TOM REG            "Mini-contes drolatiques et insolites"

 

 Tom Reg a passé une grande partie de sa vie à consigner dans des petits carnets des idées de nouvelles, de romans, de scénarios, de pièces radiophoniques, de photos...  pensant les reprendre plus tard, une fois libéré des bureaux  (ses fameux drôles de bureaux)... Cela ne s'est pas produit, mais il se retrouve avec un nombre considérable de ces carnets qu'il avait fini, faute de s'être jamais vraiment résolu à les montrer à qui que ce soit, et comme définitivement  vaincu par la timidité et l'autodérision, par reléguer au fin fond d'un placard. Aussi a-t-il saisi avec satisfaction l'opportunité qui lui est faite , de présenter ici, modestement, le contenu de ses fameux petits carnets...(*)

  Ces textes ne sont en aucun cas proposés comme une œuvre aboutie mais comme un matériau brut, présentés souvent comme ils furent écrits, sans beaucoup de retouches à part des corrections basiques et une certaine mise en ordre. Toutefois, certains de ces textes présentent un caractère plus achevé ou plus dense et peuvent peut-être faire figure en eux-mêmes de mini-contes ou de micro-nouvelles. Mais ce sera au lecteur d'en décider... 

N-B : Ayant souvent été prévus à des fins de pièces radiophoniques, la plupart de ces textes ont été déposés à la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques) de la rue Ballu à Paris.   

"Ecris, écris!...A la fin, parmi des tonnes de papiers bons à jeter, une ligne sera sauvée, peut-être..."    (Dino Buzzati)

(*) Nous tenterons d'en dire un peu plus sur ce Tom-Reg assez secret et un peu mystérieux (vous avez dit étrange?(°) ("comme tout le monde" dirait-il) et qu'il n'est pas facile de cerner ou de définir...Par exemple, il y a peu de photos de lui où il ne soit guère plus qu'une ombre dans le lointain ou une sorte de silhouette brumeuse dans un renfoncement...Mais nous essaierons d'en montrer quelques unes un jour...

  (°) Toutefois d'une étrangeté pas si insolite que cela, voire peu manifeste, procédant surtout d'oscillations internes de sa personnalité, du reste connues de lui seul qui les fait surtout passer dans ses écrits (ses "trucs" comme lui disait une amie qui, un moment nécessiteuse, avait dû taper ses textes et,  plutôt classique, s'en était montrée un peu perplexe, n'aimant sans doute pas trop être déroutée...)
 

 

 

 TOM REG    "Mini-contes drolatiques ou déroutants"     page 27 

 

                                        

n° 253             Apte à tout   (ou  Le bon emploi) 

                               Sorte de test d'embauche dans une société d'intérim...Entretien avec le conseiller :

                        - Avez-vous envie de vendre des billets de chemin de fer ?

                        - S'ils sont  en couleur oui, s'ils permettent de sauter en marche oui...ou de faire croire qu'on se rend à Venise oui, je suis d'accord...S'ils évitent les zones d'aménagement, encore davantage oui !...Si tout, quoi, oui !

                         - Bien, je vois que cela commence à se dégager un peu. Vous êtes opiniâtre, c'est toujours un plus. Ah tenez, une confidence entre nous. Si un jour vous travaillez pour des lavabos, ne vous y lavez jamais les mains, laissez faire les autres !

                         - Très bien et merci monsieur Lagoufflon, je me souviendrai toujours d'un si précieux conseil.

                         - Et dans les terrains piscicoles, ça vous dirait d'essayer ? J'ai une sournoiserie faite pour vous là...Un Directeur des Convivialités !...

                          - Faut voir si ça peut m'aller...

                          - Comme un gant ! J'ai votre profil ici, il est fameux ! Et c'est exactement ce qu'il vous faut. Horaires à choisir, vacances à la roucoulade, baignoires en plomb, gluten à tous les repas, toutes prétentions valides ou validables, à-valoir jusqu'à plus soif, dévaloirs au lieu de vide-ordures, sortes d'antennes mobiles où s'accrocher, légère tension des gaz en fin de journée sans supplément, et des lavabos alors là, sans eau, sans savon, presque sans murs, sans rien, toujours ouverts en grand sur l'extérieur...

                           - D'où on peut donc s'en aller à peine arrivé !

