TOM REG    "Mini-contes drolatiques et déroutants"     page 22 

 

                       

n° 227             Clapoti-Clapota !  (  ou  La rue des Rigoles ) 

                                     Dans l'immeuble du Club Mare Nostrum, rien qu'en faisant la queue pour obtenir l'épais catalogue de toutes ses formules de vacances, on fait déjà connaissance, on papote, on clapote presque déjà, l'eau n'est pas loin...Et puis alors pour le moment on est juste derrière la petite Anne-Marie qui chaque année, malgré les nouvelles destinations, n'a de toute façon qu'une idée, un souhait, un seul désir retrouver son parasol ! Et il s'agit bien de son parasol à elle sur lequel elle avait fait une  petite marque au début mais qu'elle a fini par effacer tant elle était convaincue de ne pouvoir que le retrouver à chaque fois, celui là et pas un autre, à elle seule, pour elle seule, le sien, son petit parasol qui lui était perpétuellement dévolu,  immanquablement attribué, mystérieusement consacré !

                                      Comme elle sautille juste devant nous dans la file, sautille d'aise et du simple bonheur de vivre quoi, juste à l'idée de le retrouver bientôt sous peu, car l'été approche à nouveau. Dire qu'au début, au tout début, elle ne savait pas l'ouvrir ! Et c'est admirable comme l'équilibre a pu chapeauter sa belle vie de vacancière puisqu'à la fin, elle ne pouvait plus le fermer ! L'année dernière elle l'a donc laissé grand ouvert derrière une sorte de petite dune à l'abri de tout et surtout à l'attendre éperdument, tout prêt pour l'année prochaine, à osciller un peu sans doute autour de sa tige mais juste ce qu'il faut pour projeter une ombre elliptique, ou, contre un trop grand souffle, faire de son ombre, elle avait vu cela, un petit vaisseau ténébreux des sables, qui tangue aussi, bref arriver à tenir bon jusqu'à son retour...

                                      Soudain, alors que pourtant la file vient d'avancer d'un bon pouce (et qu'elle se met à sucer le sien) la voici un peu triste, songeuse, à deux doigts de sembler pleurnicher, comme submergée par un grand vague à l'âme...C'est qu'elle vient de repenser à ce qu'on lui avait dit ou à ce qu'on lui dirait peut-être une fois de retour là-bas...

                        -"Vous ne saviez pas qu'un parasol qui ne se referme plus est un parasol mort, mademoiselle? Du reste nous n'avons même pas eu à l'ôter. Il a disparu de lui-même, sans doute emporté un soir par le grand vent du sud...Vous voyez, c'est comme si vous n'étiez jamais venue ici...Même la dune, où vous vous cachiez toute seule durant l'entièreté de votre séjour, a été laminée, peut-être par la mer ou bien s'est simplement mise à niveau à l'approche d'autres dunes, plus hautes ou plus longues ! Et encore plus simplement, plus personne ici ne vous connait. Ce ne sera donc pas la peine de frapper à l'Accueil, on ne vous ouvrira pas. De toute façon, il n'y aurait plus de parasols pour vous. Il vous faut même repartir immédiatement et inutile d'essayer de revenir un jour ! Vraiment désolé mademoiselle car en plus, dans votre cas,  il n'y a pas de recours possible, vous êtes la seule et unique responsable de ce qui vous arrive... Toutefois un ponton vous reste autorisé mais il n'est plus accessible, on doit le refaire ou peut-être même le supprimer... Les objets susceptibles de vous rejoindre vous seront envoyés à l'adresse que vous nous avez indiquée...Dépêchez-vous de monter mademoiselle, j'attends pour pousser votre barque...   "

                                      Heureusement ce curieux monologue, paraissant lui être adressée, était factice, purement onirique et nocturne. Mais bien que ne croyant pas aux rêves prémonitoires, c'est peut-être le souvenir de cette sorte de cauchemar récent qui la rend, au sein de cette file d'attente plusieurs fois enroulée sur elle-même dans le hall immense du grand Club, comme disait son grand-père, un peu chose... Mais à force d'enroulements et de déroulements, la situation  a progressé plus vite qu'elle n'aurait cru et elle se sent plus guillerette. Pensez, elle repart déjà du comptoir le gros volume tout frais du Club Mare Nostrum dans les mains ! Ses petites mains encore endolories par les affres du trac et ses torsions d'impatience, un peu tremblantes aussi, glacées comme le papier du catalogue ! (Ce soleil rouge au-dessus d'un parasol beige sur la couverture ! Le "sien" ! Du moins le croira-t-elle peut-être un moment car cela lui fait du bien...Derrière elle, le colimaçon de la file, qu'elle avait un moment comme absorbé s'étant retrouvée toute seule dans le hall, a reformé sa spirale piétinante...)

                                      Dehors sur le boulevard la nuit est proche mais les lumières, pourtant insuffisantes pour cet entre chien et loup, lui ont tout de même permis de repérer sa page à l'intérieur de cette espèce de bottin qu'au fil des années le Mare Nostrum arrive encore à pondre un peu plus  lourd à chaque fois...Oui la page de son parasol ! Mais alors là...Au moment où le gros pavé de photos couleurs mensongères lui a glissé des mains pour chuter sur le trottoir du fait de son seul poids et du glaçage, elle avait déjà aperçu l'essentiel, avait eu le temps de lire la mention en grosses lettres rouges sur un grand bandeau blanc barrant tout le haut de sa page, de sa chère page :  "L'îlot est supprimé-Destination annulée" !

