TOM REG    "Mini-contes drolatiques ou déroutants"     page 25 

 

 

n° 242          Des nuits entières dans les bureaux ( ou  Les nouveaux ambigus)

                         Aux confins d'une lointaine banlieue, entre deux immenses cheminées rouges et un pont qui a la tremblote, survit tant bien que mal une sorte de confrérie administrative plus ou moins cachée. Les deux cheminées qui paraissent gigantesques et toutes proches sont pourtant posées sur l'horizon. Le pont existe bien mais personne ne connaît son nom exact, sa distance ni même la ligne précise du bus qui le relie aux bureaux...C'est un trolleybus !

                         Les gens tous autant qu'ils sont, fonctionnaires ou visiteurs, semblent ignorer leurs situations exactes...Autrefois, c'étaient des tramways qui nous amenaient ici ! Certains croient encore que les vrais bureaux sont invisibles et leurs occupants en perpétuel déplacement, n'y ayant quelquefois jamais mis les pieds ! Qu'ils sont là la nuit, pas pour y dormir mais la lumière cependant toujours éteinte !

                            -"On dirait qu'ils se cachent !

                            -"C'est parce qu'ils baissent le soir une sorte de store que vous pensez qu'ils ne sont plus là ou qu'ils se terrent...Ils ont leurs propres lumières sous leurs pageots, invisible pour nous...

                            -"Que font-ils exactement ?

                            -"Ils lisent je crois un moment, puis éteignent...

                            -"Se croient-ils observés en permanence que d'ici on ne distingue jamais leurs loupiotes ?

                            -"Pas par nous en tout cas ! Ils ne distinguent la structure où nous sommes installés que grosso modo comme une tour inachevée, quasiment sans ouvertures, un peu comme un de ces silos qu'ils ont fini par enfouir très profond un peu partout...

                            -"C'est ainsi que nous percevons la leur !

                            -"Ils ne pensent pas à nous voir, ni même à nous imaginer...

                            -"Si j'ai bien compris nous ne sommes pas près de savoir combien d'hommes ou de femmes ils sont en tout, d'autant plus qu'ils sont sûrement toujours seulement deux !

                            -"Il fut question autrefois justement, et pour un temps, d'égalité stricte en ce domaine entre les unes et les autres... Nous devrions de ce fait avoir la réponse sans la nécessité de les voir réellement !

                            -"Mais cela n'a plus cours, les statistiques en la matière sont du reste interdites...D'autant qu'il est devenu impossible de les effectuer sérieusement tant l'ambigüité générale règne par ici, dans les silos comme dans les tours ou les sous-sols à renfoncements !

                            -"Et puis on ne voit pas bien dans le noir, on mélange les genres. Il faudrait attendre le vrai jour mais il tarde à venir...

                            -"Des tubes "Plein Soleil"  doivent nous être livrés sous peu...

                            -"Madame, nous ne pourrons pas les installer, toutes nos douilles sont dévissées ! Nous sommes vous le savez bien éternellement vouées aux clignotements des loupiotes et au régime subsidiaire des bas-voltages...Et nous y verrons de moins en moins car tout cela en plus s'éloigne !

                            -"La confusion des genres sera bientôt générale. Le jour et la nuit seront tout comme ! Et tous les agents ici alentour pareils ! Hommes ou femmes, des ombres !  A leurs postes ou en déambulation dans les soupentes, ils se ressembleront tous et il sera devenu impossible de savoir à qui on a à faire!

                            -"Les genres intermédiaires pourront donc se multiplier ! Une nouvelle répartition des tâches s'impose et une redistribution aléatoire des locaux parait devoir remplacer les anciennes mutations par quinconces et renfoncements...

                            -"Me méfiant de ces mutations chromosomiques intempestives, j'ai toujours refusé pour ma part une installation dans un agencement, où qu'il soit, à hublot !  Je suis certaine que tout vient de là !

                            -"Madame le Directeur-Adjoint, il y a ici un pékin et une pékine avec des ampoules de remplacement. Ils voudraient savoir, pour ce qui est des douilles à notre niveau, leur genre précisément...

                            -"Ah ouiche rien que ça ?

                            -"Le pékin, ou la pékine, se retient tout en haut, à l'endroit le plus dangereux du couloir roulant incliné qui du sous-sol aboutit directement à notre étage, aussi semble-t-on attendre de notre part une réponse assez nette et tout à fait prompte...

                            - "C'est une simple administrée qui n'a rien à exiger, quelle que soit la précarité de la position ou il s'est lui-même bien imprudemment juché, surtout avec un plateau d'ampoules à la main !

                            -"Certains visiteurs-candidats agissent de la sorte croyant de ce simple fait être embauché au Palais plus facilement ou même automatiquement surtout les bras chargés de "Plein Soleil" connaissant nos carences et revendications en matière d'éclairements et de lumières en général !

                            -"Un demi-jour à hublot nous éblouit déjà !

                            -"Nous vivons comme d'une nuit perpétuelle en hauteur, regardons en vain l'extérieur depuis des fenêtres ne donnant sur rien ! On nous adjoint des gens qui ne viennent jamais ou semblent se terrer dans d'encore plus obscurs bâtiments...Des tréfonds à la fois pentus et paillés ! Ne les ayant jamais vus, on nous en parle quelquefois, nous affirmant qu'ils existent bel et bien, nous indiquant leur direction d'un vague geste à travers le plancher, arrivant à nous persuader qu'on y travaille parfois à des centaines dans d'infinis ténèbres et confinements !

                            -"Ce sont encore des demi-jours à hublots, enterrés cette fois, dont on ne sort pas !

                            -"L'ambiguïté jour-nuit est terrible et transformera tout le monde petit à petit ! Il faudra choisir, qu'ils décident une fois pour toutes de notre installation définitive ! Soit l'obscurité totale, soit la grande lumière solaire d'autrefois !

                           -"Et pas des "Plein Soleil" en tubes ou en ampoules, non ! Des grandes verrières "Plein Azur" partout au-dessus de nous, comme à l'époque, vous savez quand on était jeune et que les horloges étaient bonnes !

                           -"Oui, et qu'on n'atteignait jamais les trente-sixièmes dessous ! 

                           -"Dire qu'on nous avait proposé à la place de cette lueur certes glauque mais permanente un clignotement entre le plein et le rien ! Un perpétuel passage du jour à la nuit et inversement !

                          -"C'est ce qui se produit sans arrêt dans les bureaux embarqués, mais cela alors est normal et dû tout naturellement aux balancements du navire et à l'occultation périodique par les hublots des rayons du soleil ou de la lune !  Ici, cela n'a aucun sens, on se moque de nous ! Ce n'est quand même pas une tour-bateau !

                         -"Oh, savons-nous exactement où nous sommes, où nous nous trouvons ?

                         -"Justement, c'est à peine si nous nous trouvons ! Nous sommes comme partout et nulle part à la fois, incertains de notre catégorie comme de celle des autres dont nous ne distinguons presque plus les nuances qui séparent leurs genres ni même simplement leurs attributs... 

