TOM REG    "Mini-contes drolatiques et déroutants"     page 3 

 

n°54                  Syncrétisme et  lessive  ( ou Le lessivage du lundi )

                 Un personnage se transforme tour à tour et périodiquement en représentant des trois grandes religions : le vendredi en imam, le samedi en rabbin, le dimanche en prêtre. Heureusement pour lui, un peu partout, le lundi reste le jour de la lessive...et donc tout indiqué pour être celui de la grande fusion, de la grande confusion, du grand nettoyage ! Du lessivage universel !

 

n°55                 Etrange origine ( ou  La montagne d'ombre)

                - "Je vais te dire pourquoi ces évènements ont eu lieu...La cause véritable de cette guerre, de cette manifestation, de ce livre,  de ce film, de ce gratouillis tout à l'heure sur la vitre, de cette ombre au tableau..."

                  Un auteur (?), disons une sorte de mage poético-astronome,  s'attaque aux causes premières et cachées des choses humaines...

                 - "Tiens, ce tableau par exemple, ou puisqu'il n'a pas encore d'ombre,  plutôt cette découverte archéologique récente, sont dus précisément à ..."

                  Et il donne des explications comme définitives aux grands phénomènes de notre époque et des époques précédentes...

                  -"...Cette guerre qui se déroule dans le désert, tout a commencé il y a dix ans à Naples quand une marchande des quatre saisons a vendu dans un tourbillon un kilo de raisin à un homme d'affaires suisse originaire du Valais ! De toute façon, c'est justement à cause de la forme particulière d'une  montagne de cette région qu'en général, et ce depuis le début, tout, absolument tout ici bas a commencé...Je te montrerai l'entrée de la vallée qui y mène...puis celle qui s'y imbrique, enfin celle qui permet de la quitter puis de la retrouver jusqu'au bout, de la perdre encore pour une autre et ainsi de suite jusqu'à ce qu'elle semble perdue comme définitivement...Je t'expliquerai tout ! "

                  -"C'est donc la forme d'une certaine montagne qui...?"

                  - "C'est son ombre...ou plus exactement son ombre portée sur et par une autre montagne...Il faut se poster dans l'axe adéquat (rien que cela demande des jours) et l'on finit par voir cette forme vraiment étonnante, qui n'est pas celle de la montagne projetée (qui elle a une forme anodine que personne n'a jamais remarquée), non, qui est celle de la montagne d'ombre, en quelque sorte son double spectral, qui n'existe que pour porter l'ombre de l'autre et qui sous cet angle-là et à cette minute précise, prend elle-même cette forme tout à fait curieuse, un gigantesque contour noirâtre hérissé de pics et de dômes..."

                  -"En somme les deux monts sont tous les deux plus ou moins invisibles, c'est ça ?...Et dans cette sorte d'inexistence, ils se renvoient  l'un sur l'autre une espèce d'image qui tantôt les révèle tantôt les cache aux yeux du monde...Ces deux monts sont donc semblables...

                  -" Analogues!.. Ils sont analogues ! Ils se nomment Castor et Pollux!..." 

                       Et dire que l'origine de l'inspiration  de ce mystérieux mage-inventeur, est elle-même à rechercher dans son enfance quand il creusait  le jardin de sa tante, jour et nuit et sans s'arrêter, dans l'espoir d'apercevoir un jour, sous la lueur des étoiles, le feu intérieur de la terre...! 

                 

n°56                Rue du Rhône (ou L'écume des montagnes)

                   On se trouverait dans une salle d'attente ou une manière d'antichambre, peut-être dans  une sorte d' établissement financier (sans être une banque) ou même juridique voire judiciaire (sans être un tribunal). On remarque une curieuse lueur verte un peu vaporeuse qui passe sous les portes des bureaux et remonte le long des murs...

                    Quelqu'un est là, assis devant une porte, une serviette de cuir sur les genoux, attendant apparemment d'être reçu. Il vient de feuilleter rapidement un dossier et se contente à présent, d'un air pensif, d'observer les moirures de la lueur verte se tortiller jusqu'au plafond avant de redescendre par les encoignures de la pièce...

                     Soudain une autre lumière verte, une ampoule cette fois, au-dessus de la porte s'allume...Il se lève et ouvrant cette porte se retrouve dans une pièce sans fenêtre...Il est seul mais bientôt, sans doute une employée d'administration pose ses lunettes sur le bureau devant lequel il est assis...Il lui remet alors une suite interminable de chiffres imprimés sur une grande feuille de  papier...

                     -"Votre numéro est compté monsieur ?...C'est bien cela ? ...

                     - Oui madame la Comptiaire, j'ai un numéro compté dont voici le...

                     - Oui, bien, très bien..."

                   Elle s'absente un instant et revient avec un genre de listing rempli de nombres complexes, voire effrayants, et une chemise de documents...Alors une espèce de conversation s'engage, coupée de longs silences et s'orientant souvent vers des préoccupations d'ordre privé...Se connaissent-ils ?  Il sort de sa poche des photos d'immeubles en pleine campagne ou au contraire de petites maisons dans d'immenses villes...

                     Ils finissent par parler surtout de la lumière verte qui répand  partout cette atmosphère d'aquarium...

                   -"Vous savez qu'elle vient directement du fleuve ?

                   -Mais oui, c'est ça, vous avez raison, c'est la couleur que prend le fleuve autour de la pile du Pont de la Machine un peu plus bas et qui se propage jusqu'ici !