                                      C'est drôle car elle se sentit non seulement les mains libérées par cette chute inopinée mais l'esprit finalement comme tranquillisé par cette mention péremptoire, presque tragique eu égard à sa passion pour ce lieu et à l'attente anxieuse où elle était une fois de plus de le retrouver, oui comme allégée intérieurement par cette nouvelle qui aurait pourtant dû la clouer sur place, la faire s'effondrer sans retenue ou au moins lui faire venir quelques larmes ou déglutitions...Et cela tient peut-être simplement à ce qu'elle a eu tout de suite une pensée pour la rue des Rigoles ! Cet endroit où elle fut si heureuse et qu'elle n'aurait jamais dû quitter, abandonner ne serait-ce qu'un seul jour...Et c'est à deux pas !Voilà où aller tout de suite pour se remettre un peu de baume au cœur ! Rue des Rigoles !

                                      Là-bas elle y avait travaillé et c'est même là-bas qu'elle avait été la plus heureuse au travail...Toute une équipe de copines autour d'une immense table façon paillasse de laboratoire où, sur des imprimés passant, elles faisaient dans une certaine case soit une croix, soit un point ! Toute l'année ainsi ! Alors bien sûr, aux pauses, c'est à dire presque tout le temps, juste avant, on se détendait un bon coup chez les filles ! On faisait rimer des péroraisons ! Elles avaient trouvé un truc épatant pour tenir bon tout au long de ces entre-pauses assorties perpétuellement de petites croix et de petits points là où il fallait par-ci par-là, oui donc une sorte de formule magique de ralliement et de soutien entre elles toutes qu'elles entonnaient comme un seul homme :

                         "Clapoti-Clapota!...Bientôt la quille les filles !...De la paillasse à la paillotte !"

                                      Et c'est à l'approche de chaque week-end que cette incantation se levait à tout bout de champ car des vacances, dans cette curieuse structure mi-commerciale mi-universitaire, il n'y en avait pas ! Ou plus exactement un ingénieux patron avait institué un nouveau système de vacances ! Il avait inventé ce qu'il appelait les grandes vacances hebdomadaires c'est à dire que ses employées disposaient chaque semaine, pour leur samedi et leur dimanche et en toute gratuité, de la jouissance en pleine capitale, le long de la Seine, d'une structure de petits cabanons hawaïens qu'il nommait "Paris-Paillottes" ! Les filles étaient folles de cette formule de suppression des vacances traditionnelles au profit de celles-là ! Plus de vacances, plus rien que des week-ends suraménagés en bord de fleuve ! Les grandes vacances réparties d'un bout à l'autre de l'année ! Tout le temps des petites grandes vacances ! Des quilles hebdomadaires !  Un univers de paillottes à deux pas du bureau ! Clapoti-Clapota !

                                       Qu'avait-elle donc eu besoin un beau jour de quitter tout ça ? Et de son plein gré, cette libellule godiche ! D'autant plus que dire qu'elle avait lâché la proie pour l'ombre était un euphémisme outrancier ! Songez, pour quelques centimes de plus par mois, elle avait préféré un emploi proposé comme infiniment plus sûr et surtout éminemment valorisant, toute seule dans un minuscule bureau, sans voir le jour avec une sorte de hublot tout en haut et dont le plancher incontestablement n'était pas droit, penchait, paraissant s'incliner encore davantage le soir ! Ne voyant jamais plus personne, elle s'était accoutumée à une grande solitude, rêveuse et marmonneuse...Bref, un changement entraînant l'autre, elle s'était vite retrouvée pour les vacances certes dans un immense réseau touristique d'ilots d'animations et de frottis-frottas en tout genre, mais surtout dans un grand isolement, toujours toute seule, invisible, à croupetons derrière une petite dune à l'écart, agrippée à un malheureux  parasol ! Son sinistre bureau-placard l'avait formatée placardière jusque sous les Tropiques !

                                        Heureusement la revoilà rue des Rigoles devant les fenêtres du réfectoire-atelier-paillasse et des petites croix réunies, des points aussi, où elle reconnaît toutes ses anciennes camarades qui sont là à boire le thé tropical annonciateur du prochain grand week-end vacancier, travaillant peut-être aussi encore un peu, puisque l'atelier-laboratoire fait aussi local social et que des horaires dans cette structure de rêve il n'y en a pas ! Et elle sait qu'elle va pouvoir réembaucher dès le lendemain matin, revenir les voir toutes et rempiler aux paillotes le long de la Seine, réparer ce qui, sous couvert d'une sorte de rupture à l'amiable pour convenance personnelle, fut ressenti comme une véritable trahison, un ignoble lâchage de copines de travail ! Une désertion de paillotes et un abandon d'atelier-salon où à la rigueur on pouvait travailler un peu aussi, faire sa croix du jour, son point quelquefois, un gros point bleu, ou seulement voir passer les pièces doublées de leurs carbones en trois exemplaires en attendant la sienne ! En attendant son petit soleil de la berge, la paillote, et voir venir...

                                        D'autant qu'elle avait toujours eu en horreur les parasols et que petite déjà elle les craignait car chaque fois qu'elle essayait d'en fermer un, elle se pinçait cruellement les doigts ! Cela est bien étonnant qu'elle ait pu changer au point de préférer s'isoler du reste du monde, ne serait-ce qu'un temps, avec un de ces engins en particulier ! Quel égarement ! Un vrai cauchemar et elle ne veut plus en entendre parler ! Cela est trop symbolique de l'abandon funeste où elle s'est inexplicablement laissé glisser...Elles sont là, toujours là, elle les reconnaît presque toutes à travers les grandes baies vitrées donnant directement sur le trottoir !  Et malgré toutes ses années de petit bureau rechigné à hublot et de fausses vacances tropicales, la réciproque de leur part est vraie puisqu'à peine s'est-elle engagée dans la lumière des grands néons qui éclairent leur fameuse paillasse et tout le trottoir par la même occasion, c'est un déchirant "Oh regardez qui voilà ! Elle revient ! Elle est revenue ! Elle va revenir ça y est ! Elle est à nous coucou bizou ! "

                                        Et bien entendu, il avait toujours cours ! Dès que l'une se mit à le fredonner cet hymne crapuleux des amours, toutes l'entonnèrent plein pot comme un seul homme : "Clapoti!-Clapota! ...Bientôt la quille les filles!...De la paillasse à la paillote ! " Elles s'en souvenaient toutes encore ! Pas une ne manqua à ce vibrant appel de la camaraderie appliquée, de l'intelligence en service et de la subtilité ! Alors, après les petits tortillements de croupions qui accompagnent ce rituel vocal, elle fit signe que dès le lendemain matin, elle reviendrait, juste le temps d'aller donner sa démission du placard là-bas et hop elle repique ici comme si de rien n'était, oublieuse de tout, d'elle-même, de ses drôles  de noirceurs d'âme qu'elle s'était comme infligé en  quittant ignominieusement ce réfectoire-atelier et sa ribambelle de poulettes minaudantes et pointeuses, croiseuses, chantonneuses, tout simplement... Clapoti-Clapota !  A demain alors hein ?  A demain ! ... La quille cette fois !...