                            

(Devant l'ampleur de la tâche qui s'est fait jour concernant le sujet entrepris, l'auteur reprendra en synthèse ces deux derniers numéros et les prolongera d'un développement possible, plus substantiel, sous la forme d'une 2ème page des Calepins.) 

                    

n° 243             Un mètre plus haut  ( ou  Libre comme l'air )

                              Un personnage voit sa vie bouleversée du jour où il surélève son lit d'un bon mètre...Par la fenêtre de sa chambre, à travers laquelle il ne voyait jusqu'à présent que du ciel gris et quelques tubulures, il aperçoit désormais en ouvrant l'œil le matin, un coin de campagne jusqu'à l'horizon, un fleuve avec des péniches et des voiliers, la cour d'une école dans un petit village et une sorte de tour dans le lointain dont une fenêtre de temps à autre renvoie le soleil et quelquefois exactement dans sa direction...

                              Et du même coup voilà qu'il ressent à nouveau une folle envie de sortir, se demandant non sans étonnement pourquoi et comment, pourtant libre comme l'air, il n'a pas depuis si longtemps trouvé le moyen ou l'occasion de mettre un pied dehors...Et pourtant, il est déjà sorti, sorti de chez lui, il en est sûr et n'en a jamais douté ! Mais quand la dernière fois ? L'heure déjà, ne serait-ce que l'heure...Il y a longtemps sans doute...Le jour de la semaine, c'est trop demandé...La fréquence ?

                              Des sorties incessantes...Et des rentrées aussi quelquefois...Le matin ou le soir, mais pas toujours. Les journées ailleurs...Toutes ! Et même les nuits, très souvent !  Pour aller où ?  Pour faire quoi ?Il se demande si ce n'est pas dans la tour qu'on aperçoit, que se serait situé son bureau, son dernier bureau! Et s'il était hors de question de se remémorer toutes ces allées et venues insipides et de les situer dans le temps avec précision, vu leur caractère toujours comme à contre-horloge, il lui semblait possible de les situer un peu mieux dans l'espace et de se revoir porté, un jour qu'il avait fait chaud, ramené de la sorte, tout là-bas dans cette structure encore posée  sur l'horizon !

                             C'est quand il avait cru que les choses s'étant inversées à la longue, au fil de toutes ces années dans des sortes de "demi-jours" pentus, et que les bureaux de surface ayant été supprimés au profit de ce qu'on leur avait présenté comme de véritables silos souterrains, ces sortes de tours à moitié enfouies qui n'émergeaient qu'à peine ou plus du tout, c'est à ce moment-là donc qu'il semble s'être débrouillé pour rester définitivement chez lui...Il n'avait pas remarqué qu'il restait cette structure en hauteur ?

                            Il n'a pu strictement s'en apercevoir que du jour où il eut l'idée géniale de surélever son lit ! Géniale et surtout, dans son cas si particulier, essentiellement salvatrice car elle lui a permis de considérer que tout n'était peut-être pas fini pour lui et qu'il avait encore dans l'existence quelques prérogatives à recouvrer ou à obtenir enfin, et qui sait, une compétence à faire valoir pour de bon, sa vraie fonction à finir par dénicher, valorisante et notabilisante comme prévu ! Une carrière complète cette fois. Toujours à échelle, à échelons, à monter ou à descendre selon le sens envisagé ou celui qui s'imposera à nouveau ! 

                            Pourquoi n'était-il pas resté jusqu'au bout ? Avait-on un beau soir éteint d'office son bureau ou bien l'avait-il fait lui-même de son plein gré, sans intention de partir tout de suite pour autant ? Etait-il alors dans ce reste d'étage qu'il croit apercevoir tout en haut de cet édifice incertain là-bas au loin le matin quand le soleil se lève et qu'il n'y a pas trop de brume, juste à côté de deux grandes cheminées rouges ? Et s'il n'avait repensé à cet instituteur qui avait écrit mystérieusement sur son carnet de notes "Assez Bien, mais le succès est toujours à monter", aurait-il eu l'idée de surélever à nouveau encore, ne serait-ce qu'un tout petit peu, son lit ?

                           Mais cela n'a pas abouti car ayant cru un instant, en engageant la main sous l'étayage de fortune du matelas, sentir le lingot que sa tante lui avait donné autrefois et qu'il n'avait jamais réussi à retrouver chez lui le lendemain matin après une nuit de retour des plus incertaines, et qui en réalité se révéla n'être que la boîte vide d'une pipe qu'il avait aussi perdue depuis longtemps, il jugea l'incident de mauvais augure et décida de ne pas monter plus haut...et qu'au contraire dès le lendemain, il commencerait à redescendre, à ressortir un peu pour aller voir par là-bas !

                           Oui dehors carrément, libre comme l'air, par là-bas en bas et à travers, un peu en hauteur aussi c'est exact, donc vers cet endroit, une très ancienne tour de bureaux probablement, où sans doute une fenêtre envoie comme des rayons... Si elle bouge c'est qu'il y a peut-être quelqu'un...encore quelqu'un ! Quelqu'un d'autre ! Que moi !... Quelqu'un d'autre que moi ! D'autre que moi maintenant là-bas...

 

n° 244            Un pavillon sous bois ( ou  Cyclone et petit chapeau)

                         Un habitant de la région parisienne (ressemblant beaucoup à notre hôte intempestif, pas du tout basané, rechigné, tout pâlot aux aurores derrière sa vitre) décide de passer finalement sa quinzaine de vacances de septembre chez lui, dans son petit pavillon de banlieue à la lisière d'un bois calme et paisible, en raison du temps exceptionnellement beau qui règne et doit se poursuivre toute cette fin d'été sur l'Ile de France...

                         A l'inverse, on annonce à la radio la formation d'un cyclone tropical dont la trajectoire devrait suivre exactement l'arc des Antilles dans les prochains jours. Dire qu'il avait un temps voulu se rendre à la Guadeloupe pour cette quinzaine !  C'est lorsqu' il a aperçu dans le fond de sa remise son vieux parasol à cocotiers qu'il a eu la curieuse intuition qu'il ferait beaucoup mieux une fois de plus de passer ses vacances chez lui, à demeure, dans son petit jardin, bien à l'abri et tout à ce prodige rarement renouvelé d'un long et plein soleil francilien ! Il est en effet très rare de voir un tel ouragan incurver sa trajectoire pour finir sa course en Europe et causer des dégâts jusqu'au centre de Paris comme il y a une centaine d'années !

                         Il suit la progression du météore des régions chaudes tout en s'occupant tranquillement de son jardin et en discutant paisiblement par dessus la haie avec sa voisine une vieille dame rondouillette avec un petit chapeau rond qui, craignant les chaleurs tardives et les sécheresses prolongées, ne verrait pas d'un mauvais œil, concernant la région, un vigoureux changement de temps ! Et à propos d'œil justement, bien formé et comme dardant un regard des plus menaçants sur les photos satellites, celui de "Pamela" qui après avoir effectivement suivi exactement la trajectoire pressentie, se serait mis à présenter un cheminement des plus aléatoires laissant perplexes les prévisionnistes quant à son évolution ultérieure !