                           - On ne peut guère faire autre chose...Alors vous signez ?

                           - Ah mais je signe tout de suite ! J'ai apparemment trouvé le bon emploi ! Je reste ! Je reste pour les cabinets...Je reste pour pouvoir enfin m'en aller !

                           - Tenez voici la clef des waters, la vôtre. Ne la perdez pas vous ne pourriez plus en ressortir. Ils viennent d'être reconstruits à neuf, vous savez. Allez donc vous laver les mains. Vous verrez comme on est bien ici !

                           - Je cours de ce pas m'enfermer !   

                         

n° 254           Comme à la campagne  ( ou  Bonjour Paris ! )

                            Renaud Giboulet qui n'avait jamais brillé par une expansivité très manifeste envers son entourage qu'il semblait même avoir du mal à simplement gratifier d'un petit bonjour s'il croisait un de ses voisins dans la rue ou s'en approchait un tant soit peu dans l'autobus, un beau matin s'est mis en tête ni plus ni moins d'honorer d'un franc et souriant salut toute personne qu'il croiserait en chemin n'importe où dans Paris, rigoureusement tout le monde comme cela se fait à la campagne même quand on ne se connaît pas !

                            Oh bien sûr il se rendait parfaitement compte qu'il allait devoir débuter son expérience par des lieux pas trop fréquentés où le chaland ne jaillirait pas à pleines flopées de chaque coin de rue. Il n'était pas question par exemple qu'il se rendît tout de suite aux Champs-Élysées ou à la gare St-Lazare, faute de quoi il en perdrait vite son chapeau !

                             Non non, certes pas de fuite en arrière mais pas de fuite en avant non plus, il va s'exercer  pour commencer dans des venelles tout à fait calmes autour des Buttes Chaumont ou des petites rues quasi-provinciales près de la Porte d'Auteuil au milieu de l'après-midi ou même pour être plus sûr à mille lieues de l'après-midi !

                              Et puis il se rendra dans des rues de plus haut débit passant, à des heures de plus en plus affluentes et puis qui sait vers des avenues noires de monde peut-être où ses coups de chapeau, qui plus est, pourront prendre tout leur essor ! Seulement même s'il en arrive là, combien de personnes auront répondu à son amabilité entièrement gratuite et désintéressée ?

                               Fort peu en fin de compte et pour cause ! Car s'il suivit effectivement l'itinéraire entrevu pas une seule fois tout au long du parcours il n'eut le courage à l'approche du moindre passant de faire mine de seulement porter la main à son chapeau ! Ou bien ils étaient trop peu nombreux, trop solitaires comme lui et cela l'avait bloqué, ou bien dans les flopées effectivement survenues dès les abords des boulevards il ne sut où donner de la tête, ne croisant de plus que des gens occupés à se parler entre eux ou à regarder dans une autre direction.

                               Toutefois il  prit assez vite son parti de cette nouvelle impossibilité où il s'était trouvé de rendre manifeste un besoin de civilité certes sympathique mais confinant au paradoxe dans la mesure où il avait failli si ce n'est enfreindre les règles de la bienséance du moins se rendre ridicule voire suspect d'une excentricité peu valorisante. Et tout cela à cause d'une voisine devant laquelle il n'arrivait pas à se départir de son air absent ou rêveur alors qu'il mourait d'envie à chaque fois de lui tirer son chapeau !

                                Certes ce n'était pas une très proche voisine et pourtant elle habitait sûrement en face de chez lui dans l'immeuble qu'une sorte de terrain vague y conduisant ne suffisait pas à rendre vraiment lointain...Stupide ! Ce n'était pas de soulever son chapeau devant chaque passant qu'il cherchait à faire !C'était de le soulever certes mais une bonne fois pour toutes, de l'ôter définitivement et même sûrement de le jeter dans la première poubelle venue !

                                 Ce que nonobstant il s'empressa de faire aussitôt qu'il eut compris, ressenti cela avec suffisamment d'acuité et d'auto-persuasion. En laissant retomber le couvercle du container il pensa avec une certaine émotion que c'était le couvre-chef de son grand-père et qu'il avait voulu le porter un temps pensant ainsi hériter son maintien et son allure lui qui n'en avait guère...Peine perdue et le moment était venu de s'en débarrasser ! Et comme redevenu lui-même, de traverser la rue !