                    -Et impossible de l'arrêter, on a tout essayé...Et vous voyez, les bureaux sans fenêtres comme les nôtres ici ne servent à rien...Elle est là aussi...Elles passe même d'abord par chez nous avant d'aller dans les autres où pourtant il y a des fenêtres qui lui sont en permanence comme grand ouvert...C'est à n'y rien comprendre!

                    -Un bureau sans fenêtres et en plus, de renfoncement ! Vous devriez être  tout à fait tranquille !

                    -Personne n'en voulait...Je suis venue ici pleine d'espoir...Or non seulement tous les dossiers sont faux, imités ou imaginaires, voire inversés, mais la lumière verte y est encore comme plus concentrée et comment dire... plus insistante, insinuante..."

                   Et en effet voici qu'ayant reculé sur son fauteuil à roulettes, elle exhibe une partie très cachée de son anatomie...Trop pudique pour regarder franchement il emploie la vision de biais  des astronomes pour les étoiles lointaines,  amplement suffisante et même plus efficace pour juger des contours et surtout des couleurs :  ce verdâtre putride jusque par là-dessous, dans cet autre renfoncement qu'elle a là ! Quelle immixtion intime et dégoûtante ! Est-ce possible ? Quand donc tout cela va-t-il finir ?

                    -"On dirait de la vase, vous ne trouvez pas ?

                    - C'est l'écume des montagnes qui se purgent..."

 

n°57                       La petite place au soleil ( ou Les deux ombres)

                 Et bien ça y est, il a fini par la trouver sa place improbable, fantastique ! A force de chercher c'était inévitable, ne serait-ce que grâce au tableau du peintre métaphysicien qui fut pour lui l'élément initiateur de sa propre intuition...

                 Car il s'agissait bien d'ombres assez curieuses dans les deux cas mais celles de la toile étaient un peu absurdes,  chaque silhouette ayant son ombre orientée différemment comme de façon aléatoire sous un même soleil...Lui, son idée était qu'il devait exister dans une autre de ces petites villes du sud, une place où à midi précise, en plein été, au moment où l'ombre est  réduite à un petit cercle obscur au pied des personnes, elle se dédouble d'un seul coup, allongée comme le soir ou le matin,  et projetée en même temps en avant et en arrière ! On est bispectre le temps d'un clignement de paupière ! 

                 Et bien entendu son appareil de photo emporté tout spécialement n'a pas fonctionné ! Mais il a parfaitement vu le phénomène, il en est certain, il lui suffira d'y retourner à la prochaine occasion, la batterie de son appareil dûment rechargée cette fois-ci ! Toutefois il s'avise que cela doit être bien difficile de photographier ensemble sur un même cliché ses deux ombres à soi, ces deux ombres au sol opposées par les pieds ! C'est même sûrement impossible ! Il devra être cru sur parole.

                 D'ailleurs il y eut aussi cette dame qui avait dit :

                 "-Ici, la lumière est spéciale, on ne sait jamais très bien si on est le soir ou le matin et même le jour ou la nuit...surtout sur cette petite place-ci peinte en 1912...avec ses ombres un peu étranges, c'est une toile qui fait beaucoup rêver...on s'y croirait...Nous vivons dans ce tableau! "

                 La nuit ! Bon sang comment n'y a-t-il  pas pensé ? En effet il y a deux ombres ! L'ombre solaire et l'ombre lunaire ! Le phénomène se produit-il aussi  sous l'astre de Diane ? ...Déjà il ouvre son almanach et pose le doigt sur la prochaine nuit de pleine lune !

 

n°58                      Au bon temps perdu  (ou La phobie des robots)

                   Un jeune homme aimant trouver le temps long en général dans l'existence (cela le rassure, il a l'impression qu'il y en a plus, que ça ne finira jamais) suit avec angoisse l'accélération du progrès en matière de robots ménagers et autres auxiliaires mécaniques de bricolage programmés...

                    En effet, plus les tâches et les petites corvées quotidiennes lui prennent du temps, plus elles sont monotones et répétitives, plus il est content car cela lui chasse les idées noires et les angoisses existentielles...

                    Par exemple il n'est pas question qu'il se serve d'un moulin à café électrique ! Il le moud lui-même en tournant chaque matin pendant de longues minutes la manivelle de son moulin mécanique...Quand il pense qu'avec un appareil électrique il pourrait faire autre chose pendant ce temps, quelle horreur! Et les trieuses de lentilles alors !

 

n°59                      En attendant l'autocar (ou La cathédrale engloutie)

                     Un groupe, accompagné de bagages, attend (probablement un autocar) le long d'une avenue. Il fait beau et chaud. C'est le matin et sans doute le début de l'été, des vacances...

                      Les gens ont déjà lié conversation et on s'enthousiasme peut-être à l'idée d'être bientôt au bord de la mer, sous les palmiers (ou même seulement sous un parasol où figurerait un palmier), à deux pas de ruines antiques et du sable rouge d'un immense désert...

                      Mais on commence à trouver le temps long. Certains ont marché avec leurs valises jusqu'à des bancs un peu plus loin, sous les arbres poussiéreux d'un petit square tout gris...

                      La responsable du groupe a du mal à cacher son inquiétude. Cela fait déjà une heure de retard pour un véhicule qui vient directement du dépôt...Elle hèle un taxi en disant qu'elle va se renseigner au siège...(L'unique cabine téléphonique du coin étant presque entièrement remplie de sable rouge!)

                      On suit la journée de ces drôles de touristes dont certains, vers midi, gagnent en soupirant la terrasse du café le plus proche pour se restaurer et se désaltérer...Et la responsable qui ne revient pas !