                         Cette petite dame du bout de la haie, à présent toute bouffie et replète, il était certain de l'avoir déjà eue pour voisine autrefois quelque part. Elle était alors plus grande, filiforme et son chapeau était rond déjà mais à larges bords !...Etait-ce bien elle ? La même ? C'était peut-être elle sans être tout à fait la même...Elle prenait aussi l'autobus quelquefois, à Cheminées Rouges ! Son chapeau paraissait-il plus grand que maintenant parce qu'elle était mince ou bien...parce qu'elle se mettait toujours dans le fond, de profil et qu'alors de tout le trajet, il ne voyait plus que son chapeau ?

                        Elle descendait comme lui à Silos mais n'était sûrement pas une collègue car elle piquait tout de suite sur la gauche semblant fuir la zone maudite des bureaux enterrés et de leurs dépendances sous-jacentes pour des tubulures claires et fines, aériennes, aux larges fenêtres teintées avec parfois sur des loggias, de grosses bottes de parasols fermés, des piles de transatlantiques colorés...A d'autres étages, sur des balcons renfoncés, assez obscurs, un enchevêtrement d'armoires à clapets et de fichiers tournants ! Travaillait-elle vraiment là-bas ? De quels niveaux dépendait-elle ? Etait-elle "clapets" ou "transats" ?

                        Avec son chapeau de taille variable, il ne la voyait pas très bien ni d'un genre ni de l'autre.  Mais peut-être y avait-il aussi des sous-sols avec encore d'autres sortes d'équipement pour des types d'activités intermédiaires ? Ni de bureau ni de loisir ? Un immense salon-salle d'attente où l'on pourrait soit travailler, se reposer ou s'amuser selon ses besoins, son état ou son âge ! Et peut-être même encore n'allait-elle là-bas que pour manger et en ce cas il y aurait eu plutôt un très grand réfectoire de cantine à la place de cette unité de turbines chauffantes et raclantes que j'imaginais aussi et auquel elle avait sans doute accès grâce à ces tickets de "Visiteur autorisé" que j'avais utilisés moi aussi par le passé dans d'autres bureaux, d'autres structures (et elle venait peut-être de très loin pour cela, depuis bien avant "Cheminées Rouges" qui est un nœud de correspondances ne l'oublions pas! ).

                        C'est finalement le matin après le passage nocturne du cyclone (à présent "ex-Pamela",  ayant  beaucoup perdu de sa puissance) au-dessus de leurs deux petites maisons qu'il sût peut-être le fin mot de l'affaire :

                            - "Cela n'a pas soufflé très fort ! Pas mal de feuilles et de brindilles sur nos deux toits oui mais à part cela quoi d'autre ? Tout est intact. Qu'a-t-il donc emporté exactement ? Rien, rien du tout !

                            - Ah vraiment ? Moi j'ai des trucs qui ont disparu ! Envolés ! Et des choses importantes...  Elle avait un œil mauvais sur les photos !  C'est bien simple, elle m'a tout pris ! Vous ne remarquez rien ? "

                       Le fait est que, grand ou petit... elle n'avait plus son chapeau ! Elle n'avait plus de chapeau !

                            - "Mais si ! Voyons, j'ai bien vu ! Vous n'avez plus votre chapeau ! "

                       C'est au moment où il allait lui demander si elle avait observé ce phénomène étrange, le soir, de l'ombre des deux cheminées remontant entièrement, y trouvant exactement leurs places jusqu'en haut, la façade de cette tour de bureaux où elle a peut-être séjourné (ayant travaillé je crois une fois dans un bureau pourquoi pas là-bas) et si on assistait également à l'intérieur au passage du spectre mouvant de leur fumée  sur les murs et les cloisons, qu'elle se mit à hausser brutalement les épaules et avant de lui tourner le dos pour rentrer chez elle précipitamment à lui asséner, péremptoire et comme profondément vexée : 

                           - "Je n'ai jamais eu de chapeau !"

                       Elle referma sa porte derrière elle avec violence et pourtant cela ne fit presque aucun bruit... L'irréalité où l'avait plongé la réaction brutale de cette femme était confondante. Il se demandait s'il voyait bien encore à côté de la sienne une autre maisonnette ou s'il n'était pas réellement tout seul avec son petit pavillon et ce depuis toujours, sous l'avancée des premières branches de ce bois aux confins des ultimes banlieues nord... Et de fait il ne la voit plus, certes s'étant tourné de l'autre côté mais comme il n'est pas certain qu'une chose continue d'exister quand on ne la regarde plus (les plus grands savants ont échoué à le démontrer), comment savoir !

                       Comment savoir s'il ne s'est pas une fois encore fait avoir, laissé berner par le quotidien et l'apparence des choses ? Mettons qu'il ait vraiment une voisine et qu'elle n'ait jamais mis de chapeau, la seule possibilité c'est qu'il ait confondu, dans la malignité de ses souvenances et radotages, avec une très ancienne collègue  (peut-être la toute première, seul avec elle dans une soupente déjà) qui n'en portait pas mais tout simplement s'appelait Chapeaux ! Pierrette Chapeaut ! Ou Chapot ? Il ne sait plus au juste, peu importe... Mais si, même que pour lui plaire ou lui être agréable, en bas ils lui demandaient si elle travaillait du bonnet !

                       Oui, c'est cela, ceux du décarolage remontaient lors des poses jusqu'aux soupentes, les bras  encore pleins de filoches, l'œil endiablé par les lueurs du soupirail...Passant le long de notre mur et à chaque fois, en plus de l'honneur d'un bras tendu à travers le hublot, ils lançaient des "Hello miss Chapeau, ça tricote bien là-haut ?" Elle fut remutée aux Rembours peu de temps après et c'est moi resté seul qui prenais tout car ils continuaient tout pareils...Je n'osais rien dire, craignant qu'ils soient au courant tout de même à la longue de son absence ici... "Alors Duchapeau, ça travaille bien là-haut?"...

                       Pourquoi donc était-elle redescendue aux Rembours et pas moi ? Cherchait-on à la protéger ?  De moi ? ...Je ne disais rien, passais mon temps à la regarder sans rien faire, de ce regard vide, rentré, qui ne voit rien et en pensant à tout sauf à elle! De quoi pouvait-elle avoir peur ? Se plaindre ? Ah oui des bras peut-être, de tous les bras des hublots, ces bras qui se multipliaient tout au long du jour ! S'enhardissaient dans leur honneur de vouloir à tout prix nous faire un signe ! Nous envoyer quelque chose en passant ! Duchapeau, c'était moi ! Dire que sans elle, sans son absence, je ne m'en serais peut-être jamais rendu compte !

                        Et il en était là de ses remémorations dubitatives mais éloquentes quand il se retourna de nouveau vers la maison voisine qui lui apparut si étrangement vide et déserte qu'il se demanda si elle avait jamais été habitée et même si elle était seulement meublée ! Par les fenêtres en effet les murs intérieurs semblaient nus et il n'y avait pas de rideaux ! Cela aurait pu être, car ils l'auraient enfin livré, une sorte de préfabriqué pour le décor d'un film qu'il avait longtemps imaginé mais dont il avait abandonné l'idée même d'en débuter un jour la réalisation des années auparavant !