                                         Un petit grincement dans son dos, on avait entrouvert une fenêtre à son intention :

                                -"Eh Choupette ! On a reçu un parasol pour toi ! On l'a mis sur la paillasse à côté de ta place !...Tu verras hein!  A demain! "

                                          S'il était vraiment donné de pouvoir détecter et transcrire à coup sûr les idées qui vont se nicher parfois dans les circonvolutions alambiquées d'une cervelle de libellule, on constaterait certainement que l'esprit de cette petite Choupette est comme envahi tout à coup par une seule et même question qui paraît devoir prolonger sa présence quasi-exclusive et obsédante tant qu'une réponse précise n'aura pas été fournie...

                                          Que peut-il bien y avoir de l'autre côté ?  Oui, dans son petit bureau-placard, que voit-on là-haut à travers le hublot ? Quand elle se demanda pourquoi au cours de toutes ces années elle n'avait jamais à l'aide simplement de sa table été montée regarder, elle avait déjà quitté à nouveau la rue des Rigoles...

                                        

  n° 228                    L'intérieur d'un tiroir  ( ou  Entre les tours, le Sud ) 

                                          Un employé d'administration, Hector Lorus, traverse à certaines époques de sa vie d'étonnants passages à vide, ou plutôt des passages vides, des intérieurs ou des entre-deux d'on ne sait quoi au juste mais comme soudain dévastés. Et au cours de ces passes dangereuses, il lui devient tout à fait impossible de se rendre à son bureau. De curieuses et soudaines appréhensions lui interdisent chaque matin d'aller ranger son manteau dans son vestiaire pour le reprendre le soir au moment de s'en aller ! 

                                          D'aucuns parleraient sans doute de phobie et pourtant cela n'a rien à voir. Du reste personne n' y comprend rien, même pas un psychanalyste un moment consulté mais qui paraissait, lui, avoir la phobie des bureaucrates en vadrouille et ceux des "Taxes, Revenus et Finances" en particulier. Heureusement il a réussi le tour de force de trouver par lui-même sa propre thérapie, de se faire en quelque sorte, et sine pecunia, auto-thérapeute !

                                           Ainsi pour être en mesure de reprendre son travail, il a découvert qu'il lui fallait auparavant suivre un itinéraire assez singulier, une sorte de parcours initiatique en quelque manière, qui le fait passer et repasser sur certains lieux de son enfance (ou de ceux de ses maîtres), mais aussi revivre certains souvenirs... Mais alors, les revivre véritablement ! Et même le plus souvent carrément les imaginer, les réinventer, les inventer ! C'est encore mieux ! Aussi, lui qui est célibataire et isolé, acagnardé dans un perpétuel entre-deux sans âme qui vive, il doit requérir le concours tarifé de comédiens amateurs (ou vraiment débutants, incertains ou sans emploi) pour jouer, une journée ou deux, à l'intention du voisinage ou d'un public de hasard à l'occasion d'un repas au restaurant ou d'une halte dans un square, d'une station le dimanche dans un orphéon, d'une démarche ou d'une course, à ses côtés donc le rôle d'une épouse, d'un fils, d'un ami, d'un collègue, d'un associé, d'un détective le protégeant ou le soupçonnant... 

                                     - "Tant que vous ne nous faites pas jouer votre double enfantin, nous sommes sereins!

                                     -  Ces enfantillages m'ont quitté...

                                     -  En ce cas je peux vous faire un oncle archevêque par exemple, j'en ai les habits à la maison...

                                     -  S'ils font bien sacerdotaux, je vous suivrais un moment dans la rue comme pour une procession, vous voyez...Oui, vous pourriez faire un parent...Un parent que je ne connaîtrais pas, que je ne reconnaîtrais pas.

                                     -  Je crois qu'en ce cas mon nom devrait être Apsimar mais je n'en suis pas sûr... 

                                     -  C'est très bien d'accepter de faire tout cela, et gratuitement en plus comme je vous l'ai dit...

                                     -  ...Sine pecunia, j'avais compris au téléphone ayant fait du latin...

                                     -  Soit, mais je vous en prie n'embrouillez pas tout avec des noms compliqués ou invraisemblables ! Tout doit paraître et rester naturel ! C'est une pièce soit, mais une pièce jouée dans la vie, cela s'annule !

                                      -  Et c'est pour cela donc que vous feriez semblant de ne pas me connaître ?

                                      -  De ne pas vous reconnaître ! Oui, sans doute...De toute façon il y aura les vêtements, et de ceux qui ne trompent pas ! Je pourrai donc toujours vous suivre, toujours ou au moins un certain temps...

                                      -  Je serai assez vite en réalité derrière vous, vue la configuration de votre quartier !

                                      -  Je me serai déjà figuré depuis longtemps que vous êtes parti ou même que vous n'êtes pas venu du tout ayant trouvé le montant du cachet insuffisant malgré mes efforts pour l'augmenter encore...

                                      -  Je serais venu mais sans les habits et vous ne m'auriez pas reconnu simplement !