                                  Ce n'était pas très souvent qu'il passait par là. On aurait même pu croire que c'était  peut-être la première fois. Oui une sorte de terrain sinon vague du moins qui semblait ne mener nulle part et puis assez différent de ce qu'il croyait apercevoir depuis chez lui à sa fenêtre. En tout cas on ne le voyait pas beaucoup l'immeuble de sa voisine au début du parcours et même pas du tout. Cela était dû à ce dévers du terrain totalement invisible de là-haut probablement. Il avançait cependant et d'un pas rendu étonnamment léger par l'absence inopinée de son chapeau !

                                    Il n'osait pas se retourner de crainte de ne pas voir son propre immeuble non plus ! Mais quel progrès il avait accompli tout de même car, c'est entendu, il n'y avait plus personne alentour pour le moment seulement dès que quelqu'un se présenterait, approcherait pour le croiser sur ce semblant de chemin herbeux il ne pourrait que saluer ce quidam car ce qu'il empêchait de dire bonjour c'était son satané chapeau, car tout simplement il n'osait pas le soulever !

                                     A présent il se sentait tout à fait libre de remplacer un soulèvement hypothétique de chapeau par un simple sourire et un aimable petit bonjour. D'autant que c'était vraiment la campagne dans ce coin-là décidément. On aurait dit qu'il n'y avait pas encore d'immeubles alentour, nulle part, ni devant ni derrière ni sur les côtés. Oh il est possible qu'il ne croise âme qui vive dans ces lieux certes très champêtres mais bien déserts. Et pourtant, qui sait, il la croisera justement elle, allant faire ses courses au supermarché qui est probablement toujours là quelque part là-bas derrière ou autour...

                                       Et puis même à la campagne maintenant il y a des supermarchés. Elle va bien faire ses courses quelque part. Il y avait bien quelqu'un de temps à autre derrière cette fenêtre, presque tout en haut de l'immeuble mais pas tout à fait. Une fenêtre qui brillait souvent de soleil un moment le matin. C'est dans le bus qu'il l'avait sans doute vue le mieux, une seule fois et de dos mais de tout près. Et ailleurs encore sans doute. Elle faisait arriver comme des éclairs jusque dans sa chambre à lui en secouant simplement, les jours de beau temps, ses draps par la fenêtre ! Alors !

                                         En attendant de la revoir, ou de la voir, il préféra rebrousser chemin pour cette fois et justement  comme le chemin avait disparu car il était allé tout simplement trop loin étant donné qu'il n'y avait plus que de l'herbe partout autour de lui, il se dit en conséquence que c'était droit devant et après avoir lancé un retentissant "Bonjour Paris!" à une invisible cantonade se rappelant que c'était tout de même le but initial de sa visite, il retraversa à nouveau toute la campagne espérant ainsi au moins retrouvé son propre immeuble ou même celui de sa voisine si jamais par bonheur il s'était trompé de sens ! Ils existent bien tous les deux quelque part !  Non ?           

 

n° 255             Les deux tours  ( ou  La fissure )  

                                   - Bonjour, je suis votre voisin d'en face ! On voit des drôles de lueurs chez vous et puis je vous vois monter sur des trucs bizarres. J'ai voulu vous prévenir, on sait jamais des fois...

                                    - Oh bah entrez donc ! Moi je vous vois souvent descendre quelque chose de dessus tous vos bastringues et j'arrive jamais à savoir ce que c'est, mes jumelles ne sont pas assez puissantes...

                                    - Qu'avez-vous comme paire ?

                                    - Des huit par soixante !

                                     - Oh faut des douze minimum, moi j'ai des seize alors vous pensez ! Je vous vois sûrement mieux que vous me voyez...Vous faites des crêpes au coulis de topinards, c'est pas ça ?

                                     - Si, absolument. C'est extraordinaire, et moi qui pensais que vous ne vous intéressiez pas à moi ! Vous n'êtes pas causant, même pas bonjour à la croisée des dalles ou au dispatcheur central ! Et en réalité vous me regardez tout le temps alors et de près ou disons de rapproché ?

                                      - Assez souvent oui...