                        Mais alors ils auraient laissé une quittance, quelque chose ou l'aurait réveillé et une bonne fois pour toutes avant de déposer ce petit logis de meulière à côté de sa propre maisonnette pratiquement identique du reste ! Ou déposé un scénario, un script, une notice quelconque sur la manière de se comporter en général,  pour lui suggérer quelque chose ou le lui rappeler...Non il doit s'agir encore d'autre chose...A ce moment-là, il entend justement qu'on vient de jeter une lettre dans sa boîte !

                        Il l'ouvre déjà avec la fébrilité du demeuré trop longtemps chez lui sans recevoir de courrier ou sans l'ouvrir et lit :  "Nous sommes heureux de vous annoncer, suite à vos nombreuses demandes et connaissant l'extrême solitude où vous vous acagnardez depuis si longtemps, qu'un voisinage vous est d'ores et déjà acquis de par l'installation imminente sur le petit lopin aménagé jouxtant le vôtre d'une dame très agée qui comme vous aspire à la tranquillité des grands espaces vides pourvu qu'ils soient boisés..."   ???

                        De sa poche, il extirpe l'enveloppe qu'il n'avait pas lue : "M. Duchapeau" ! Je ne me suis jamais appelé ainsi ! Ce n'est pas une lettre de la Mairie ! Comment se termine-t-elle ? ..." A vous voir ou à vous faire voir par l'entremise d'un hublot !" Le décarolage du sous-sol, le soupirail, les Rembours ! Ses anciens collègues ! Les idiots, ils ne le laisseront donc jamais tranquilles ! Quelle sale blague ! Mais ils ont simplement déposé ça en passant, sans le voir, un simple fil en provenance du passé et du même coup tout s'arrange, autour de lui tout redevient habituel, contingent, résurgent...

                        Le petit pavillon à côté a retrouvé ses meubles, ses rideaux et laisse sortir calmement son occupante de toujours, la dame avec son chapeau rond coutumier (son côté soucoupe volante toujours manifeste comme si un rien allait le faire s'envoler, l'aspirer de très haut avec une trombe et nonobstant bien droit, oui tout droit aujourd'hui et beaucoup plus large surtout, une assiette à soupe!). Et c'est peut-être aussi bien celle qu'il voyait de temps en temps dans le bus, dans une sorte de bureau également, etc, etc... Seulement quel rapport avec le local aux hublots et aux bras passés à travers ? Et pourquoi l'un d'entre eux n'avait jamais de bras ? etc..etc...

                       D'autant que j'étais seul dans ce local, et bras vraiment là ou pas, ce n'était pas à elle qu'ils s'adressaient ! C'est seulement une voisine, ma voisine qui ignore sûrement tout des bureaux et de l'enfer qui peut y régner ou qu'un ennui mortel vous conduit à imaginer...Pour son galurin, c'est en fait une sorte de liposuccion par le haut qui conviendrait, pour l'en débarrasser définitivement, j'en ai assez de son truc à la fin, un météore spécialisé !

                       Il entend alors à la radio qu'un phénomène inouï ne s'étant quasiment jamais produit dans l'ouest de l'Europe va concerner une grande partie du pays : un cyclone tropical ayant inopinément incurvé sa trajectoire atteindra les côtes françaises en n'ayant presque rien perdu de sa force d'aspiration ! (Mais, et même à supposer que le prodige atmosphérique annoncé ait bien lieu, en quoi atténuera-t-il en lui la perplexité concernant son ignorance totale au sujet du décarolage, de l'existence ou non par là-bas en bas, une fois, dans ces bureaux supposés lointains, d'un tel service et surtout en quoi consiste exactement cette opération ou ce procédé ?)

   

n° 245      Traces de gluten et de mollusques  ( ou  La mouche éternelle)

                      Et puisqu'il faut bien poursuivre cette longue histoire (alors même qu'il serait peut-être plus humain de l'achever), c'est au moment de refermer le sachet d'épinards surgelés pour le replacer dans le congélateur qu'il lut, à même l'emballage, en lettres minuscules, l'analyse ultra-fine du produit qu'il avait toujours considéré comme le meilleur dans ce type d'alimentation, avec pour finir cette curieuse mention: "Traces éventuelles de gluten ou de mollusques".

                      Oui c'était son plat préféré, qu'il agrémentait pour le rendre encore plus doux et moelleux d'une pointe de crème aigrelette et d'une pincée de paprika, et ça l'est sans doute encore parce qu'en fin de compte, il eut beau rechercher par la vue ou par le goût la présence réelle ou même supposée des deux éléments possiblement présents en guise de bonus assez inattendu dans cette préparation, il ne trouva nulles traces pouvant rappeler même vaguement ces sournois et peu ragoûtants additifs !

                      Non des traces plus problématiques, il en verrait plutôt ou croirait en voir sur la vitre de son studio et d'une nature un peu curieuse et dont il a du mal à se figurer exactement l'origine ou la destination véritable...Il faut préciser que des taches et des moirures douteuses il y en a pas mal sur sa porte-fenêtre coulissante surtout depuis l'apparition quasi-miraculeuse de ces vitres dites auto-nettoyantes ! Et oui, car il avait fini par se persuader que sa fenêtre en était effectivement pourvu et que cela n'allait pas tarder à produire son effet, se mettre en route pour de bon, qu'il allait enfin y voir plus clair...

                      Mais cela à condition de patienter encore un peu et surtout de ne rien entreprendre, de ne pas se saisir du moindre chiffon, de la plus petite raclette, au risque de brouiller encore un peu plus le paysage... Déjà qu'il ne distingue plus très bien les deux grandes cheminées à l'horizon et surtout leur couleur. Elles étaient bien rouges autrefois? On les dirait vertes à présent ! Alors si à cause d'un lessivage malheureux il ne les voyait plus du tout !  Et puis surtout il y a la mouche ! 

                      Par un beau jour d'été elle était venue se poser sur la vitre et ce comme définitivement. En effet elle y resta sans plus bouger non seulement jusqu'au soir mais tout le lendemain et le surlendemain et encore après. Exactement dans la même position assez étrange d'être maintenue collée par une patte et par le suçoir ! Durant des semaines comme il la vit trembloter au moindre souffle et tenir bon même après les forts coups de vent de novembre ou de décembre, sucer encore à sec sa vitre comme si de rien n'était !

                      Oui donc, cette sorte de sable qui à la longue poudrait ma baie l'aidait-elle à s'y maintenir ou bien adhérait-elle, de la trompe en particulier, directement au verre ? Ses ailes par contre ne bougeaient plus du tout, ne vibraient même pas, jamais...Seules de légères oscillations de son abdomen auraient pu faire croire qu'elle se réveillait peut-être de temps à autre et allait en fin de compte se ré-envoler un beau jour pour de bon ! Ou décoller, se décoller d'un seul coup et tomber, tomber comme une mouche justement enfin !