                       Déjà on évoque la faillite de l'agence organisatrice...Que va-t-on faire ? On propose de visiter le château d'eau des Yvelines tout proche, dont les tuyaux brillent au soleil ! Et pourquoi pas la grotte des Refaits ou le Ravin des Obnubilés ? Certains croient qu'on se moque d'eux...Mais un homme en blouse bleue et casquette à visière, une carte sous le bras, un petit siège pliant à l'épaule, surgi de nulle part, l'air doux et bienveillant, vient à leur rencontre et avec un grand geste en avant les entraîne tous à sa suite sur un petit chemin d'herbes sèches en leur disant :

                        -"Venez messieurs-dames, nous visiterons finalement la cathédrale engloutie ! ...N'oubliez pas vos valises!..."

 

n°60                   L'exposition (ou La boîte à vache) 

                       Deux personnages semblent visiter une exposition. Mais de quoi s'agit-il ? De peinture? De sculpture? De photographie? De botanique? De spéléologie? D'astronomie? D'objets indéterminés? De traces d'on ne sait quoi ? De salle en salle la variété paraît s'accroître...

                        L'un d'eux sort de sa poche une clé  et se dirige vers la porte d'une salle restée fermée avec cet écriteau : "Porte condamnée définitivement".   Il l'ouvre pourtant...

                        A l'intérieur ils se mettent à manipuler toutes sortes d'objets, un petit oiseau mécanique, à mettre un vieux disque sur un pick-up valise, à tirer avec un tout petit arc des flèches-ventouse à mouches, à faire voguer dans une baignoire un  bateau à ressort qui s'illumine aussitôt...un avion à élastique monte jusqu'au plafond...

                        - "Mais ce sont tous nos souvenirs d'enfance qui sont là ! Non?

                        - Absolument. Regarde..."

                         Et il sort d'un vieux tiroir une petite boîte à vache (qui fait "meuh!" quand on la retourne)...

                        - "C'est tout ce qui me reste de mes cours d'allemand au lycée!...Je l'emportais en classe pour distraire le professeur qui paraissait beaucoup s'ennuyer et  toujours sur le point de s'endormir...Je retournais la boîte de temps en temps et il était comme requinqué, enthousiasmé, ragaillardi par ce son aigrelet ( du reste plus près de la chèvre), reprenant sa leçon de plus belle en même temps que les rires s'estompaient... Et c'est grâce à cette petite boîte ronde que nous avons pu, lui comme nous, tenir jusqu'au baccalauréat !...

                         - Je veillerai à ce qu'elle figure désormais sur le catalogue de l'exposition...

                         - Mais le musée ferme demain... pour toujours !

                         - Aucune importance ! "

                      

n°61                  Horizons (ou Les petits bateaux)

                    Au cours d'une promenade (tour d'un lac entouré de sommets) sur un bateau lacustre (à aubes), une dame raconte le souvenir d'une croisière marine autrement plus intéressante !

                     Elle a pour auditoire un passager accompagné d'un enfant de dix ans. ("Ce n'est pas mon fils, je l'accompagne jusqu'à un home en pleine montagne où j'allais moi-même à son âge...Je suis en quelque sorte son double et inversement...")

                     On entend le bruit des roues dont les pales battent les flots noircis par les reflets sombres des montagnes alentour et les saccades rythmées des bielles des machines dont on peut aller voir au sous-sol les impressionnantes rotations...

                     L'enfant demande sans cesse des détails sur les bateaux qui vont sur la mer (qu'il n'a jamais vue) et sur les vagues marines...Quelle différence avec celles des lacs ?                   

                     Les questions de l'enfant portent maintenant sur la taille des bateaux qui vont sur la mer...Bien sûr, ils sont souvent beaucoup plus gros...Seulement là, son double-adulte ne peut s'empêcher de lui signaler cet étonnant paradoxe :

                     -"Tu sais, les bateaux qui voguent sur les mers sont parfois énormes, dix fois, vingt fois ceux qui vont sur les lacs...mais l'horizon marin est si éloigné, qu'une fois qu'ils l'ont atteint, ils paraissent plus petits que le plus petit bateau qui navigue sur ce lac...Car il est si encaissé et son espace si limité par ces hautes montagnes  que la plus petite barque ici n'arrive jamais à s'éloigner suffisamment pour être aussi petite qu'un super-géant des mers posé sur l'horizon ! ...

                     - "Ils sont à la fois beaucoup plus gros et beaucoup plus petits!" fait l'enfant sur le ton d'une  évidence  nullement contradictoire et très stimulante, ayant surtout entrevu à quel point on venait de lui ouvrir de nouveaux horizons...

                     -" Est-ce qu'il y a des pontons aussi ? "

                     

n°62                   Solitudes (ou Le dernier coupon)

                      Pendant qu'il reporte le numéro de sa carte de transport sur le coupon mensuel, un banlieusard pense au temps maintenant tout proche où, retraité, il n'aura plus besoin de faire l'aller-retour quotidien entre la grande banlieue et la capitale...Chaque chiffre du numéro interminable lui rappelle comme une séquence de cette vie passablement monotone et rechignée...

                      Il se produit comme un télescopage temporel des éléments de ces deux univers tour à tour comme imbriqués par cloisonnement ou disjoints par répulsion : ici la maison, là-bas le bureau...ici la solitude, là-bas l'esseulement...Qu'est-ce que cela va changer ?...Mais si ! Ce sera mieux ! Désormais, il sera bien toujours seul mais strictement, et  plus jamais esseulé ( état qui  implique la présence plus ou moins fuyante ou inconsistante des autres autour de vous...)

