Dans
le noir de toute cette nuit sur la mer, on est bien obligé de les
imaginer...elles montent je crois en lames verticales avant de
déferler puissamment en d'énormes rouleaux...Vous vous intéressez à
beaucoup de choses oui c'est vrai, on vous dite curieux de choses
naturelles, et parfois fort élevées, je sais, les étoiles filantes,
les plantes, les fourmis qui vont avec...mais ici à quoi tout cela
vous sert-il ?...On m'avait appris cela à l'école, je l'ai retenu
c'est tout, croyant bien faire...Vous ne faites ni assez de
redressements, ni assez de dégrèvements...mais vos faiblesses
s'équilibrent et cela ne se voit pas !...Je m'intéresse à des choses
finalement dans la plus grande mesure invisibles ou non manifestes
ne s'étant pas prêtées à la fameuse réduction par quoi toutes choses
pour nous existent...Vous vous êtes exténué à préparer ces concours
que finalement vous n'avez jamais eus...Ce qui m'étonne c'est qu'à
la douane, ils n'aient pas trouvé curieux que je passe mon temps à
faire des allers-retours de la sorte entre la France et l'Irlande,
pratiquement sans jamais descendre du bateau, l'oreille souvent
collée à mon petit transistor...Si, vous avez réussi le premier qui
vous a fixé ici pour toujours ...Et paraît-il le plus difficile,
douze mille candidats pour six cents places...comment ai-je pu me
surpasser de la sorte pour me fourvoyer ainsi ?...Vous étiez très
fort, je crois, en tableaux de chiffres et notes de synthèse, vous
avez dû faire un sans-fautes !...Comment ai-je pu me tromper à ce
point ?...On vous avait très bien conseillé, orienté, d'assez haut
je crois, enfin...Je voulais dans l'existence tout à fait autre
chose mais je ne sais plus très bien ce que c'était...On a trouvé un
petit carnet dans les anciens culots à la bandothèque, on a cru que
c'était le vôtre...vous voulez le voir?...mais je ne sais plus au
juste où je l'ai mis...en tout cas il n'y avait aucune trace de vos
congés, des notes sur je ne sais quoi, des conseils sur l'importance
qu'il y aurait à panoramiquer !...enfin, vous devez vous comprendre,
moi j'ignore toujours ce que vous fabriquez au juste, à longueur de
journée, et même en fin d'après-midi si par hasard vous
revenez...Votre recensement pour la TH il en est où ?.. si vous avez
des trous, vous savez que vous pouvez demander à la poste et même au
commissariat!...vous avez votre carte ?...c'est le moment de vous en
servir !...je ne veux pas un seul local sans un nom d'occupant au
premier janvier...Si, les vagues doivent être très élevées et
surtout très espacées car il se passe parfois assez longtemps entre
deux embardées du bateau...je ne connais pas à la seconde près la
période de ces houles-là qui sont d'énormes mers-du-vent paraît-il
visibles par leurs sommets dans les nuits les plus noires, mais moi
jamais vues !...On finira par vous faire des reprises sur
salaires...vous verrez bien c'est ce qui se passera si vous ne
retrouvez pas vos congés, si vous ne vous débrouillez pas d'une
manière ou d'une autre !...avec les concierges ça se passe comment
?Assez bien, ils ouvrent facilement leurs registres...Pensez à
regarder les noms sur les boîtes aux lettres également...Et bien
votre commission fait de l'effet vous voyez...faites-voir...ah oui
"Au nom du Peuple Français etc etc...ça impressionne...Oui
heureusement que je l'ai car je me demande sans cette carte si je me
sentirais vraiment à la hauteur si je pourrais seulement sonner à la
porte d'un contribuable...seulement l'ennui, c'est que je n'ose pas
non plus la montrer, je ne me trouve pas très ressemblant sur la
photo...j'y présente des traits beaucoup plus sévères qu'en réalité,
presque durs alors bien sûr c'est plutôt favorable pour l'exercice
de notre fonction mais en même temps du coup j'ai peur qu'on pense
que je l'ai volée ou que j'ai usurpée cette prérogative...Des
gardiennes me regardent sous le nez ma carte à la main d'un drôle
d'air ou d'un air de me trouver drôle plutôt...Vous pouvez faire
changer la photo si vous voulez...Je m'en sers volontiers mais
plutôt en dehors de mes fonctions justement...mon passeport est à
l'hôtel mais j'ai ma carte professionnelle monsieur l'agent...Vous
avez de la chance monsieur Gromet mais attention aux sens interdits
! ...cela en vacances à Marrakech il y a déjà bien
longtemps...n'empêche il a déchiré la contravention qu'il avait
commencé de remplir en marchant lentement vers ma voiture qu'il
avait stoppée d'un grand coup de sifflet...Nous faisons un métier
passionnant c'est vrai et ce document est fort utile mais vous
pourriez vous en servir un peu par ici de temps en temps plutôt que
d'aller l'agiter sous des cieux tropicaux et pour des visées moins
personnelles...et les forfaits, vous en êtes où, vous avez les taxis