                                      - Fantastique ! Moi qui me croyais toujours toute seule dans ma cuisine ! Je vous ai donc souvent par-dessus mon épaule et du soir au matin ? Tous vos rayons oculaires à même ma peau, et dans le frou-frou de mes bouclettes ? Avec des semblants de soleil qui s'y mêlent quand il ne pleut pas trop je connais ça, j'ai déjà vu sans savoir d'où ça venait...Ce mica coloré qui m'entourloupe ! Les soirs venus, les couchants arrivant par là, vous êtes dans le coup je vous vois à présent. Je vous devine, c'était bien vous !

                                       - Mais quand vous m'observiez, vous m'avez bien vu en train de vous regarder moi aussi, ne serait-ce qu'une fois ou deux ?

                                       - Oh oui bien sûr mais je pensais que vous regardiez au loin derrière ma tour l'écran lumineux posé sur l'horizon qui donne en permanence le vent et la température au sommet de la Tour Eiffel.

                                       - Ah non pas du tout ou plutôt au début oui, et même des soirées entières au moment des premiers frimas et des grandes bourrasques et puis un beau soir je vous ai découverte par hasard...Je vous ai tout de suite trouvée bizarre dans cette sorte d'anonymat solitaire et hauturier ! Ce curieux placard lumineux où je vous voyais évoluer tranquillement et pourtant cernée au dehors par les grands tourbillons des sommets de tours...

                                      - Moi c'est pareil au début je regardais juste le jardin qui est au-dessus de vous, sur la terrasse de votre tour tout en haut.

                                       - Il y a un jardin au sommet de ma tour ?

                                       - Oui comme une immense campagne suspendue avec des arbres et des collines...

                                       - Je ne savais pas !

                                       - Elle est pourtant juste au-dessus de votre tête !

                                       - Il y a bien une porte tout en haut de l'escalier mais toujours fermée ! Il va falloir que je me renseigne, que j'aille voir ça, que j'arrête de prendre l'ascenseur, ce sera peut-être suffisant... Mais je constate qu'on ne voit rien au-dessus de chez moi. Comment cela se fait-il ?

                                        - Ce n'est pas éclairé le soir, je ne sais pas pourquoi...

                                        - Mais si, ils n'ont pas voulu ajouter d'ombres à la nuit !

                                        - En tout cas vous voyez moi non plus je n'ai pas eu de mal à vous découvrir, à vous dénicher dans votre petite alvéole, une sorte de cocon de curiosité et de confinement...

                                        - Comme c'est rassurant de se savoir observé, et réconfortant ! Et cela rétroagit à merveille ! Je comprends à présent pourquoi je me sentais beaucoup mieux ces derniers temps sans savoir d'où cela provenait...

                                         - Vous ne me regardiez pas encore alors ?

                                         - Non, justement. Mais ce besoin de jumelles tout à coup. J'avais senti vos rayons probablement, vos rayons d'opticienne qui venaient faire leur géométrie jusque chez moi...

                                         - J'avais pris des bleutées, les meilleures, les plus douces...

                                         - Je sentais cela...D'où ma descente précipitée pour courir en acheter moi aussi sans aucune raison particulière ! Par l'escalier moi qui ne le prends jamais...Cette dégringolade dans une absence de temps réel ! A la fois instantanée et interminable ! Remontons-le une fois ensemble ! Ou mieux prenez-le toujours vous aussi désormais, laissez l'ascenseur, nous finirons bien par y cheminer ensemble !

                                         - Vous oubliez simplement que nous n'habitons pas la même tour ! Pas question ! Et puis que faites-vous de vos binoculaires à présent ? Bleutées ou pas elles doivent demeurer notre seul lien. Du reste vous allez retourner dans la vôtre de tour et d'alcôve, d'alvéole butineuse et zyeuteuse et n'en plus revenir !

                                        - Comme vous me traitez tout à coup !

                                        - Je vous traite comme l'optique de nos jumelles, un coup de chaud, un coup de froid. Vous trouvez que nous avons gagné à nous regarder de plus près ? A nous voir pour de bon ? Je ne savais pas que vous aviez une petite boule au bout du nez !

                                        - Néanmoins elle n'est pas rouge...

                                        - Peu importe, notre type de relation nous épargne les détails de ce genre. Et moi vous me trouvez agréable ? Gracieuse ? La peau lisse ? Les yeux clairets ? Non, n'est-ce pas ? Alors vous voyez vous auriez mieux fait de rester chez vous...