                       Il se dit que dans l'existence, le principal est de progresser même s'il paraît bien tard...Son coupon tombe sur le quai, déjà.

 

n°63              Le même jour, la même plage ( ou  Les oreilles du couple )

                       Un couple rentrant de vacances, évoque les souvenirs de leur séjour. Pour tout ce qui concerne le visuel, ils sont presque toujours d'accord. Mais ils se mettent à diverger franchement dès qu'ils abordent les bruits. Et le fait est que les ambiances sonores paraissent bien différentes selon qu'elle ou lui se souvient...

                     - "Mais enfin, avoue que c'est tout de même curieux! C'était la même plage, au même moment, nous étions l'un à côté de l'autre...Et toi tu n'as retenu qu'un bruit de bulldozer sur la gauche tandis que je conserve moi le souvenir, sur la droite,  du bruissement de la brise dans les pins allié au doux clapotis d'un minuscule ressac...

                     - Et bien, il y a l'oreille gauche et l'oreille droite...Moi j'ai la gauche et toi la droite...Tout couple normal sait cela et le met en pratique continûment. C'est ce qui explique ces univers sonores inversés ou tout au moins opposés chez tous les couples sans qu'ils en soient toujours conscients et pourtant cela a été étudié en détail il n'y a pas si longtemps par un sonopracteur canadien...

                       - Oui je l'ai lu dans le journal...Mais qu'est-ce que cela prouve ? Et puis ses deux micros tournant en permanence au-dessus d'un couple pour voir ce qu'ils pouvaient bien entendre , non écoute franchement !

                       - Ah tout de même, ces micros tournaient en sens inverse pour plus de sûreté, d'où peut-être ce sentiment d'inversion évidemment, je ne sais pas...En tout cas tu as vu que jamais aucun des deux n'a décrit un seul bruit dans le bon sens...Tout couple a donc bien une oreille gauche et une oreille droite !

                       - Moi j'm'en fiche, j'ai l'oreille juste...

                       - Et moi, l'ouïe fine ! " 

 

n°64                Un drôle de météore (ou La table-girouette )

                        Zéphyrin Raffaleux ne manque jamais un bulletin météo ! Mais c'est  toujours avec une certaine anxiété qu'il écoute les prévisions car selon le type de temps, les choses sont pour lui très très différentes. Notre ami est en effet météo-dépendant ! C'est à dire que  l'influence des météores sur ce curieux bipède est non seulement prépondérante mais peut l'inciter à des comportements assez étranges, une sorte de dramatisation du quotidien qui le voit passer par toutes sortes de phases entre la stabilité anticyclonique la plus parfaite et l'instabilité orageuse la plus débridée !

                        Et il sait parfaitement à quoi les fluctuations atmosphériques annoncées vont pouvoir  l'exposer. Chaque couleur du ciel déclenchant en lui une manie bien particulière à laquelle il ne peut pas résister, et cela sans toujours un rapport apparent avec l'état de l'atmosphère, comme s'il était lui-même une sorte de météore entièrement à part...               

                        -" Des averses sporadiques ? Zut, je vais encore acheter des affiches de cinéma à ne plus savoir où les mettre!...De timides éclaircies ? Je suis sûr de m'engueuler avec mon chef de service !...Des giboulées? Je ne pourrai pas sortir sans ma cagoule pointue sur la tête!...Des ondées ? Je vais passer mon temps au Café "Les Ondes" !...Un orage?...Je ne vais manger que des pommes de terre, sans doute pour conjurer toutes celles que j'ai enfoncées sur la pointe de mes parapluies sans pour autant  jamais franchir ma porte et oser sortir avec ce stratagème réputé protecteur sous l'éclair ! ... "

                        Mais arrivera-t-il à faire aboutir le projet qui lui tient le plus à cœur ? Transformer la table de sa salle à manger en table-girouette ! C'est à dire au moyen d'une petite plate-forme façon manège de chevaux de bois et d'un mât relié, à travers le toit, à un immense coq d'église, faire en sorte de toujours manger strictement et continûment orienté dans le sens du vent...Il s'est en effet persuadé, en bon adepte de la symbolique conceptuelle appliquée, que manger contre le vent, même à l'intérieur, est sûrement à l'origine de bien des contrariétés et dysfonctionnements...

                        Il y aura aussi peut-être les jours où, le vent fluctuant beaucoup,  le repas sera soumis à une bienheureuse oscillation, tel un balancier de montre, une sorte de tangage (ou de roulis) horizontal du plus bel effet sur le ou les hôtes qu'il ne manquera pas d'inviter spécialement les jours bénis  de giboulées turbulentes !    

                       

n°65                   Le bon pas ( ou  Archimède is back ! )

                       N'ayant encore jamais rien inventé de vraiment valable (son eau  n'était ni tiède ni chaude ni froide et son fil à couper le beurre l'avait relégué au rayon des coupeurs de cheveux en quatre!), une  sorte d'inventeur-rêveur se dit un beau matin qu'il tenait enfin sa revanche !  Et ce dans la salle de bains en revissant le bouchon de son tube dentifrice ! Il venait de trouver un moyen universel de faire gagner du temps à tout le monde sur la terre entière !

                        Et depuis lors il ne cesse de se battre pour obtenir tout simplement le doublement du pas de vis de tous les bouchons des tubes dentifrice de la planète et cela par le support d'un brevet à son nom dûment estampillé...Songez à tout le temps gagné au profit  de la recherche,  de l'éducation ou de la bienfaisance !