                      Certes elle n'irait pas plus bas que le sol de la loggia à moins qu'un souffle bien aspirant ne la remporte une fois pour toutes par là-bas à travers d'où elle provient probablement, cet horizon lointain des cheminées ! En attendant elle tient toujours par cette sorte de succion rétrograde et figée à jamais ! Et il reste lui devant cela, tout contre la vitre de l'autre côté, chez lui, tout près comme scotché à cette sorte de fossile aérien dont il ne sait plus s'il doit y voir une quelconque signification symbolique ou exemplaire, ou rien du tout...

                     A propos des cheminées, il est hors de question de leur attribuer l'origine de la couleur un peu fumeuse de sa fenêtre car non seulement elles paraissent, la plupart du temps, trop éloignées de son studio pour pouvoir l'atteindre avec leurs panaches grandioses, mais ces derniers semblent, et quelle que soit l'orientation du vent, comme perpétuellement attirés vers le sud, presque à l'opposé de sa direction ! Et s'il ne voit plus exactement leur couleur, il distingue très bien qu'elles sont encore là, là-bas, tout au fond...

                     Oui, au fait, durant combien d'années est-il descendu tous les jours à "Cheminées Rouges" ? Il ne sait plus au juste à quel moment il avait fini par trouver quand même l'entrée de ses bureaux qui devaient nicher au pied des deux géantes empanachées...

                    Et voilà, elle n'a plus de patte ! La seule qui lui était restée finalement ! Mais elle se tient bien toujours là, donc seulement plus que par le suçoir ! Et du coup c'est en acrobate éolienne qu'elle persiste à ne pas vouloir le quitter...En effet son corps oscille au gré du vent autour de l'axe buccal de droite à gauche, de haut en bas ! Jusqu'à quand tiendra-t-elle le coup et lui en face va-t-il pouvoir continuer  à la regarder ainsi tout le temps surtout si elle perd encore quelque chose ?

                    Quand il avait aperçu ce qui devait se révéler comme étant des bureaux, il avait bien descendu   déjà cinquante mètres ! Dans l'autre sens quelqu'un lui dit en passant à sa hauteur : "Vous monterez, vous êtes éduqué et patient, très patient ! Vous remonterez ! Mais vous aimez les profondeurs solitaires ! Et du coup vous resterez...Vous resterez en montant, en remontant peut-être aussi mais jamais jusqu'en haut !...Moi je m'en vais à présent... J'ai fini maintenant ! " 

                    Quel curieux type ! Que tenait-il au juste dans ses bras ? Cela ne semblait pas lourd mais très encombrant. Une sorte de grand candélabre-cactus en plastique transparent...et une pompe à vélo ! Avait-il déjà vu cela quelque part ? Ou le reverrait-il seulement un jour ailleurs ? En tous cas les cheminées étaient rouges c'est sûr. Et il a bien fini par en ressortir tout de même à la longue ! Au bout de combien de jours de mois, d'années ? Il ne voulait plus pour finir, lui-même en partir, en repartir ! Il se croyait seulement dans un rez-de-chaussée peu lumineux !

                    Si la mouche, elle, semblait devoir s'éterniser, il sentait bien qu'il n'était tout de même pas tenu, lui, de l'autre côté, d'en faire autant ! Et en outre qu'il pourrait très bien et sans se lâcher beaucoup, tomber exactement et pour de bon comme une mouche ! Et que les seules traces alors qu'il laisserait probablement seraient celles que ses carreaux semblaient devoir lui conserver aussi longtemps qu'il croirait à leur pouvoir autonettoyant si tant est que cette propriété comme miraculeuse pour des vitres de célibataire ait jamais existé !

                   Encore une ?  Qu'est-ce que c'est que cette trace ? Ah cette fois-ci, il n'y peut vraiment rien ! Elle est carrément dans le ciel ! Et oui c'est une trace d'avion ! Il ne manquait plus que cela. Et en plus, extrêmement tortillée et serpentine ou même de mollusque (tiens, tiens, où ça va se...). Mais une trace qui ne bouge plus désormais, parfaitement immobile, immuable dans son entortillement stratosphérique et qui semble du coup lui suggérer quelque chose d'inattendu ou de paradoxal...Une certaine analogie avec lui-même, avec sa situation si particulière...

                   Oui donc il restera lui aussi finalement. Qu'aurait-il besoin d'aller courir le vaste monde et toutes ses intermittences, ses discontinuités !... Mais elle n'est plus là ! Quoi ?...Ah si ! Non il avait cru un instant. Donc il s'incrustera lui aussi et tant pis s'il ne sait peut-être plus jamais la couleur exacte des cheminées, de ses cheminées qui n'appartiennent qu'à lui (si si, juste au-dessous il y a bien eu un temps des bureaux où il a très  certainement été affecté, où il a certainement été très affecté plutôt et durablement dans des structures toujours plus souterraines et plus sombres). 

                        Il va rester et attendre, attendre, encore attendre, pour voir venir, indéfiniment ou tout au moins tant que la...oui c'est bien encore une mouche, la mouche, et malgré son extrême dénuement, (où sont passés ses ailes, ses pattes ?) il la considère comme intacte car elle tient toujours ! (Sa trompe buccale par quoi elle s'éternise est-elle inamovible ?) Attendre surtout  pour voir combien de temps il pourra tenir lui ! Lui à l'intérieur, du bon côté de la vitre paraît-il, bien calé dans son vieux fauteuil-crapaud, simplement pour voir ce qui pourrait bien à la longue arriver, se passer, ou passer, à la fin, à la toute fin ou juste avant...

 

n° 246           Ossature et désarroi  ( ou  La petite rue qui monte et qui descend )

                        Serge Legobelot n'a vraiment pas de temps à perdre s'il veut conserver une chance de faire peut-être enfin quelque chose de valable ou même d'un peu tangible dans l'existence ! Et si désormais chez lui seul son âge est avancé, ce n'est pas une raison pour rester comme définitivement en retrait, baisser une fois de plus les bras pour mieux voir venir etc... etc...Non, non et non ! Aussi a-t-il pris tout bonnement le taureau par les cornes et décidé simplement, avant qu'il soit trop tard, de demander conseil !

                        Pour plus de sûreté il a choisi de doubler sa démarche en s'adressant coup sur coup à deux personnes distinctes, aussi distinctes que distinguées. En effet, et en l'absence désormais de ses parents, il ira consulter leurs deux anciens amis les plus sûrs et les plus attentifs, au cours de son enfance, à son évolution, s'étant toujours montrés extrêmement anxieux de son réel épanouissement !

                          Et par un heureux hasard dans les concordances de leurs agendas, il fut reçu sans tarder au cours du même après-midi par l'un puis par l'autre. Déjà en se rendant chez son premier homme de conseil, il avait eu un certain pressentiment par le seul fait que pour rejoindre leur quartier il devait emprunter cette bien curieuse rue qui monte le matin et descend le soir ! Il faut dire tout simplement que, dans sa jeunesse et durant des années, il l'avait empruntée tous les jours pour  aller au lycée et en revenir, le matin dans le sens de la montée et inversement le soir...

