TOM REG    "Mini-contes drolatiques et déroutants"     page 15 

 

 

n° 188              Administration  gracieuse  ( ou  Les salles d'attente )

                                         Une administration nullement imaginaire même si ses employés bénéficient d'une installation pour le moins inattendue, voire improbable, puisque des locaux, dans cette curieuse structure bureaucratique, il n'y en a pas et que la hiérarchie fondatrice a dû faire preuve d'une grande audace innovante pour ce qui est de l'organisation des tâches de ces fonctionnaires du bizarre qui constituent ce nouvel appareil de gestion publique au doux nom d'Administration Gracieuse !

                                          En effet, et dès le début, le travail à la maison leur ayant été refusé à cause du caquetage cancanier de leurs bonnes femmes et des doigts huileux de leurs gosses, la Direction Générale a décidé qu'ils travailleraient, tous grades confondus, et ce tout au long de l'année, en ambulance !

                                          -" En somme, et sauf votre respect, monsieur le Directeur, nous déambulerons  tout notre horaire dans les rues ! Et nous ne serons jamais en place !

                                          - Au contraire, votre place sera partout ! Nul dans l'univers paperassier ne pourra se prévaloir de plus d'ubiquité que vos petites personnes, messieurs...Aux premières places pour épier le pékin ! Et puis vous serez partout protégés, vous aurez une carte spéciale qui vous permettra en cas de besoin de requérir l'aide ou l'appui de tout passant alentour...et même d'enfants mineurs-majeurs de douze ans s'ils ont déjà des mains d'adultes !

                                          - Les miens n'ont pas les doigts huileux, monsieur le Directeur, je les leur talque moi-même !

                                          - Ma femme jacasse seulement, monsieur le Directeur...ce n'est pas une poule mais une pie !

                                          - Très bien, très bien, veuillez rejoindre vos trottoirs et vos squares, messieurs... Et vous avez de la chance, il fait très beau aujourd'hui...En tout cas,  dans ces locaux-ci,  exclusivement directoriaux, bien entendu vous n'avez plus rien à y faire jusqu'à nouvelle convocation ! Je ne veux plus vous voir dans aucun local traditionnel ! "

                                          Et bon an mal an, ils s'acquittaient tout de même fort bien de leurs tâches ces drôles de bureaucrates, si curieusement installés qu'ils ne l'étaient pas du tout ! Dans les passages couverts, certes, ils se trouvaient protégés de la pluie mais pas des courants d'air, et même si l'espèce de tiroir d'osier qu'ils portaient devant eux suspendu par une lanière autour du cou (par quoi ils ressemblaient étrangement aux anciennes ouvreuses de cinéma qui, à l'entracte, à l'aide de telles corbeilles vendaient des esquimaux) et qui leur servait d'écritoire ou de bureau portable comportait en guise de lustrines des manchons de laine qui les protégeaient un peu du froid, leurs conditions de travail n'étaient pas mirobolantes...

                                           Mais avant de dire comment un jour elles se sont  améliorées même si, là encore d'une façon  plutôt inattendue, assez douteuse et problématique, il serait bon de présenter tout de suite un exemple illustré du travail effectif de ces improbables bureaucrates, des orientations de leurs tâches, de la finalité de leur fonction. Et cette dernière rien moins que paradoxale pour une administration nationale! Qu'on en juge par le simple fait qu'ils sont chargés, au prix d'investigations acharnées et de tracasseries sans nom, de débusquer des citoyens soupçonnés de s'être, au moins une fois dans leur vie, laissés berner, gruger, abuser par...d'autres administrations ! Oui, ces gratte-papiers ambulants sont à l'affût de pékins qui ont été victimes d'erreurs flagrantes, de manquements patents ou d'abus de pouvoir manifestes de la part de toute administration d'Etat !

                                           Et s'ils en trouvent, s'ils arrivent à en dénicher quelques uns (de ces pauvres payeurs qui n'ont rien de trésorier ni de général) ils sont alors censés réparer les erreurs en question et après une instruction gracieuse des plus diligentes, faire rentrer dans leurs droits et intérêts les susdits citoyens. Mais en réalité ce n'est pas aussi simple que cela et dépend d'un critère qui a tout de même son importance à savoir que le malheureux contribuable spolié, pour obtenir ainsi, par exemple, la restitution d'un trop payé, doit être en mesure de prouver qu'au moment du paiement il ignorait tout du caractère abusif du titre de créance établi par le Trésor à son encontre. Autrement dit, il doit prouver une espèce de bonne foi à contrario qui, très souvent, change terriblement la donne car bien peu sont en mesure de justifier une telle ignorance et de démontrer qu'ils ont trop payé en toute innocence...!