                         Et oui, si son idée est mise en pratique il faudra deux fois moins de temps à tout être humain pour reboucher le satané tube tous les matins, puisqu'il  lui appliquera deux fois moins de tours qu'avant pour le refermer complètement (et même bénéfice à l'ouverture bien entendu)!  Evidemment  le gain de temps individuel chaque matin peut paraître bien faible voire dérisoire , mais multiplié par le nombre de brossages effectués chaque jour sur cette terre et par le nombre de jours sur une année, une décennie, un siècle...Il en a le vertige! ...Et voilà que déjà les compliments fusent de partout !

                          -" Vous êtes l'Archimède du tube-dentifrice ! "

                         Et pas seulement, car là où son idée toute simple (et à laquelle il ne croyait pas lui-même au début) deviendra grandiose c'est lorsque qu'on envisagera sérieusement  de l'étendre aux tubes de cirages, puis de moutarde, de concentré de tomate, de pommades et cosmétiques en tout genre, de produits mous divers, bref à toute substance  qui peut, en ce bas monde, s'entuber et se détuber ! Et le gain de temps deviendra vraiment universel !

                         (Seulement déjà, l'inventeur du tube "à clapet" fait ses premiers pas sur ce grand tube sphérique qu'est la Terre !  Puisse notre  Archimède ne jamais voir cela !)                       

 

n°66             Le spot et le palier (ou Une voisine très cathodique )

                         Un personnage  croit reconnaître une voisine dans un spot publicitaire à la télévision. Or curieusement c'est sa voisine de palier, célibataire comme lui, qu'il n' a du reste jamais rencontrée une seule fois sur le palier après toutes ces années, la croisant  très rarement  devant le local à patinettes, retour des poubelles et dans une telle obscurité que le vague  "Sale temps n'est-ce pas?" qu'elle lui avait lancé une fois il y a des lustres, il se demande encore si c'était machinalement ou si elle ne lui avait pas dit cela parce que précisément elle le rencontrait ...Du reste tout de suite après, la porte qu'elle n'avait sans doute pas pu  retenir derrière elle lui avait claqué au nez assez vivement !

                          Mais alors si elle fait de la pub, elle n'est pas fonctionnaire, elle ne travaille pas à la "Recommandation" comme il  avait cru le deviner une fois ! Lui aux "Poursuites sans Frais", ils auraient pu finir par se rencontrer un jour au moins dans un Centre, un "Hôtel des Finances", un bureau, un couloir, des archives, un renfoncement...Et puis peut-être se marier ou faire semblant...Mais ce n'est plus envisageable! Non seulement à cause du coup de la porte mais de ce satané spot ! 

                          Lui qui n'aime guère la pub voici qu'il enregistre sur son magnétoscope le fameux spot en question ! Se le passe, se le repasse...Est-ce bien elle? Il faut dire qu'elle y fait des grimaces atroces car elle est censée enfiler un "souète" horriblement boulocheux qui lui gratte la peau, lui fait s'arracher les cheveux et  tout de suite se rouler par terre...On ne voit presque pas son visage !

                           Il croit la reconnaître dans une autre pub, puis même dans un téléfilm où elle dit là, cette fois, incroyable : "Beau temps n'est-ce pas?" Beau temps ! Le contraire de pour lui dans la cave ! Oui, elle est comédienne, c'est sûr!

                           Il la voit encore dans diverses productions, une pièce de  théâtre, une sorte de péplum et même une série étrangère où regardant en gros plan  la caméra, elle paraît ne s'adresser qu'à lui seul !

                            - "Tu ne t'en tireras pas comme ça fiston, non ne le crois pas !" (Elle a un chapeau de cow-boy sur la tête et brandit un pistolet!)...Mais est-ce vraiment elle? Si seulement il la rencontrait enfin dans l'escalier, il serait fixé tout de suite puisqu'en plus ils viennent de changer les ampoules de toutes les minuteries pour des opaques translucides "Plein Soleil" !

                          Ils ne se rencontreront pas de si tôt , ce n'est pas possible, sûrement une question d'horaire, d'emploi du temps...de temps. Heureusement, en attendant il a tous les enregistrements et même du coup  pour la rencontrer il en fait encore moins qu'avant, il l'a dans son poste de télé quand il veut! Et dans tous les genres! Et c'est fou ce qu'elle a pu tourner!

                          Mine de rien, il a trouvé malgré lui le voisinage idéal !  Même plus de bonjour-bonsoir ! Et peut-être plus jamais de "Sale temps n'est-ce pas?" ...Rien! Plus rien du tout!

                          En outre et par la grâce émoustillante d'un haut de  cuisse entrevu sur l'écran dans une scène assez osée, il a du même coup réintégré, comme définitivement, le seul domaine des relations amoureuses qui lui sied et qu'il n'aurait jamais dû chercher à quitter,  fût-ce le temps d' un regard furtif vers le palier : la plus stricte autosexualité.

 

n°67                 La beauté du monde (ou La dernière choucroute )

                          Un petit employé de bureau se transforme peu à peu, sans s'en rendre compte, en l'ancien empereur Hadrien... Sa vie quotidienne en est assez vite perturbée.

                          En particulier il est intrigué par le besoin qu'il a de répéter souvent "Je me sens responsable de la beauté du monde", phrase dont il ignore l'origine et ce qu'il veut dire au juste par là...