                                        - C'est vrai, vous avez un petit air de jeunesse et de légèreté vu de chez moi, vous ne pouvez pas savoir...On dirait que vous dansez !

                                        - Et moi vous croyez que je ne vous vois pas chanter? Dieu merci je ne vous entends pas. Pour rien au monde je ne pourrais vous écouter ! Je craindrais pardessus tout que vous chantiez bien, trop bien même, comme un vrai crooner, tenez comme Sinatra ! Je ne le supporterais pas...

                                         - Je vois que je fais rudement bien de tenir ma fenêtre close dans ces moments-là. Je crains surtout que vous puissiez percevoir le silence absolu qui émane de mon local des hautes sphères lorsque je me livre à cette sorte de karaoké grimaçant mais totalement sans voix et sans musique. Toutefois c'est exact, c'est bien Sinatra que je me passe et me repasse intérieurement dans ces cas-là...   

                                         - Et bien vous voyez, vous n'êtes pas tout à fait seul !

                                         -  Je le suis encore moins lorsque tout simplement je vous regarde et sans faire de grimaces...

                                         - Je ne les verrais peut-être pas, m'enfin, je vous crois...

                                         - Et je ne le suis plus du tout quand je chausse mes jumelles et vous regarde pleins tubes !

                                         - C'est le moment où je pose les miennes. Je ne supporte pas de regarder quelqu'un qui me regarde. Je trouverais cela incorrect...

                                         - Quelqu'un, quelqu'un...C'est moi tout de même et il n'y a que moi que je sache! A vous regarder de la sorte, pour rien et sans vous voir vraiment. Cela crée des liens, non?...Vous ne savez pas ?

                                         - Oh moi je vous regarde le moins souvent possible. Dès que je me sens regardée, je me mets à faire mon tintouin comme si de rien n'était et j'attends que ça se passe...Mais je m'en tiens à mon naturel le plus simple, pas une seule fois je ne cabotinerais, voyez, ce n'est pas mon genre, essaierais  de me mettre en valeur, non jamais ça, de toute une soirée, toute une journée...Vous me voyez tout le temps telle que je suis réellement...

                                          - Je ne vous regarde jamais très longtemps, cela m'est vite pénible au bout d'un moment, je ne saurais trop dire pourquoi...

                                           - Vous avez envie que je vous regarde ! Et en quelque sorte vous raccrochez pour que je reprenne la communication. Mais comment le savoir puisqu'à ce moment-là je ne vous regarde plus ?

                                           - Comment allons-nous faire ? Poursuivre tous les deux cet étrange stratagème ?

                                           - Nous n'avons pas le choix, nous sommes comme embringués !

                                           - Je crois qu'on dit corrélés...Vous nous croyez sans doute seuls au monde? Tenez, lisez cet article, c'est très répandu, nous formons un système oculisant...Il y en a des milliers !

                                           - Je suis un peu déçu...Je croyais notre situation inédite, peut-être innovante ou mieux, à jamais sans pareille !

                                            - Les gens sont trop seuls alors ne voyant jamais les occupants de leurs propres tours ils regardent dans celles d'en face et essaient de repérer quelqu'un qui leur conviendrait pour un petit système oculisant parfois très éphémère mais aussi possiblement durable... 

                                            - C'est exact, cela paraît bien naturel !

                                            - Remarquez ils n'ont parfois guère de choix tant les tours qui leur font face sont parfois aussi désertes que la leur. Bienheureux quand ils peuvent apercevoir une silhouette à un étage pas trop différent du leur !

                                             - Nous avons donc eu de la chance de nous trouver quasiment l'un au niveau de l'autre et réciproquement. Seulement il ne faudrait pas que, lassée de mes concerts mimétiques et un rien hypnotisant par leur langueur besogneuse ou leurs trop timides ondulations, vous me  laissiez choir pour le voisin du dessous...

                                             - Il n'y a pas de risque, rassurez-vous et visez vous-même : le premier pékin à venir est dix étages au-dessous de vous. Entre vos deux studios, tous les étages sont vides, inoccupés ! Et je ne peux le voir que s'il s'accoude un moment à sa fenêtre. Je n'ai pas le choix, c'est vous ou rien du tout !

                                             - Cette solitude invisible mais palpable cependant et qui me sied finalement... Cette sorte d'îlot suspendu où de grands oiseaux viennent frapper les vitres !