                                      -  Je vous aurais dit de ne pas les mettre...De toute façon, je vous aurais laissé derrière moi !

                                      -  Je n'aurais pu alors que tourner en rond, ce n'est pas gentil...Bien sûr il y aurait eu sans doute ces habits pontificaux dont vous parliez mais ils n'ont qu'un temps...Et vous ne vous seriez jamais retourné pour les voir une seule fois sur l'ensemble du parcours !

                                      -  Vous pourriez vous retourner vous dans un tiroir ?  Oui, je vous l'avais dit, mon quartier semble parfois s'être transformé en étagère, en meuble multi-fonction...Un bureau à l'intérieur d'un bureau...

                                      -  Ah, à propos de stratagème, et tout à fait par hasard, on m'a appelé pour vous !

                                      -  C'était le bureau ? Ils vous ont demandé si vous n'aviez pas trouvé les clés de mon tiroir ! Ou si vous ne les auriez pas reçues en héritage ! Non ?

                                      -  Ils semblent ignorer ces rôles que vous me faites jouer dans les rues à vous chercher ou vous rechercher, je ne sais jamais, en tout cas à faire semblant de je ne sais plus trop quoi...

                                      -  Ils voudraient savoir combien il me reste de congés...

                                      -  J'ignorais qu'ils vous témoignaient autant d'attention, d'intérêt...Ce n'est pas un bureau comme les autres !

                                      -  C'est un drôle de bureau...Ils savent que je conserve la comptabilité précise et régulière de mes décomptes de vacances dans un petit carnet enfermé en permanence dans un tiroir dont j'ai depuis toujours, et encore à cette heure, perdu la clé ! Et ils sont furieux ! Ils prétendent qu'une simple allumette ou qu'un des cure-dents de la cantine suffirait pour l'ouvrir !

                                      -  Les salauds ! "

                                  C'est tout de même un jugement moral un peu rapide de la part de ce pseudo-archevêque (il n'en a nullement chez lui les habits vrais ou faux comme il le prétend mais au demeurant il est bien effectivement comédien, seulement pour ne pas gêner Lorus, le sachant très timide, lui a dit qu'il n'était même pas amateur et qu'il resterait toujours derrière lui, ce qui n'était pas gênant car s'il avait bien compris ils ne joueraient jamais rien de bien significatif dans ces rues brumeuses, étroites et mal éclairées). Bref, quelque temps après, dans son fameux bureau, ses collègues  sans doute :

                                      - " Avez-vous regardé dans son tiroir ? Vous savez, c'était moi qui en avais la clé finalement et dans mon propre tiroir, c'est à ne rien comprendre !  Alors ?

                                      -  Oui mais on l'a ouvert avec un cure-dent car vous tardiez vraiment trop et juste avant, pour patienter car la cantine était fermée, c'était le tout début,  on a regardé un moment les deux tours qu'il voit de son bureau, entre lesquelles on a effectivement jusqu'à l'horizon la direction plein Sud sans un obstacle !...Il nous en parlait si souvent...Il y est sûrement...Mais ça fait tellement longtemps qu'il a disparu que je me demande bien où...

                                      -  Et son tiroir ?

                                      -  ...où il peut bien se trouver à l'heure actuelle, si jamais il se trouve quelque part et surtout à quelle distance d'ici ! Et pire, s'il est parti en ligne droite comme c'est probable, il est sans doute déjà très loin d'ici...De toute manière depuis qu'on l'avait installé tout là-haut dans ce bureau à soupirail car c'est vrai, je ne m'en souviens jamais, qu'il avait été affecté dans ces hauteurs passementières depuis déjà très longtemps...Il était tellement isolé que je ne pouvais pas penser à lui sans me sentir seul au monde moi-même !

                                      - Et vous n'êtes pas au bout de vos surprises ! Savez-vous qu'il n' a pratiquement jamais occupé ce bureau où nous nous trouvons ? Qu'il est tout de suite monté là-haut ? 

                                      - Et son tiroir alors, qu'y a -t-il dedans en fin de compte exactement ?

                                      - Je crois qu'il était finalement parti dans le Sud pour tourner un film...Il me l'avait dit alors qu'il ne venait déjà plus du tout à la cantine et que certains, en particulier ceux qui ne prenaient que l'ascenseur, le croyaient disparu ou en stage quelque part dans les anciens locaux ou quelque chose comme ça...

                                      -  C'est sur une marche de l'escalier descendant à l'0rdoc qu' a été trouvé son passe de pointeuse...cela fait une semaine!

                                      -  Il y est toujours mais a été placé sur le rebord de son soupirail, vous savez, à mi-hauteur. Il le trouvera bien, quand même, non ?  A force.

                                      -  Si, bien sûr...Certainement, à la longue ! ... Dire qu'il plaçait tous ses objets dans des boîtes de film vides... Des petits crayons taillés à sa mesure, des vieilles pièces de monnaie datant d'il y a très longtemps, un compas à pointes sèches pour mesurer ses distances sur une carte, ce qu'il faisait toujours en soupirant je me rappelle, comme si la carte qu'il consultait n'était jamais la bonne et pourtant c'était toujours la même...Il y avait aussi des espèces de timbres de réclame à coller ou quoi...

                                      -  Il n'a de femme, d'enfant, d'amis, de voisins, de relations de travail, de compagnons de voyages ou de covoiturage, et même de gardiens d'immeubles, qu'imaginaires ! Aussi de temps à autre doit-il se livrer à ces fuites en avant et disparaître afin de leur faire prendre corps !

                                      -  Et recourir à des professionnels censés, moyennant un conséquent pactole et des subsides astronomiques, remédier à ce désert affectif en imitant ou en faisant semblant de jouer un moment devant lui, dans la rue ou des squares de banlieue, diverses personnes de son entourage entrevues par lui autrefois dans son enfance...

                                      -  Et il n'obtient qu'un décor d'ombres ambulant où il se perd !