                         Aussi pour lui l'ambigüité de cette petite rue était totale et lui avait fortement suggéré ce qui allait résulter de ces deux entrevues aussi tardives que désespérées ou même malvenues. D'autant qu'elle se présentait non seulement comme assez raide mais très encaissée entre d'une part le haut mur tout en verreries claires de la Bibliothèque Nationale et de l'autre celui, noirâtre et agrémenté de ténébreux hublots et grillages poussiéreux, du Commissariat et de la PJ ! Et s'il s'était promis de fréquenter plus tard studieusement un de ces bâtiments, il ne se doutait pas qu'il lui serait donné de connaître les deux !

           Et de fait, c'est presque chancelant de perplexité qu'il sortit de la deuxième entrevue. Peut-on essuyer un flot de conseils aussi croisés et même diamétralement opposés sans se poser des questions sur la  connaissance réelle qu'avaient ces deux sages vieillards de notre infortuné Legobelot ? L'un d'eux malgré tout avait-il raison ? Mais lequel ? Ce qu'il a étonné c'est qu'il y ait des gens encore plus vieux que lui mais la lucidité, la bienveillance et la conviction ne pouvaient chez aucun des deux être mise en doute.

         - "Tenez-vous en à vos vieilles bonnes habitudes de toujours car, bon an mal an, elles constituent pour vous un solide maintien dans la vie, c'est votre ossature dans l'existence ! Cela doit devenir une sorte de carcan jubilatoire. Restez où vous êtes, c'est à dire chez vous tout simplement ! Ne sortez sous aucun prétexte ! Demeurez dans votre carcan ! On vous rajoutera des rivets ! On déshuilera l'axe de votre heaume, vous n' y verrez enfin plus rien du tout ! Et vous finirez à la longue par vous croire dehors dedans ! C'est l'idéal qui vous attend désormais !

        - "Moi j'ai connu vos parents avant même votre naissance. Ils vous attendaient depuis longtemps vous sachant unique enfant. Ils devraient donc selon eux non seulement vous suivre dans vos études mais à peu près partout où vous iriez ! Jusque dans cette petite rue qui monte et qui descend...Là même où, le matin apercevant devant vous la haute silhouette chapeautée et dodelinante de votre professeur de latin et vous sachant donc en retard, vous n'osiez pas le dépasser ! Et cinquante ans plus tard ? Il est toujours là devant vous si par hasard vous montez cette côte ! Non ?

-"Si. Et je redescends alors dans ces cas-là n'ayant plus à aller jusqu'au bout. Je me sauve enfin ! 

-"C'était devenu en même temps pour vous l'image de vos parents cette silhouette filiforme de vieux prof' qui montait encore de temps en temps, toujours son cartable à la main, cette rue où vous n'aviez depuis longtemps plus rien à faire. Ce ne sont plus que des ombres à présent mais elles ont commencé de vous libérer. Il n'est jamais trop tard !"

(Il m'a menti, dans cette rue il n'y a pas d'ombres individuelles, l'ombre y est collective et permanente, le soleil n'y pénétrant jamais! Il n'a pas le droit de confondre mes parents avec des ombres. Les a-t-il vraiment jamais connus ? Et mon prof', pourquoi filiforme ? Il balançait un peu la tête de droite et de gauche c'est vrai mais je parvenais parfois à le dépasser et arrivais alors avant lui au lycée ! Mais très rarement c'est exact car je ne savais jamais si, au moment de le dépasser, je devais ou non le saluer ! 

 Oh certes je ne suis pas vraiment obligé de le reconnaître de dos comme ça sur le trottoir. En classe il n'a jamais son par-dessus ni son chapeau, et dehors ainsi vêtu il ne se ressemble plus du tout même de face, alors de dos ! Bien sûr il y a ce dodelinement si particulier accompagnant ses grandes enjambées mais en classe sa tête reste bien droite et il est toujours assis à son bureau ! On ne voit que ses moustaches ! (Exactement comme celles du professeur Abronsius dans le Bal des Vampires !)

 Mais là où sont-elles au juste ses balayettes poivre et sel  ? De derrière on ne voit rien ! A tel point que, pour me donner le courage de le doubler une fois pour de bon, la seule du reste, je m'étais dit que ce n'était peut-être effectivement pas lui du tout, que je me le figurais simplement pour retarder mon arrivée au pays de Tacite ou de Cicéron et surtout, dans l'heure qui suivait, de la corde à nœuds et du cheval d'arçon !  )

-"Rentrez donc immédiatement chez vous, c'est à dire chez vos parents puisqu'ils vous semblent toujours là quelque part et dans la solitude désormais absolue et délétère du petit appartement, décarcanisez-vous sur-le-champ ! Commencez par les rivets que vous vous étiez rajoutés vous-même sur le clapet pour être sûr de ne jamais l'ouvrir ! Faites cela pour moi et en souvenir d'eux aussi, pour voir !"

(Et voilà, je vais plutôt être tenu en fin de compte et tout bonnement de me déclapétiser ! Cela m'apprendra à demander conseil à n'importe qui ou à des gens dont je ne conserve qu'un vague souvenir quand ils étaient venus me voir tamponner des enveloppes dans les années cinquante, un jeudi après-midi, à l'Inspection d' Académie, dans le bureau de maman ! La mélancolie automnale du Bassin de Neptune qu'on voyait par la fenêtre aurait-elle dû m'avertir ? Me mettre en garde ? Contre tout ce qui m'adviendrait plus tard en  matière d'humeur ou de mentalité ?

Toutes les énigmes de l'ennui...Et les remèdes illusoires contre une nostalgie incurable...Ou dangereux... La rue qui descend...Est-ce qu'elle montait ce jour-là ? En tout cas, on m'y avait fait écrire quelque chose sur un grand registre, seulement ce n'était pas du côté Bibliothèque !...Tout près du petit matin, encore la nuit et je me trouvais dans l'autre bâtiment ! Une main courut sur la page pour m'indiquer la ligne qui m'était dévolue! De quoi s'agit-il ? "Ecrivez, ici..."  Je voulais bien écrire oui mais pas là-bas...)

-"Et n'empruntez jamais plus cette rue, elle vous sera funeste ! Toute votre vie, pensant la monter, vous la descendiez et croyant en gravir la côte, vous la dévaliez ! Vous montiez et descendiez au rebours de ce que vous vous figuriez ! C'est le toboggan de l'inversion maligne cette rue-là, elle est dangereuse ! Le haut y chasse le bas en permanence et réciproquement ! Vous n'êtes quand même plus au lycée ! Et peut-être même que votre vieux prof' aux moustaches invisibles n'a jamais existé ! C'était pour vous une sorte de pipistrelle diurne du plus curieux effet ! Un type quelconque qui avait un par-dessus à grands pans et un chapeau!" 