                          Le garçon du Reinitas où il prend son café tous les jours, féru d'histoire ancienne, lui révèle la clé de l'énigme : sans s'en rendre compte, il se met depuis quelque temps à parler comme l'empereur romain qui avait écrit cette phrase dans ses Mémoires...Tout indique donc effectivement que malgré sa petite laine bleue élimée et ses vestons marbrés de fils de choucroute, il est le siège d'une étonnante métamorphose !  

                          Le serveur lui propose du reste aussitôt de devenir son Préfet du Prétoire et de lui présenter sur le champ son Antinoüs : le tout jeune garçon qui fait la plonge derrière le comptoir...

                          - "En somme, de la plonge au Nil si j'ai bien compris...

                          -  Partez tous les deux ! Je vous prêterai un canope dans lequel vous naviguerez  comme momifiés  et pourrez ainsi vous enfuir  dans les remous des éviers, par tous les siphons, au gré des cloaques  jusqu'aux tous derniers égouts ! A charge pour vous ensuite de trouver le sable brûlant qui stoppera votre course bulleuse...Et puis vous finirez par tomber sur le grand fleuve où vous naviguerez dans votre petite embarcation funéraire jusqu'aux Cataractes où là, vous descendrez...C'est une correspondance, deux tickets! Comme à Denfert ! Vous ne serez pas dépaysés ! Le canope est matelassé...Et enfin un jour, au loin, vous apercevrez une espèce de tortillard qui pourra peut-être vous emmener au fin fond du...

                          - Assez ! Pas de faux-fuyants ! Je resterai ici pour assumer les responsabilités de cette tâche fabuleuse qui curieusement m' incombe on ne sait pourquoi... Peut-être cette manie de voir des péplums au Rialto quand j'étais petit le jeudi après-midi ! En attendant, apporte-moi  je te prie, ma toute dernière choucroute... "  

 

n°68                     Les rouleaux de cachou (ou Des papillons d'or )

                          - "Je connais un moyen infaillible pour relancer durablement l'inflation internationale !...Il suffit d'augmenter le prix d'un certain produit, au demeurant très anodin, pour ne pas dire enfantin, à un certain endroit précis, aussi dérisoire puisse-t-il paraître, pour emballer tout le système et provoquer dans le monde entier une hausse des prix phénoménale, qui redonnera tout son éclat à notre vénéré métal ! "

                          Des détenteurs d'or, déçus de voir le métal jaune délaissé et son cours chuter au profit des obligations et du papier-monnaie, ont fondé une sorte de confrérie (le "Club des Chrysophiles") afin de préparer un coup économico-monétaire sans précédent, inspiré de la théorie récemment mise en lumière par les météorologues, celle du  papillon qui battant des ailes quelque part au creux d'une paisible vallée suisse, déclenche un minuscule courant d'air finissant en ouragan quelque temps après au beau milieu du Pacifique !

                          - "Oui messieurs, c'est parfaitement possible aussi dans le domaine qui nous intéresse ! Et nous avons, si je puis dire, trouvé notre papillon !" ...  (Des Oh! de stupéfaction un peu sceptiques fusent dans toute la salle)..."Il ne reste plus qu'à remercier notre sympathique camarade Cyrille Leraton-Minet, ici présent, qui a bien voulu accepter d'être, dès demain matin, l'élément déclencheur du stratagème, donner le petit battement d'aile en quelque sorte, juste en augmentant de dix centimes le rouleau de cachou qu'il vend aux écoliers à la sortie des classes sur son  présentoir ambulant! ..." (Fougueux applaudissements  dans l'assistance au milieu de laquelle se lève timidement un petit bonhomme à tête d'oiseau, Leraton-Minet! )...

                           Et notre brave Cyrille, en ce lundi matin, ayant poussé comme à l'accoutumée sa petite voiture à bras jusqu'au coin de la Place du Marché dans la vieille ville du Roi-Soleil (un roi en or justement!) a aussitôt, comme convenu la veille devant la confrérie enthousiaste des porteurs de jaunets, remplacé sur la pyramide de rouleaux de cachou qui fait l'essentiel de son fonds et de son négoce, l'ancienne étiquette de prix par la nouvelle, majorée donc de ces dix centimes à la fois minimes et censés être fatidiques...

                           Seulement voilà le premier jeune client qui déjà fait la moue en secouant son cartable devant cette hausse aussi brutale qu'inattendue, car elle l'oblige à renoncer à son achat faute d'avoir assez sur lui mais qui promet d'aller quérir le supplément à la maison et de  revenir sous peu...Oueh, oueh...il avait un drôle d'air...et s'il ne revenait pas ? Voilà qu'il entraîne à sa suite d'autres camarades ! Ils vont aller au supermarché c'est sûr ! Je ne les reverrai plus ! Je vais perdre ma clientèle pour tout résultat!

                           Mais ce qui serre surtout la gorge de Leraton-Minet, vendeur de cachou ambulant de son état, c'est que le stratagème dont il s'était porté garant va échouer ! Et la confrérie c'est certain va l'en rendre responsable ! Il va avoir tous les Chrysophiles sur le dos ! 

                           Pas si sûr. Car déjà son premier client revient avec une grosse pièce : comme ça je vais en prendre deux! dit-il d'un petit air malin...Et bientôt les autres reviennent aussi, avec un billet quelquefois (un Victor Hugo ou même un Richelieu!) et des rouleaux de cachou  ils en prennent deux, trois, quatre d'un seul coup !  

                           Leraton-Minet revient de loin et jubile : visiblement il a déclenché quelque chose, il a relancé la machine ! Jusqu'où ce courant de surchauffe ira-t-il ? Tous les prix, partout, vont-ils, comme prévu, s'envoler ? Il en a le vertige... Il se tient à sa petite charrette...Ferme les yeux...Il voit des papillons !Des papillons d'or ! ....