je crois, ça avance ?... Oh ne m'en parlez pas, ils décrochent leurs
compteurs qu'ils viennent poser sur mon bureau ! ...Dites, vous avez
le bout des doigts tout noir, ce n'est pas avec leurs trucs quand
même ?...Non non, ah ah!...non...non...l'hiver quand il fait froid
j'ai le bout des doigts blanc et l'été quand il fait chaud au
contraire ils noircissent...Cette inversion, comme photographique,
n'est pas commune, vous devriez faire attention...Cela cesse avec
les températures normales...Peut-être bien que sur ce bateau vous
vous attendiez à trouver quelque indice de l'existence de cette
administration embarquée, véritable serpent de mer, c'est le cas de
le dire ! Existe-t-elle vraiment ? Avez-vous vu quelque chose
?... on m'en a parlé comme d'un extrême agrément, mais où cela se
trouve-t-il ? non? rien vu du tout ?Des carrières entières certes
dans les soutes mais en révolution permanente autour du globe
!...Cela oscille aussi je crois de bas en haut en permanence avec
des variations toutefois...non je n'ai rien vu de tel ou alors je
n'ai pas suivi le bon chemin à bord, je montais tout le temps, c'est
en bas que cela doit se trouver si cela existe toutefois sous une
forme ou sous une autre !...En somme, vous n'allez jamais nulle part
ou vous ne trouvez jamais rien...J'avais l'impression qu'il n'y
avait plus personne ni au-dessus ni au-dessous...que je perdais mon
temps une fois de plus, que j'avais toujours perdu mon
temps...seulement qu'est-ce au juste qu'en gagner ?...non j'avais
été une fois de plus témoin de ce que les physiciens appellent le
réel voilé...tout y était certainement de ce que j'avais imaginé ou
cru possible d'exister...Mais l'Administration embarquée existe bel
et bien ! Vous auriez très bien pu la trouver et y demeurer car je
crois que les nominations y sont extrêmement facilitées, en fait
instantanées et irrémédiables...sur la simple mine du somnambule qui
parvient jamais dans ces lieux sordides et pour tout dire
heureusement apparemment introuvables...je ne pouvais manquer de la
trouver tant elle semble faite pour moi !...C'est pour cela que vous
partez toujours en douce au beau milieu de la nuit ? ...Et bien oui,
lorsqu'une tempête est annoncée je ne veux pas louper ma chance de
pouvoir la découvrir en même temps, de monter enfin sur le bon
bateau où elle niche cachée et mystérieuse ! Toujours à son roulis,
perpétuellement à son tangage, comme moi !...Vous en avez trop rêvé,
vous finirez par la trouver ! Au fait vous connaissez les Bureaux
Alpestres ? ...Oui bien sûr, c'est l'autre version de celle que je
cherche, j'y ai été nommé une fois...j'y suis resté longtemps car
ayant été en posté tout en haut je ne savais pas comment
redescendre...il y avait eu un funiculaire autrefois mais on devait
en plus toujours monter me chercher, en voiture puis en
crémaillère...les jours passaient...une sorte de route en
construction tout en bas...et même la voie du train n'était pas
terminée, pas de rails, il n'y avait que la crémaillère...je n'étais
pas dans un bureau, plutôt une sorte d'ancien refuge...la solitude
absolue de ma situation me donnait droit à une prime d'isolement
!...on m'avait installé un énorme baromètre au mur connaissant ma
phobie des pendules et des horloges...je me repérais mieux au temps
qu'il faisait, qu'il avait fait ou qu'il allait faire...et cette
lumière rouge orangée du soir, rendant le lieu presque insoutenable
d'étrangeté et de mélancolie...C'était votre enfance que vous
cherchiez!...Oui et celle des autres par la même occasion...Mais
rien de tout cela à proprement parler...Si, peut-être en fin
d'après-midi, ce glacier tout proche qui par je ne sais quel prodige se mettait à fondre légèrement, sinon une
interminable langueur et de vagues variations de la lumière et des
bruits aucun, jamais, je devais aller marcher sur ces cailloux
d'ardoise pour animer un peu l'endroit et avec l'effet d'écho
c'était suffisant...on entendait quelqu'un marcher !...j'étais
encore trop indéterminé pour me figurer que j'étais vraiment tout à
fait quelqu'un mais c'était bien moi qui marchais !...et du reste,
installé nulle part, j'avais le droit de sortir...et il y avait
peut-être quelqu'un d'autre à marcher derrière moi dans les ardoises
car un jour que j'étais une fois de plus comme obnubilé par cette
tache de soleil du soir sur le plancher, on a bel et bien frappé à
la porte du refuge ! Et au lieu d'aller, disons-le,
bêtement ouvrir, j'ai trouvé préférable, à la place, de réviser
mes notions sur l'origine des sons et leurs perceptions relatives...Il
n'y avait sans doute personne derrière moi ou derrière la porte mais
l'ayant si fort imaginé ou redouté cela revient au même...
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