                                      -  Il ne reconnaît pas les personnages qu'on lui joue. C'est pourtant très ressemblant.  Son père avec son zoom-réflexe sur l'estomac, sa tante soulevant ses lunettes les yeux plissés pour mieux guigner une perchette du lac dans son assiette ou le numéro d'un lingot dans une boule de papier-journal !

                                      -  Il était si désemparé par l'emplacement et la disposition de son nouveau local qu'il avait réclamé une prime de fusion !

                                      -  Il l'a obtenue ! Il l'a même perçue deux fois...Je le sais, j'ai travaillé une journée avec lui !

                                      - Il l'a obtenue parce qu'elle existait déjà et sous l'intitulé exact de ce qu'il réclamait. L'adaptation à son cas pourtant si particulier fut immédiate en raison même de l'homonymie avec cette prestigieuse gratification du reste toujours payée en liquide dans une enveloppe. Il l'a perçue deux fois parce qu'on l'avait changé suite à sa requête et qu'il s'est retrouvé dans une configuration identique, un renfoncement de soupente à hublot, sans soupirail pourtant, mais où on ne l'a pas reconnu !

                                      - Décidément ce type aura eu bien des hauts et des bas...Il était toujours un peu dans la lune, pensif...En tout cas il avait lui aussi sa face cachée...

                                      -  Il n'avait qu'une face cachée en tout et pour tout ! Combien l'ont réellement vu ? Pourraient le reconnaître ?

                                      -  Cela ne prouve pas que c'était vraiment un lunaire...D'autres ici sont aussi à l'occasion très songeurs...

                                      -  On se fait tous un peu du souci pour notre statut qui va sûrement changer un jour...Mais quand ?

                                      -  Lorsqu'il reviendra d'entre les morts-vivants car il reviendra je vous le dis, ce n'est pas une personne à oublier les anciens collègues comme cela, il sera affecté à un étage moyen cette fois, sachant à quel point les localisations extrêmes de ses installations passées, des hauts greniers aux plus incertains sous-sols ont pu lui coûter en atermoiements, palinodies et pour finir disparitions ou engluements !

                                       -  Si jamais il revient ici c'est qu'il se sera perdu pour de bon ! Peu alors importera l'étage...

                                       -  Il voulait quelquefois faire jouer des petites scènes de sa vie personnelle par d'authentiques fonctionnaires ! Il croyait sans doute  se rattraper de la sorte, se rehausser d'un cran à nos yeux...Il cherchait surtout à s'occuper tellement les profondeurs le harcelaient là-bas en bas où on avait fini par le mettre, le descendre, le redescendre même une fois en le portant vous vous souvenez ?

                                       -  Il n'avait accès qu'à des dossiers périmés ! Des dossiers de gens décédés depuis des lustres ou qui avaient vécu sous des noms d'emprunt ! 

                                       -  Il va nous falloir nous approcher car je crois qu'une équipe vient tout juste d'ouvrir son tiroir, comme quoi une seule clé n'était pas suffisante même la sienne, et que nous n'allons pas tarder ce faisant à pouvoir constater de visu s'il a une chance de rester des nôtres tout en continuant son périple aussi longtemps qu'il le voudra...c'est à dire s'il lui reste ou non encore des jours de congé...Voyons voir un peu... Mais il n'y a rien du tout ?

                                        -  Son tiroir est vide, entièrement vide !

                                        -  Ce n'est pas non plus son bureau m'enfin...

                                                       

n° 229                  Des verres colorés ( ou La même lumière dans son escalier ! )

                         Un artiste-peintre a ouvert une petite exposition de ses toiles dans son atelier sous les toits. C'est une fin d'après-midi de juin, il fait chaud. Des rayons de soleil percent à travers les verres colorés des fenêtres-lucarnes de cet ancien grenier du dix-huitième siècle. De temps en temps des gens montent le petit escalier de bois étroit et craquant qui mène à son local pour examiner peintures et dessins...

                          Ce jour-là parmi les visiteurs, un ancien ami qu'il n'avait pas revu depuis des années et avec lequel il avait effectué un grand périple en Afrique du Nord jusqu'au Sahara... En continuant une mise en place au fusain sur une toile, il évoque avec son ancien compagnon de route ces souvenirs de chaleur et de lumière qui les impressionnèrent ou les inspirèrent tant !

                          Il ressort quelques dessins et croquis qu'il avait exécutés là-bas et même des aquarelles faites au retour seulement d'après les images qu'il en avait gardées en tête. Et il savait qu'elles étaient bien mieux que s'il les avait peintes sur place, "sur le motif"  ! Il n'y a pas de motifs dans ces contrées, tout est partout, puis en soi pour toujours ou nulle part...Et pas besoin d'y retourner !

                               -"Ce soleil par la fenêtre dans ton escalier tout à l'heure quand je montais, on aurait dit...

                               -  Oui je l'ai remarqué moi aussi...C'est la première fois aujourd'hui qu'il fait beau comme ça depuis...Tu sais, à cette fenêtre ce ne sont pas les verres d'origine, j'ai dû les changer récemment, l'un s'était fendu, en mon absence je ne sais au juste comment...

                               - C'est extraordinaire, les mêmes couleurs on dirait mais un effet différent pourtant, à part de l'autre...

                               - Oui j'ai réussi à refaire faire les mêmes teintes par cette verrerie qui travaille à l'ancienne, ils sont juste le long de l'embranchement de l'autoroute du Sud, on avait dû y passer l'année dernière pour descendre, le jour du grand départ !

                                - Cela donne dans ton escalier exactement la même lumière que là-bas ! Non ?

                                - C'est vrai, tu as raison, le même soleil !

                                - Alors il faut y retourner ! On ne peut pas faire autrement, je crois que nous ne pouvons passer laisser passer ce véritable signe, qu'en penses-tu ? Si on remettait ça ?

                                - D'accord, allons-y ! Le plus tôt sera le mieux...