                                             - Oh ici c'est la même chose, de ce côté je suis quasiment la seule sur les vingt-quatre étages ! Il y a juste un type sur l'autre façade, je le vois en revenant des courses, tout seul en plein milieu aux alentours du quinzième souvent à sa fenêtre semblant toujours attendre quelqu'un ou quelque chose dans le lointain...

                                              - Pauvre gars, je n'aimerais pas être à sa place !

                                              - Mais vous y êtes !

                                              - Comment cela ?

                                              - Est-ce que vous ne passez pas toutes vos journées derrière la fenêtre à scruter l'horizon ou par-ci par-là de lointaines et incertaines structures ?

                                               - Si et j'y passe le plus clair de mon temps, c'est exact. En outre dès que la nuit  tombe, plus rien ne m'intéresse, aussi en toute saison je vais toujours me coucher, et donc sans jamais avoir à allumer, aux toutes dernières lueurs du jour...

                                               - C'est pour ça que je ne vous vois jamais ! Vous êtes toujours couché ! C'est toujours tout noir chez vous ! Mais cela ne fait rien savez-vous, je ne vous vois peut-être pas mais je vous regarde pourtant... Et même je vous regarderai toujours de la sorte, sans vous voir vraiment... Aussi quand je vous verrai pour de bon , ce sera réellement autre chose, une véritable nouveauté !

                                                - Alors là vous ne me louperez pas ! Dès que je pointerai le nez au-dessus de la couette vous me mettrez le grappin dessus, c'est du tout cuit ! 

                                                 - Je ne vous quitte plus c'est promis, maintenant que je sais où vous habitez ! Et dès que vous faites mine d'émerger de quelque part, j'arrive, j'arrive tout de suite !

                                                 - Certains la nuit tentent de traverser sur des fils lancés d'une tour à l'autre, mais vous, vous trouverez autre chose j'en suis sûr !

                                                  - Oh j'ai déjà trouvé, regardez !

                                                  - Des jumelles ! Mais oui,vous avez raison cela suffit amplement ! Du reste vous m'en aviez déjà parlé une fois, je me souviens, comment ai-je pu oublier ce projet de nous rapprocher ainsi, de nous connaître tout à fait sans pour autant nous côtoyer, sans nous faire face réellement ? Sans risquer de nous toucher !

                                                   - Et sans tomber !

                                                   - Exactement car sans vous notre liaison n'aurait tenu qu'à un fil ! Toutes ces acrobaties nocturnes sont malsaines, épargnons-nous les sans tarder grâce à l'oculisme !

                                                   - Et à la mode encore naissante des systèmes oculisants puisqu'il paraît que nous ne sommes pas seuls au monde à nous regarder de loin et de haut !

                                                   - Oui et encore mieux, oublions même ces jumelles. Vous savez ce qui va se passer en fin de compte ? Je vais rentrer chez moi, et tout comme vous sans doute, je vais commencer par les remettre dans leur placard d'où elles n'auraient jamais dû sortir. Et puis je continuerai à vaquer à mes occupations. Peu importe lesquelles, elles se ressemblent toutes un peu. Le temps passera. Certains soirs ou le week-end, je regarderai un moment par la fenêtre. Je vous verrai peut-être et réciproquement  par le plus grand des hasards. Mais ce ne sera peut-être plus vous. Comment savoir sans jumelles ? Et à l'oeil nu c'est si loin !

                                                   - Nous ne pourrons plus nous rapprocher ! Comment savoir qui est l'un qui est l'autre ?

                                                   - Moi-même je ne serai peut-être plus là, ce sera quelqu'un d'autre...

                                                   - Vous êtes déjà quelqu'un d'autre...Je ne vous reconnais plus.

                                                    - C'est presque ça. Regardez...

                                                    - Une lettre ?

                                                    - Au lieu d'aller la poster tout de suite j'ai fait ce détour par chez vous pour être tout à fait sûr. Mais à présent j'y vais de ce pas et sans le moindre regret. C'est mon préavis de fin de bail, je pars le mois prochain. J'en avais assez de cette façade comme morte toujours devant moi, sans rien, sans personne avec juste des fils qui pendent...

                                                    - Ne vous en faites pas, c'est déjà comme si je ne vous avais jamais vu. Et puis partez tranquille, je vous regarderai quand même encore longtemps. Je saurai encore un moment où était à peu près votre fenêtre, puis seulement l'étage, et pour finir le niveau approximatif, jusqu'à ce que moi-même...