(Lequel des deux m'avait-il finalement enjoint de rester dorénavant toujours à la maison  et l'autre de ne jamais plus y mettre les pieds ? J'avais un doute, ils se confondaient un peu dans mon souvenir ! Il y avait celui du retour définitif au carcan du bercail et celui de l'incessante vadrouille à travers le monde...Lequel des deux était le bon ? Le meilleur ami de mon père ou le plus ancien collègue de ma mère ? Et puis dans quel ordre les avais-je consultés ?  Ce sentiment de n'en avoir vu qu'un seul provenait peut-être du fait que dans mon esprit ils étaient corrélés comme dans la théorie quantique des champs ! Et puis aussi...Oh si je ne craignais pas de dépasser une fois de plus la longueur prévue pour ces textes,  j'ajouterais bien quelque chose et même davantage ! Comment faire ? Trouver une échappatoire, comme un passage plus ou moins  dissimulé sous des caractères très communs comme en suspension et qui conduirait à un prolongement labyrinthique situé dans un au-delà de cette page où ces dépassements seraient possibles, parfaitement naturels, sans aucune censure, où même redites et pléonasmes, non-sens et contradictions seraient non seulement bienvenus mais souhaités, attendus avec impatience, et un espace dans lequel on se retrouverait comme par miracle et instantanément ! Cherchons un peu pour voir, si on trouve, si jamais quelqu'un trouve quelque chose. Trouvez bon sang !   .....      )                                                                                                                                                                                  

n° 247       Des lèvres qui bougent ( ou  Le mot chien peut-il mordre ? )

                  C'est lorsqu'elle obtint la précision qu'elle n'aurait jamais rien à dire, absolument rien et que cela lui était même expressément interdit malgré l'obligation où elle se trouvait de remuer très souvent les lèvres et ce juste en face de lui, qu'elle se sentit sinon vraiment rassurée du moins encline à considérer que ce petit job en apparence un peu curieux pour ne pas dire plus serait sans doute assez cool, déjà payé le double tarif du baby-sitting et s'effectuant dans des lieux aussi agréables que des restaurants ou des tea-rooms !

- "Vous n'aurez qu'à les remuer un peu au rebours des miennes. Quand j'aurai cessé de parler, vous mimerez la réponse possiblement adéquate et proportionnée...

-"Quelle était votre vision exacte des choses au début ?

-"Et bien voilà...Une jeune fille répondant à une petite annonce pour un job devra accompagner partout quand il sort un homme qui se parle à lui-même...Elle ne pourra distinguer qu'à grand-peine les mots qu'il prononcera...qu'il pourra prononcer...un ou deux peut-être de temps à autre lui seront accessibles...

-"Se parle-t-il sans cesse à lui-même ?

-"Sans cesse mademoiselle, avec une vague idée qu'il sera de cette seule façon un jour ou l'autre entendu..."

-"Pourrai-je fermer les yeux de temps à autre ?

-"Cela ne regardera que vous...

-"Et penser à toute autre chose ?

-"Vous penserez toujours à autre chose...Je ne serai jamais là pour vous...

-"Mais j'aurai le droit d'imaginer ce que vous dites, non ?

-"A condition qu'à ce moment-là, vous fassiez bouger vos lèvres exactement comme les miennes...Que pensez-vous de votre tâche mademoiselle ?

-"Que c'est peut-être ce qu'il y a de plus proche du baby-sitting et que cela me convient tout à fait...

-"Nous nous convenons de concert sans rien nous dire, l'idéal absolu...

-"Monsieur, vous arrive-t-il de lâcher  un mot ?

-"Quelques-uns m'échappent oui quelquefois...

-"Ce n'est pas dangereux ?

"Le mot chien peut-il mordre, mademoiselle ?

-"J'aime mieux ça car franchement au début j'ai pensé que vous vouliez vous donner des airs de fréquenter une jeune fille parce que...enfin je ne sais pas bien, comme pour donner le change, essayer de dissiper un malentendu...vous fabriquer une image pour les gens qui, vous voyant peut-être toujours plus ou moins seul se posaient des questions sur votre aptitude réelle à communiquer, à fréquenter qui que ce soit...

-"Vous pensiez peut-être aussi que j'allais vous demander de mimer les gestes d'un chauffeur à son volant  me conduisant quelque part pour que je me sente ainsi pour une fois un peu en train de voyager... 

-"Non car en ce cas vous m'auriez demandé de m'assoir à votre gauche et non en face de vous !

-"Pas pour longtemps car je vous aurais vite repris ce volant des mains en vous priant d'aller vous rasseoir illico en face de moi, afin de conduire moi-même...Vous voyez je finis toujours par vivre réellement quelque chose !

-Cela me rassure... J'ai eu peur d'avoir à faire à un maniaque...

-"Et n'oubliez pas que si j'aime parler tout seul en public je m'efforce que cela ne puisse se voir...D'où chère mademoiselle, votre présence aujourd'hui même ici en face de moi prête à actionner à ma seule intention le mécanisme muet de vos lèvres à la fois complices et rémunérées...

-"Je n'ai jamais été aussi bien payée...

-"Ni tributaire j'en suis sûr d'une telle complicité ! Et puis ce ballet  non seulement labial mais mandibulaire auquel vous aurez recours malgré vous par un réflexe d'oscillation des lèvres à la mâchoire, et ce dans le plus grand silence, comme il vous deviendra personnel  et parfaitement émouvant car sans signification immédiate  mais ressentie comme différée ! Vous verrez qu'un jour vous trouverez un sens à ce que vous paraîtrez avoir dit...

-"Je n'aurai donc pas besoin de réfugier mon regard par la fenêtre pour voir si les oiseaux qu'on peut y voir sont réellement utiles pour s'en aller en songe même plus loin qu'eux sans monter pour autant sur leur dos!  -"Je constate mademoiselle que vous êtes fin prête pour la tache si subtilement agréable et drolatique qui vous incombe, qui nous incombe !

-"Est-ce vrai, monsieur, que vous payez ric-rac ?

-"Parfaitement exact et jamais au battement de lèvres, toujours à la durée! A la durée et à  l'émotion suscitée alentour par ces atermoiements mademoiselle...

-"Vous croyez qu'on nous verra jamais monsieur ? Qui pourrait voir cela ? Remarquer cela ? Surtout si nous restons toujours chez vous comme vous semblez en avoir déjà pris l'habitude, loin des fenêtres, loin des autres, loin de tout ! Depuis combien de temps suis-je ici, tous les jours, me payez-vous pour rien ?

-"Je n'ai pas encore donné le signal des lèvres muettes, c'est tout ! Et puis si cela devait se prolonger au-delà d'un délai raisonnable, si je n'arrivais toujours pas à me décider, je vous ferais des bons à valoir car je suppose dans ce cas si particulier que vous n'accepteriez pas de défraiements ?

- Il eut fallu pour cela que j'eusse eu des frais ! Et puis vous m'avez déjà bien rétribuée, je n'en reviens pas...

-"Oui j'ai travaillé un temps dans les impôts, aux dons manuels, voyez...J'a eu envie d'essayer moi aussi ! Et vous m'avez rappelé cela...