                                - C'est drôle moi aussi j'ai une vitre à faire remplacer dans mon cagibis, peut-être que..."

                          Ils ne perdirent pas de temps en préparatifs vains et douteux, d'autant moins qu'ayant sans doute imaginé le retour inopiné un beau jour de ce besoin impérieux de désert et de grands espaces, de cette fameuse lumière aussi, ils avaient tous deux chacun de leur côté gardé pratiquement sans les défaire leurs paquetages et les arrimages en tout genre par quoi là-bas au loin dans la fournaise et sableuse et montueuse et mouchue de l'intertropique, ils avaient pu progresser...

                           En quelques jours tout fut donc à nouveau ressorti et dûment déposé au plus près de leurs portes palières respectives pour ne pas perdre une seconde le matin du départ... Nonobstant, cette couche de poussière qu'il avait fallu dégager du dessus des rabats et même des encoignures pourtant bitoilées de leurs sacquemoutes par ailleurs soigneusement rangés bien à l'abri, les avait laissés un peu perplexes... Cette épaisseur, cette densité, la lourdeur de certains minons ! Il y vit une sorte de symbole, eut comme le vague pressentiment qu'à présent ce n'était peut-être plus la peine de...

                                - "Surtout n'oublie pas la boîte des filtres polarisants et le compendium lunaire-solaire car c'est essentiellement pour cela que nous y allons, que nous y retournons !

                                - "Tu avais exigé une boîte spéciale pour l'attirail y afférent avec fermeture adéquate mais souviens-toi que nous n'avons jamais pu l'ouvrir ! Crois-tu que cette fois-ci...

                                - "Inutile de t'encombrer d'un fatras qui rendrait tout geste inutile dans une contrée déjà si délicate. Du reste, laisse chez toi un maximum de choses, ne te surcharge sous aucun prétexte, n'emporte que le strict nécessaire...Cette fois il faut aller à l'essentiel...

                                - "Tu disais le solaire prime tout en terminant ta boîte, en la fermant définitivement... J'ignore si tu l'as fait exprès ou même seulement consciemment, en parfait oubli de toi-même...

                                - "Il y avait justement à ce moment-là un rayon de soleil qui plongeait dans la cheminée!Comment faire autrement ? Et puis cette boîte peut très bien servir tout de même un jour, une autre fois, pour un autre voyage par exemple, à de nouveaux horizons...On la rouvrirait à ce moment-là !

                                - "Elle contient je crois le petit cadran solaire qu'on t'avait offert connaissant ta sainte horreur des horloges et des montres !..."

                                - "Oui par des espèces de collègues dans des sortes de bureaux...

                                - "Souviens-toi, tu étais peut-être fonctionnaire...

                                -  "Je retrouverai un jour cet ustensile lui aussi, s'il est encore à l'intérieur..."

                                -  "Nous ne nous souviendrons peut-être plus vraiment de ce qu'il y avait dans cette boîte, de ce que nous y avions mis...Ou bien même nous ne reconnaîtrons plus ce qu'on y trouvera ! Nous aurons changé nous aussi...

                                - "C'est vrai, vers la fin je ne reconnaissais déjà plus ces bureaux dans lesquels je me trouvais pourtant depuis si longtemps...

                                -  "Tu devais te retrouver ailleurs...

                                -  "De fait, si sur les quais un beau soir d'automne je n'avais pas acheté cette terre de Sienne dans un petit sachet, je m'y trouverais peut-être toujours !

                                 -  "Tu m'avais parlé de la teinte pictoriale ou picturante je ne sais plus, du ciel ce soir-là et aussi de l'insignifiance où te mettait ce fait cent fois réitéré, malgré ton âge de retraité, d'être encore et toujours appelé mon petit ou pire, mon grand, parfois par des plus jeunes que toi qui te tutoyaient d'office !

                                 -  "Je commençais à m'y habituer pourtant et puis ce soir-là c'est vrai le ciel et la couleur des immeubles avaient quelque chose de Chirico...Je n'étais pas venu pour me suicider au contact du fleuve comme la plupart des gens dans ces endroits-là à ces heures-là car je me souviens que je n'avais pas besoin d'eau ou quelque chose comme ça...

                                  -  "Tu en as eu besoin par la suite quand tu as décidé de quitter un point d'ancrage si  particulier. Tu allais te grandir du particulier au général juste en diluant un peu de cette belle poudre rouge !

                                  -  "Poudre expresse qui, comme tu peux le constater, se trouve encore non seulement sur mes toiles en granulats ou en brindillons mais également à même les murs pour des fresques dont j'ai interrompu la finition faute précisément d'avoir pu obtenir exactement la fameuse teinte qui m'est si chère et que je ne désespère pas d'arriver enfin à produire un jour peut-être après notre prochain...Ce n'est pas du tout ce rouge qu'il faudrait...Ce n'est pas rouge finalement...Tu as bien vu tout à l'heure en montant dans l'escalier !...

                                  -  "Mais ta poudre a fait des merveilles! Quand je pense qu'elle aurait pu tomber dans la Seine!                                                                                                                                                                                                                                                                                                       - " Le petit sachet de terre de Sienne était bien tombé dans l'eau c'est exact, mais sans moi, il m'avait échappé...J'ai dû en racheter aussitôt un autre et le résultat est le même tu vois..."D'habitude on ne se rate pas dans ces parages à cette heure-là, comment avez-vous fait vous?" m'avait demandé la vendeuse. Je vous remets la même chose alors...Tombé dans la Seine ah oui? Voilà jeune homme et c'est à diluer simplement dans un peu d'eau..."   Je suis ressorti donc, définitivement cette fois. J'ai eu l'impression qu'il me serait impossible de retourner dans cette boutique une troisième fois...Une ultime fois sans déchoir, sans choir tout à fait...

                                  -  "On ne te laisserait probablement même pas entrer !

                                  -  "Je passe te prendre mardi, comme la dernière fois...

                                  -  "C'était la dernière fois ?