                                                     - Bon c'est pas le tout mais j'y vais moi...Bonne journée !

                                                     - Bonne journée !  ....  ...suite et fin possibles ! ....

 

 

   n° 256               Hantise des tics   ( ou  Le mécanique et le vivant )  

 

                               - Ah non, pas chez lui !

                                - Mais pourquoi ?

                                - Bah enfin, il zozotte !

                                 - Et alors ?

                                 - Tu me vois zozoter pour le reste de la journée ?

                                 - En ce cas allons chez Ploukas !

                                  - Ah non encore moins il est bègue ! Je risque de bégayer jusqu'à demain ! N'oublie pas que j'ai mon exposé ce soir... Non, vois-tu, je voudrais quelqu'un qui ait le parler martial avec des tics d'aise valorisants...

                      Un personnage au don d'imitation spontané et incontrôlable est tenu autant que faire se peut de bien choisir les gens auxquels il va avoir à faire dans la journée car s'il n'y prend garde il risque le soir pour ses exposés en public ou ses réunions mondaines de se retrouver couturé des tics les plus divers ou affublé des accents ou prononciations les plus grotesques ! Et pour son grand exposé du soir il se doit d'être au mieux de sa forme, tout au bout de son talent ! Et comme lové dans le maintien idéal, à la fois détendu et imposant sans pratiquement bouger, dans une sorte d'inhibition grandiose dont il a pourtant le secret mais qu'il a le plus grand mal à mettre en oeuvre...

                          - Vois-tu il me faut quelque chose d'impeccable, de sobre, sans moulinets intempestifs des poignets du reste toujours suivis, croyant sans doute ainsi les faire oublier, de cette raideur soudaine dans les bras qui me font tourner mes pages avec la rigueur empesée d'un paralytique...

                           - Alors qu'il ne tiendrait qu'à toi de mouliner moins fort tout simplement... En tout cas, il va être temps de cesser de te parler à toi-même.  Je sais que ne parlant plus guère à qui que ce soit d'autre depuis longtemps, c'était la seule façon de continuer à parler un peu et même de te figurer que quelqu'un s'exprimait réellement en face de toi... Non ?     

                           - C'est vrai j'ai eu l'air de vouloir à tout prix imiter les autres, singer le premier venu. Mais ce n'était pas pour me moquer des autres, tout au contraire. C'était, vois-tu, essentiellement pour me les concilier et comment dire, le plus rapidement possible, quasiment sur le champ. Et je cherchais même par là une sorte de soumission, immédiate et spontanée !  C'était une sorte d'acquiescement à leur bon vouloir, une véritable assurance tout risque contre leur aigreur ou mauvaise opinion à mon encontre. En me fourrageant le nez ou le fond des poches en même temps qu'eux, je croyais marquer du même coup ma sympathie à leur égard !            

                            - Tu avais tout de même gardé de ton enfance l'habitude de te fourrer le doigt dans les narines, pourtant parfaitement sèches et dégagées, à tout bout de champ et de chercher en vain dans tes poches des tickets de métro ou d'autobus que tu avais depuis longtemps réduits en boulettes et jetés sans y prêter attention !  Ou alors tu t'imites toi-même !

                            - De l'auto-imitation ! Voilà ce que je vais faire ! Pour mieux me connaître et pouvoir sortir de ma torpeur ! Quitter cet air à la fois guindé et ramollo, inerte, sans tics quoi. Mais alors comment imiter des tics que je n'ai pas ? Ou bien j'en ai peut-être sans en avoir conscience...Il va me falloir voir cela de plus près, me regarder pour de bon !

                            - Que fais-tu d'autre en ce moment ?      

                            - C'est vrai j'ai parfois l'impression de m'imaginer moi-même tel que je crois être et ne parvenant à raccorder les deux images c'est à dire en quelque sorte à les fondre, à réduire ces deux paquets d'onde qui me compliquent l'existence au point de me la rendre entièrement indéterminée, c'est bredouille que je reviens de ces pérégrinations au-delà de moi-même, c'est à dire de personne puisque je me retrouve toujours devant cette glace sans la plus petite particularité valorisante, le moindre tic qui me singulariserait un peu, me ferait tout simplement prendre tournure, exister !