-"Je ne suis pourtant pas portugaise...

-"Il s'agit d'une simple homonymie...Tenez, quand je bouge mes lèvres, savoir lire dessus ne sert à rien, je ne m'adresse à moi-même que des mots à double sens, des oxymores et des maxibulons ! Et si vous voulez mieux, vous pourrez donc regarder ailleurs quand je vous demanderai de remuer les vôtres...Par la fenêtre, il y aura bien une fenêtre là où nous irons...

-"Certaines ne donnent sur rien !

-"Attendez que je vous en trouve une autre très claire jusqu'à un horizon lointain !

-"Heureusement que vous ne m'avez pas payée en traveller's check, je ne voyage jamais!

-"Vos petons survolent juste les marches d'un escalier à l'écart de tout et où le temps paraît s'arrêter!

-"Alors vous aussi avez habité cette tour ?

-"Je n'y étais plus quand vous êtes arrivée...

-"Mais oui il y avait une énorme ouverture dans mon plafond, la voisine du dessus avait dû faire mettre une rambarde tout autour chez elle pour ne pas tomber chez moi...

-"Ce sont des inventions pour tenter de communiquer...Je le sais, j'étais de ceux qui ont fait percer ce trou...En plus, ma voisine du dessus était aussi ma voisine d'en-dessous...Et cela curieusement nous éloignait...Je la voyais dans l'ascenseur, elle me dégoûtait, aussi avais-je décidé de prendre ce fameux escalier...Vous m'avez probablement remplacée si vous connaissez cela... Ce trou, ces marches que l'on survole...non ?

-"Peut-être en effet, seulement je ne conserve aucun souvenir de cela...ni de vous, ni de l'ascenseur, ni de l'escalier, ni de l'ouverture, ni du cactus...

-"Je vois donc que nous ne nous sommes probablement jamais rencontrés, ni dans une tour et son escalier, ni dans un bureau...Dites-moi quand même pour plus de sûreté, depuis chez vous que voyait-on au juste par les fenêtres ?

-"Toute une enfilade d'autres tours avec à leurs sommets ces grandes oriflammes que l'on voit de partout...

-"Vertes sur un ciel rouge ?

-Ah non ! Rouges sur un ciel vert !

-"Ce n'est  pas le même endroit ou pas la même époque...J'aime mieux ça car savez-vous que je ne peux travailler qu'avec des gens que je ne connais pas, des gens de rencontre et que je ne revois pas...Si nous avions été voisins un jour je n'aurais pas supporté cela ! Il me faut garder une autonomie maximale, ne déroger en rien à ces principes d'auto-cloisonnement que je m'impose si je veux continuer à pouvoir en toutes circonstances, et quelles que soient les paroles que je profère ou puisse susurrer,  ne m'adresser strictement qu'à moi...

-"J'ai rencontré une fois un type qui voulait jouer avec moi au futur locataire et à la fille de l'agence qui lui faisait visiter ! 

-"Et qui ne se décidait jamais !

-"Et qui devait grimper dans d'autres tours pour en faire visiter toujours plus, toujours pour rien et cela sans arrêt...

-"Il ne voyait par la fenêtre que les oriflammes qui ondulaient...Cela aurait pu être moi, je suis l'inventeur de ce jeu...

-"Non, ce n'était pas vous, je vous aurais reconnu...Toutes les tours étaient finies de construire, mais vides, entièrement vides et libres d'accès...Comment avait-il fait pour trouver cet endroit ? Nous avons pu y jouer à notre aise et jusqu'à plus soif nos rôles respectifs de dame visiteuse et de client disons perplexe...

-"Sournois serait plus juste...J'avoue que ces oriflammes ondulant et projetant leurs ombres alentour en disent long sur l'ambiance et les sous-entendus qu'elles autorisaient j'imagine ! Non ?

-"Non vous n'imaginez sans doute pas tant que ça...Du reste c'était peut-être vous, peut-être déjà vous, je ne sais plus, j'avais répondu à deux annonces à peu près similaires et étant donné leur grande originalité pour ne pas dire plus, elles ne pouvaient émaner que de vous, strictement que de vous !

-"Je crois être en mesure de choisir un petit tea-room où par une fenêtre tout à fait appropriée vous pourrez vous évader comme bon vous semblera et au rythme qui vous conviendra. Moi, je ne regarderai pas, jamais...

-"Excusez-moi, je n'ai pas encore vraiment compris si c'est moi qui dois regarder vos lèvres ou le contraire, m'enfin, cela ne fait rien, ces espèces de chèques en blanc dont vous m'honorez me conviennent tout à fait et m'aideront j'en suis certaine pour accomplir ma tâche dans les meilleurs conditions, toutefois je ne vois pas...

-"Ce ne sont pas des chèques en blanc mais ces sortes de nouveaux titres financiers dont tout porteur peut se prévaloir s'il est lui-même...

-"Vous me promettez que je ne serai jamais dos à la fenêtre car alors je crains vraiment de ne pas pouvoir tenir le coup très longtemps en face de vous à ne pas savoir où vous regarder exactement...vous voyez ce que je veux dire ?

-"Très bien, vos émoluments ne vous suffisent plus, vous me demandez une augmentation...

-"Bah vous avouerez que c'est pas commun, on ne sait pas où se mettre etc... et puis combien de temps cela va durer au juste et tout le reste...Et puis j'ai un peu peur je le reconnais...Le mot chien ne mord peut-être pas mais peut-il aboyer ?

-"C'est une prime que vous voulez ! Vous réclamez la sécurité par dessus le marché, je vois bien ! 

-"J'aurais dû rester dans ce bureau où on m'avait mise comme d'office un jour à ma sortie du lycée en me promettant une grande carrière administrative...

-"Bien sûr, votre famille vous voulait sans doute du bien ou accroitre le réseau de ses influences et prérogatives ! C'est sans fin chez ces gens-là...

-"Je préfère les petits boulots...Le vôtre en particulier...Au début je n'y croyais pas trop et puis vous êtes assez persuasif, on se demande un peu de quoi vous parlez au juste, mais on y croit tout de même, on s'y accroche, et cela fait du bien par ces temps de.....

-"Ne vous fatiguez pas, moi non plus je ne sais pas bien quoi faire, nous n'y pouvons rien...Aussi ai-je décidé de prendre les devants une bonne fois pour toutes...Nous commençons dès demain...Je vous indiquerai l'endroit exact...Entrez calmement et s'il y en a, allez vous assoir près d'une fenêtre...ensuite vous vous débrouillerez toute seule ! Au revoir mademoiselle !

-"Attendez ! Le gars dans l'autobus, cette espèce de jeune homme qui entrouvre les lèvres en ayant l'air de fuir par la fenêtre et qui les remue un peu sans rien dire...c'est vous non ?

-"Oui, c'est exact, c'est moi...C'était moi...C'était moi il y a très longtemps !

 

n° 248(prochainement)  Ressorts et ressorties ( ou   Déjà plus de poussière ! ) 

                     Voir page   26

 

 

 

 

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