                                                       

n°69            Montbrillant sous la pluie (ou Cyclo-ski au soleil )

                           A Genève, pendant la tenue d'une conférence internationale sur l'évolution du climat, un conférencier et Myself se rencontrent , lient conversation le soir dans un bar de la Place des Nations. Il pleut à verse, le déluge. S'il tombait des hallebardes, il pleuvrait moins et on pourrait peut-être se défendre !

                            L'expert de l' O.M.M.  parle des perspectives d'évolution de l'effet de serre et Myself de ses souvenirs d'enfance dans le quartier Montbrillant, juste à côté, où il est revenu une  nième fois pour un nouveau pèlerinage sur ces trottoirs et ces allées où il faisait du "Cyclo-Ski", sorte de tricycle à rames, et où en ce temps-là, dans le plein de l'été, le soleil brillait plus souvent qu'à son tour...

                            Aussi, bien vite, la conversation tourne-t-elle court ou tout au moins se réduit-elle (mais s'agit-il d'une réduction?) à deux monologues s'intriquant plus ou moins, avec parfois des tentatives pour se "rebrancher" à l'autre,  tenter de se reconnecter pour de bon, mais cela ne tient guère car chacun ne peut s'empêcher de revenir au ressassement pour lui-même de ses propres obsessions ! Le climat de demain d'un côté, le climat d'autrefois de l'autre...

                            - "Cet effet de serre va conduire sous peu à l'enserrement de tout le globe !

                            -  Avec mon Cyclo-Ski, je faisais la course avec l'autobus ! Je tenais bon et quelquefois   restais à sa hauteur jusqu'aux Cropettes, à Vidollet ! Avant de revenir à toutes rames  près de chez ma tante, de la grande pelouse ensoleillée et du petit bois derrière son immeuble de la rue Vermont avec au fond le vieux mur dans ce soleil du soir d'autrefois et le petit train en gros conduits de béton tronçonnés et colorés... 

                            - Enfermés dans une sorte de tuyau d'air, nous peinerons à y voir clair, à progresser...

                            - Il faisait si chaud que torse nu j'attrapais des coups de soleil suppurants ! J'en garde du reste  après toutes ces années comme une trace gaufrée sur le haut des bras...

                            - Le CO2 est la nouvelle incarnation du diable qui nous installe  son enfer cette fois-ci directement sur terre! Nous grillerons tous !...J'ai ici la formule qui permet d'entrevoir le réchauffement...

                            -Les pneus de mon engin étaient pleins et ne craignaient donc pas la chaleur, s'effritaient simplement. Je ramais un peu partout dans la ville de Calvin et de Jean-Jacques que je considérais comme des amis de ma tante, et donc un peu les miens tellement elle m'en parlait souvent et semblait  bien les connaître, m'en lisant toujours quelques pages ! Pour ma part  le Cyclo-Ski m'apparaissait comme mon seul avenir possible, assuré, au-dessus de tout, protégé et me protégeant de tout le reste...Et ce ciel bleu d'alors, ce soleil ! Cette chaleur !

                            - Savez-vous que l'air oscille comme à reculons sous les trous d'ozone ?

                            - Une fois, le ciel était si bleu que j'ai voulu descendre par les Pâquis jusqu'au Jet d'Eau... En raison de la pente les rames marchaient toutes seules, battant très vite ! Il fallait au contraire les retenir pour freiner...Oh je ne l'ai pas vraiment vu mais je crois avoir senti la bruine fraîche de son panache sur mes minuscules épaules brûlantes d'enfant, d'enfant à vie...C'est tout ce que j'ai pu connaître en matière de changement climatique au cours de ces mois de juillet torrides des années cinquante...A présent, il pleut souvent et il fait de plus en plus froid ! ...

                            - La chaleur sera telle que nous devrons descendre dans des puits brumisés à l'eau de Selz! Cela deviendra vite infernal croyez-moi !

                            -Le Cyclo-Ski avait des sortes de petites bielles de chaque côté du capot qui protégeait la chaîne d'entraînement, un peu comme  dans la machinerie des bateaux sur le lac...

                            -Et la courbe fatidique n'a pas encore vraiment commencé à grimper ! Les murs en béton le plus dur s'effriteront comme du pisé !

                            -J'ai dû rester dans les parages, sûrement, car je ne me retrouve plus guère qu' ici où je reviens toujours comme malgré moi, allant jusqu'à abandonner mon poste pour cela ! Oui, mon travail au Ministère, cette vie d'adulte à peine entrevue, côtoyée, je la fuis pour cela, m'enfuis avec cela en tête... Mais où peut bien à présent être mon Cyclo-Ski ?

                            -Les brouillards deviendront secs!  Les feuilles de la poudre!

                            -Une fois je rêvais si fort que j'ai poussé sans m'en rendre compte jusqu'à Chantepoulet, revenant émerveillé par les Eaux-Vives d'où on voit le lac ! Et Plainpalais !

                            -Tout rivage sera poudreux! On a une vague idée de ce qu'on fera des poissons mais tout le monde n'est pas d'accord ! On ne gardera peut-être que des carapaces !...

                            -Je buvais des frappés, des renversés...Des frappés fraise ! De l'eau Henniez ! Glacée contre la chaleur, cette chaleur spéciale, disparue depuis, ou en voie de disparition malgré toutes vos promesses...Depuis cette époque, il fait chaque jour un peu plus frais, un peu plus froid, un peu plus gris...Comment cela se fait-il ?