                             - Qu'est-ce que tu vas faire maintenant ?           

                             - Me retourner un moment pour voir venir...

                        Alors il retourne contre le mur le miroir auquel il s'adressait et s'en va lentement, calmement, imperturbablement, comme s'il glissait sur des patins, , des pieds à roulettes même,  plus robot qu'un robot !Et bien entendu plus un seul tic ! Plus jamais. Rien que du mécanique désormais. Comme les autres, comme partout. Du mécanique plaqué sur du vivant !  Mais sans un rire ou alors un drôle de rire...

   

       n° 257         Le chaînon manquant  ( ou L'hiberné )   

                        Dans une soupente au-dessus de tout et de rien, sans doute ce même personnage qui, faute de parvenir à se dédoubler tout à fait, n'est à la fois ni jamais vraiment là ni pour de bon ailleurs, ni réellement lui-même ni exactement un autre, réussissant toutefois à produire un semblant de dialogue :

                            - Oh moi si j'avais voulu, j'aurais pu tout faire ! J'aurais pu par exemple répartir la masse manquante entre tous ses ayants droit ou leurs successeurs ...etc etc...Comprends-tu cela ?

                            - Oui certainement car la masse manquante, tu parais bien en être le pur produit ou qui sait le seul bénéficiaire !

                            - Parfaitement, rien ne se perd, rien ne se crée...Du reste seule cette petite lucarne là-haut me permet de me figurer que tout cela a tout de même, peut-être, un sens...Tiens, viens voir un peu !

                            - Que voit-on au juste ? Que peut-on bien voir ?...Il n'y a rien, rien du tout !

                            - Et bien dans ce néant qui m'environne, je peux toutefois voir quelque chose !

                            - Trois fois rien sûrement...

                            - Une seule chose, si on peut appeler cela une chose ! J'arrive à connaître grosso modo la hauteur à laquelle je me trouve, hauteur qui, comme vous le savez peut-être, varie en permanence...

                             - Voilà tout juste de quoi rassurer et à moins que la bicoque ne se mette, ou ne se remette, à tourner, d'aucune utilité pratique...D'ailleurs est-ce bien une bicoque ?

                             - J'ai tout de même une fenêtre...

                             - Ah vous voyez, il n'y en a qu'une !

                             - Oui mais par cette sorte d'ouverture je donne sur toutes les directions !

                             - Alors qu'une ou deux vous suffiraient amplement vu le peu de consistance du paysage!

                             - Aussi je n'y ai toujours regardé que d'un oeil sans jamais rien voir bien sûr...

                             - Tout de même vous avez bien dû observer quelque chose ne serait-ce qu'une fois, un imperceptible changement d'un jour sur l'autre comme dans le jeu des sept erreurs !

                             - Il aurait fallu au moins sept éléments dans un décor quelconque ! Il n' y avait rien de tout cela ! Par moments, une vague plaine peut-être mais entièrement vide...

                             - Il n'y aurait pas eu quelques passages ne serait-ce que dans le lointain ?

                             - Oh il y a bien eu un groupe de trois hommes, me semble-t-il. Il devait s'agir d'arpenteurs peut-être mais alors pourquoi ces signes comme quoi ils allaient revenir au moment de disparaître ? Alors que je ne les ai jamais revus ni eux ni personne...Il ne passe grand monde par ici !

                             - Vous êtes toujours tout seul ?

                             - Toujours, depuis le début. Si tant est qu'il y ait bien eu un début. J'ai plutôt l'impression de vivre sans arrêt une fin, la fin de quelque chose d'indéterminé, une fin perpétuelle...

                             - Mais la fin de quoi ?

                             - Peut-être d'une interminable journée de bureau... ...!                                                                 

                       (reprise)      - Dites plutôt de vacances, de très grandes vacances, auto-accordées, pour une continuelle errance dans une région indéterminée...celle de...de la...

                             - De la quoi ?...Je veux que vous la nommiez !

                              - De la masse manquante.

                              - Quelle horreur ! Et moi là-dedans, qu'est-ce que je suis ? Suis-je encore quelque chose ?

                             - Oui, un chaînon...le chaînon manquant ! L'hiberné dans son glaçon !

 

           

 

 

 

 

Calepins   p.1 ( "Le Palais ou Les quinconces" )(bientôt)

 

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