                                  -  "Bon je vois ce que tu veux dire et en ce cas c'est entendu..."

                              La voiture de l'artiste à la terre rouge, murale et aquatique, presque suicidaire à force d'atermoiements et d'achats de produits inutiles ou dérisoires dans des petits sachets, est garée au bas de la bretelle d'accès à l'autoroute...Il est assis au volant et attend, seul. De plus, l'habitacle du tout terrain ne regorge pas de matériel ou de sacs de trekking comme la fois dernière...Il n'y a rien, rien du tout. Et la galerie sur le toit est vide elle aussi ! Et sous ce ciel gris, dans cette atmosphère brumeuse cela semble prendre une valeur symbolique indubitable mais déroutante. Oui une énigme règne car c'est bien le bon jour et l'heure prévue pour leur nouveau grand départ vers cette lumière donc, comment dire, disons sans doute inhabituelle mais bien lointaine finalement eu égard à ce qu'ils ont pu constater il y a peu tous les deux ... Mais où est l'autre ?

                               Il apparaît au bout de la route qui mène à cette fabrique d'où il revient avec juste un petit emballage de papier journal sous le bras, se dirigeant vers la voiture dont une portière s'ouvre déjà à son intention...

                                 - "Tu les a trouvés ?

                                 - "Oui les mêmes exactement je crois. Je les ai pris avec moi, ils viendront me les poser la semaine prochaine...

                                 - "Tu as bien fait...Tu vas pouvoir les comparer avec les miens dans un instant... Regarde, le temps de rentrer chez moi et le soleil aura percé cette grisaille...Tu verras la lumière...Et bientôt tu la verras probablement aussi chez toi et donc...

                                 - "Donc nous pourrons désormais nous passer de ces voyages inutiles et harassants et la voir depuis chez nous, directement, je dirais même mieux, chacun chez soi...Toi dans ton escalier, moi dans mon cagibis !

                                 - "Et du coup nous nous verrons aussi moins souvent...

                                 - "C'est une lumière extra ! Si c'est vraiment la même, je ne regretterai rien...

                                 - "Oh mais c'est la même, exactement la même que là-bas...Inutile de retourner là-bas !

                             Le quatre-quatre surpuissant et climatisé anti-sable ayant fait demi-tour reprend le chemin de sa banlieue nord. Au-dessus, c'est vrai le ciel est déjà plus clair...Une sorte de lueur assez marquée annonce une survenue du soleil sans doute assez proche...D'une teinte, comment dire, entre le rouge et le jaune orangé peut-être, mais d'une curieuse nuance, de verrerie, de verroterie...On s'y croirait...On se croirait déjà chez eux ! 

                                 - "Moi cela m'indiffère de ne peut-être plus avoir envie  de voyager désormais, et sans doute de ne plus sortir du tout et de ne plus même avoir besoin de nous voir tous les deux, car je sais très exactement comment je vais mettre en place et fixer définitivement mon chevalet dans mon escalier ! "          

      

n° 230              Enfin chez soi  (  ou  L'hypermarché de nuit )

                            Un personnage devant recommencer à sortir de chez lui après une assez longue période de claustration plus ou moins volontaire ou déterminée par une cause extérieure mal définie... ( Ces gratouillis sur sa porte alors que par le judas il ne voit jamais personne? Les petits coups de tam-tam sur sa fenêtre au vingt-deuxième étage, quand le vent est au sud c'est à dire de l'autre côté ? )

                            Quel endroit va-t-il choisir pour reprendre contact "en douceur" avec une réalité pourtant si violente ? Il envisage les différentes possibilités qui s'offrent à lui...Un café situé à côté de son ancien  lycée ? Le Planétarium du Palais de la Découverte ?  Le cimetière des Gonards ? Les égouts de Paris ? La Galerie des Glaces à Versailles ? La vieille buanderie des anciennes Cuves Passementier ? La petite route ventée du plateau aérien de Toussus-le-Noble ? L'ombre de l'avant-dernière arche du viaduc de Buc ?

                            Ne pourrait-il pas téléphoner d'abord ? Mais à qui ? Avec sa ligne là, parfaitement valide et à jour d'abonnement mais une ligne qui ne mène nulle part, qui ne le mène nulle part ! Que cela sonne et qu'il ose décrocher ou qu'il se risque à composer un numéro jusqu'au bout, ça n'a jamais donné grand-chose. Ses rares communications ?  Une fois il avait décroché et d'un geste franc, presque chaleureux comme porté par une sorte d'espoir mais à l'autre bout du fil juste un peu de friture, un petit brouhaha un moment sur un fond de musique de bistrot avant que cela ne raccroche sans la moindre parole, sauf peut-être comme des semblants de murmures pour un comparse à coté, depuis là-bas quelque part...où cela et par qui ?

                           Oh il devrait plutôt faire venir quelqu'un chez lui pour commencer, ce serait plus simple, un ami de toujours, une vieille connaissance, non ? Il a effectivement un ami assez ancien et même si ancien que la dernière fois qu'il l'a vu remonte déjà à des temps immémoriaux...Et puis a-t-il encore son numéro de téléphone ? Il se souvient que l'appelant souvent à l'époque, il le connaissait par cœur mais il n'en a pas gardé trace, juste un vague souvenir et que c'était un ancien numéro à sept chiffres alors que maintenant ils en comportent tous au moins huit... Aussi, tenterait-il de le rappeler en réarrangeant un peu les chiffres, et même en tâtonnant longtemps, comme il serait loin du compte ! 

                           Et à propos de tâtonnements, depuis combien de temps est-il sorti de chez lui autrement que le soir très tard pour aller, une fois par quinzaine à deux heures du matin, au fin fond lugubre d'une lointaine banlieue aux antipodes de la sienne, faire un maximum de provisions dans un hypermarché ouvert toute la nuit et toujours quasi-désert à cette heure ? (Alors qu'en-dessous il a une supérette du tonnerre, juste sous sa dalle, au fond de la même gaine, du même conduit, avec des "soirs de nocturnes" !)