                            -Il n'y aura plus rien que des radiations !...

                            -Une fois, un jour exceptionnel où il pleuvait,  j'ai fait le tour du lac tout seul chez ma tante ! C'est curieux tout de même, arriver à faire le tour d'un lac sur un balcon !

                            -Le thermocline de Sibérie a commencé de s'inverser!... 

                            -Mon Cyclo-Ski doit bien se trouver quelque part ! Et le soleil aussi !..."

                      Et ils continueraient ainsi à communiquer de moins en moins, de plus en plus enserrés, par un drôle d'effet, l'un devant l'autre, en eux-mêmes...n'arrivant pas à se dépêtrer d'eux-mêmes...et de leurs obsessions comme orientées à jamais en sens contraires !

                                                 

n°70              De temps à autre (ou Le bureau tout là-haut)

                     Au fond d'une vallée, dans la grande bâtisse gris-vert d'une administration par les fenêtres de laquelle on voit des sommets neigeux et des glaciers en plein soleil, un fonctionnaire se tient debout dans le bureau de son Chef de service qui l'a convoqué :

                         -"Cela ne va plus, Gromet. Vous semblez comme définitivement fâché avec l'horloge...Votre travail est parfois encore assez bon, mais le décalage de vos horaires devient inadmissible...On vous voit de temps à autre, à l'occasion d'une éclaircie ou d'un verglas, d'une giboulée, mais un grand vent ne tarde pas à vous emporter à nouveau !"

                           Ce fonctionnaire sans âge, sans regard, sans presque rien, n'est pas de mauvaise volonté mais paraît affecté d'une sorte d'anachronisme fondamental vis à vis du temps qui passe au profit du temps qu'il fait, de la course des nuages et du vent surtout qui semble le mener pour de bon... Cela rendu sensible par une évidente phobie des  montres dont il ne parvient pas à conserver plus d'une journée un exemplaire à son poignet...

                         - "Vous avez franchi une limite au-delà de laquelle je me devais d'intervenir et de prendre des mesures de protection à votre égard ! A partir de lundi je vous installe au bureau que nous avons tout là-haut vous savez ?

                          - Oui dans cette sorte de refuge entouré de ces dix manches à air ?

                          - Exactement, vous vous en occuperez dès dimanche ! Mais surtout, étant donné l'exiguïté de l'endroit et son agencement, vous aurez en permanence en face de vous la seule et unique horloge du lieu. De quoi vous réhabituer au rythme normal des heures, et en particulier au calage inexorable des heures de bureau...Qu'il pleuve ou qu'il vente, vous l'aurez sous les yeux !  Et je ne doute pas qu'assez vite  vous  reprendrez le sens commun du bon temps, celui qui passe et qui repasse, et repasse encore avec une régularité absolue mais  malheureusement, jusqu'à présent, trop souvent sans vous..."

                     L'éblouissement du glacier baisse un peu. Le bleu du ciel s'approfondit. Le petit bureau tout là-haut est juste à côté des scintillements rougeâtres du soir...

                           - "Comme vous y serez seul vous toucherez une prime d'isolement...Vous voyez que c'est pour vous peut-être la situation rêvée... Le Délégué aux Eloignements vous y conduira. Il ne parle pas beaucoup mais comprend bien des choses...Il trouvera sûrement le détail qui arrangera tout....Monsieur Gromet, faites-moi plaisir, ne restez pas trop longtemps là-haut...Il faut que tout cela change très vite, pour vous, tout doit changer ! "

                          Si Gromet et le Délégué (son vrai titre est Délégué aux Installations et Eloignements) en ce dimanche après-midi,  s'apprêtent à grimper dans le téléphérique c'est qu'il constitue le seul moyen de parvenir à ce curieux bureau et encore le week-end seulement car en semaine, ce placard aux altitudes est tout simplement inaccessible et on ne peut pas non plus en repartir...  

                         Arrivé là-haut, en s'asseyant à la petite table de bois brut, il n'a pas pu éviter la grimace du vampire devant un crucifix ou une tache de soleil, en constatant qu'effectivement il allait passer son temps en tête-à-tête avec ce qui symbolise tout ce qui lui cause problème dans l'existence : une pendule.

                         Le Délégué, qui a remarqué la moue douloureuse de Gromet a, lui, un petit sourire...Non , il n'est pas sadique, au contraire...un sourire d'intelligence...de compréhension...Du reste il déballe déjà sans plus tarder ce qu'il a tenu à monter là-haut avec lui, caché dans son sac...Mais avant d'ôter le papier d'emballage de ce qui paraît être aussi une sorte d'horloge, et à la stupéfaction de "l'éloigné", il décroche la pendule se trouvant au mur du refuge-cagibis des hauteurs et y suspend à la place...un énorme baromètre !

                         Gromet reste longtemps à écouter la voix du Délégué qui tout en redescendant vers la gare du télécabine qui le ramènera lui dans la vallée,  lance d'une voix forte et enjouée en direction du cirque imposant des montagnes de glace tout autour de la cabane dans laquelle il s'agrippe de joie à sa petite table, d'où elle revient en un multiple et grandiose écho : "A présent, tout est changé !...Tout est changé!..."  Et le dit même,  sans doute à l'attention du majestueux  Monte Leone(3525m) juste au-dessus, en italien :  "...Adesso tuttè cambiato !  ...Tuttè cambiato !... "   

                                                

n°71                 Les midis à haut risque (ou La porte des Enfers )

              Voir page 4 

 

 

 TOM REG   "Mini-contes drolatiques et déroutants"  

 

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