                          S'il est donc toujours dans l'impossibilité de téléphoner à qui que ce soit, alors il descendra à sa boîte aux lettres ! On verra bien si par là au moins il ne reprend pas un peu goût à l'air ! Aux autres !Toutefois pour être sûr d'échapper à un éventuel ascenseur bondé de retours de bureaux (un peu tard pour un tel risque mais on ne sait jamais), il va prendre l'escalier ! Vingt-deux étages ne lui font pas peur, il en a l'habitude depuis qu'il y a déjà pas mal de temps il s'est aperçu que non seulement par là  il n' y avait jamais âme qui vive mais qu'en plus à chaque marche, pour positionner ses pieds il avait trouvé une façon épatante  qui lui donnait l'impression de descendre sans descendre vraiment ! La preuve, il lui fallait parfois toute une matinée pour arriver en bas ! Dans cet escalier il a comme son temps à lui...Un temps même peut-être qui remonte plutôt, qui le remonte...

                          Il s'en était fait l'écho inopinément auprès d'une voisine un jour que par erreur les portes de l'ascenseur  s'étaient ouvertes pour rien juste à son passage (il était en route pour son escalier)..."Ah c'est vous, on ne vous voit plus !"... Etc...etc..."Oui je l'emprunte souvent maintenant, ça me fait du bien...c'est un autre monde...c'est plus rapide qu'on ne croit de prime abord...on se fait assez vite à cette lenteur qui vous échoit..." (Il ne la voyait pas, continuant son chemin en lui répondant quand même...) "...Mais venez donc une fois! Vous viendrez hein madame Mignot!"... "Oui oui, c'est ça, une autre fois!..."  "...C'est une lenteur remontante !..."  (Tenait-elle, posé à ses côtés et touchant le plafond de la cabine, une sorte d'immense cactus qu'elle allait peut-être jeter en bas ou avait-il rêvé ? )

                         Et bien il ne devait pas y avoir si longtemps que cela qu'il n'était pas descendu à sa boîte à en juger par le simple fait qu'elle n'avait pas été cette fois-ci comme prolongée tout en haut par le gardien qui sur un petit carton faisant pancarte ("Suite du courrier de M. ou Mme X du 22ème") disposait le surplus de son courrier tout en prospectus qui même bourrés au maximum n'arrivaient plus à tenir ! Il fut aussi un peu rassuré car cela était sans doute la marque de sa part, récemment, d'une sorte de plus grand respect sinon des horaires du moins des us et coutumes en matière de sorties de chez soi de temps à autre quand le temps ou les humeurs le permettent, de descente dans le hall ou les environs immédiats des boîtes aux lettres pour  extirper du fatras des prospectus les factures, commandements, amendes, demandes de renseignements ou convocations en tout genre pouvant s'y trouver...

                         Son gardien ne le connait-il toujours pas mieux que cela (son nom! son sexe !) ne semblant le repérer et le désigner que par son numéro d'étage ? Mais c'est peut-être son beau-frère ou même son fils à la longue après toutes ces années...En tout cas, si en remontant il commença par se conforter dans l'idée que décidément le côté un peu magique de l'escalier  (autre monde où on se laisse aller jusqu'à pouvoir glisser les deux pieds dans un même sabot en ayant même l'air  de monter un peu, etc, etc...) n'était perceptible strictement qu'à le descendre! Là au contraire en montant chaque marche semblait accrocher, s'accrocher, se décrocher sous les pieds! Il est vrai qu'il ne sera pas réellement sorti mais c'est bien assez de sensations et d'émotions pour une première descente-remontée depuis si longtemps, non ?

                         D'autant que cela risque bien d'être sa dernière sortie-remontée-descente de rêve avant longtemps, car au moment de jeter tout le toutim des pubs dans la corbeille du hall il a bien vu, il a eu le temps in extremis (il a fallu qu'il tombe dessus!) de repérer un tract qu'on peut bien dire, dans sa situation, et c'est à croire qu'il n'a été distribué qu'à un seul exemplaire à sa seule intention, à coup sûr fatal pour ce qui est de ses grands projets de ressortir prendre l'air cette fois-ci par commerces de dessous de dalle interposés, juste en bas, même si là de nouveau en catimini nocturne et certes tout près, mais en dehors de chez lui nonobstant !

                          Ah ça par contre pour ce qui est de l'inciter à soulever à nouveau le combiné et à composer au moins un numéro et ce jusqu'au bout, oui et en plus jusqu'à ce que ça sonne et décroche de l'autre côté, alors là on peut estimer que l'occurrence lui serait plutôt favorable et même que le destin est avec lui ou plutôt derrière lui à le pousser (et vers le haut comme quand il descend l'escalier de sa tour, d'où peut-être cette impression de rêve de remontée, d'en-route au long cours pour son cher passé, d'abord d'enfant plutôt précoce puis d'adulte franchement attardé, etc, etc...)

                          En rentrant chez lui il alla placer directement le prospectus salvateur et quasi-miraculeux sous le téléphone : " Ne descendez plus ! Ne sortez plus ! Nous vous montons votre commande sitôt téléphonée! Même en votre absence ! Votre supérette sous la dalle, bien à vous. Nous attendons votre appel !"  Puis il alla s'assoir, quand même un peu chose, dans son bon vieux fauteuil...  Mais là où il fut éminemment conforté dans sa résolution de poursuivre des jours désormais strictement casaniers et solitaires dans son petit studio de nuages et de vents c'est lorsqu'il entendit à nouveau, curieusement inversé, le petit tamtam sur sa porte mais surtout le gratouillis sur la vitre ! Au vingt-deuxième !  

                                                                                           

n° 231             Une silotière platonique  ( ou  Les turpitudes du judas )

                                     Voir page 23 

 

 TOM REG  "Mini-contes lunaires et suburbains"

 

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