                                            Or c'est bien là en effet le nœud du problème, et qu'affleure la raison cachée de l'existence même de cette décidément bien étrange administration. Administration qui n'a de gracieux que son qualificatif trompeur car il s'agit en réalité, sous des dehors grotesques ou bouffons eu égard aux conditions de travail de ses agents (cette béquille rétractable qu'ils ont réussi à faire ajouter sous leur écritoire pour le stabiliser quand dans les rues ils s'arrêtent de marcher  pour rédiger!), d'une structure dont les fins réelles, pas très claires, rappelleraient plus une certaine forme d'inquisition arbitraire et sadique que la motivation traditionnelle des organismes de bienfaisance ou de dévouement authentiques.

                                             Si les candidats débusqués par cette pieuvre (qu'on appelle les "pattes-petons") donc ne sont pas en mesure de prouver par A plus B qu'ils ont payé sans savoir qu'ils n'auraient pas dû, non seulement ils ne bénéficient pas du dégrèvement d'office gracieux et des rembours conjoints, mais ils doivent acquitter une deuxième fois la somme déjà couverte par erreur ! Oui c'est bien cela, repayer, débourser une seconde fois, parfois en s'endettant à nouveau, cette somme indue ! Alors pourquoi un tel acharnement sur le contribuable faible et isolé qui, n'ayant rien demandé, se retrouve spolié deux fois, en quelque sorte bigrugé ? Et cette fois sans aucune révision  possible, la prescription du recours étant, en cet ultime cas, instantanée !  

                                             Et bien tout bonnement (si on peut dire) parce que la raison d'être supposée de cette pseudo-structure (en réalité une ancienne fondation privée relookée par un décret forcé en entreprise semi-publique d'Etat) se veut moralisante !  C'est dans le but de pourchasser la faiblesse, le laisser-aller ou l'appréhension du pékin de base face à l'autorité coercitive dont la soi-disant toute-puissance repose en réalité sur le laxisme généralisé et le sentiment de culpabilité systématique qu'elle fait naître chez le citoyen lambda-bêta dès qu'il reçoit de sa part un avis, même non motivé, d'avoir à payer quelque chose ! Cette drôle de centrale ne cachant pas qu'elle vise tout particulièrement celles et ceux dont la complaisance financière dans ces cas-là confine au masochisme et au plaisir morbide de l'autopunition par structures étatiques interposées !

                                              En fait, ce serait pour contraindre tout individu, au nom du respect qu'il se doit à lui-même, de n'acquitter ses taxes, redevances, contributions et vignettes que lorsqu'il est absolument certain que les deniers réclamés sont rigoureusement, statutairement et humainement justifiés ! Et surtout de ne pas le faire s'il a le moindre doute à ce sujet  ou pire, l'erreur à son encontre étant flagrante, s'il est tenté de vouloir l'ignorer et de payer quand même par commodité, pour être tranquille !

                                               Les agissements de cette coopérative ambulatoire vaguement légalisée ne sont pas tellement du goût de l'administration traditionnelle ni du public en général car outre que leur supposée propension à faire spontanément le bien des administrés les plus modestes en se proposant de rechercher et de redresser gracieusement les torts dont les plus faibles d'entre eux ont pu pâtir ne semble pas franchement établie, il apparaît aux yeux de beaucoup qu'il s'agit sans doute en réalité d'imposer à une majorité de citoyens, justement parmi les plus modestes et les plus faibles, le doublement systématique et sans recours de leurs impôts et taxes en tout genre ! Et cela sous couvert d'une sorte de réarmement moral de l'individu,  de retour à sa dignité d'honnête homme par la seule défense de ses propres intérêts !  La coupe était pleine ! 

                                                Cela sentait l'escroquerie d'Etat alliée à la plus basse démagogie ! "Aidez-vous, nous vous aidons !" a-t-on même pu lire sur des affiches (dont le collage sur les murs finit par devenir l'essentiel du travail des "corbeilles ambulantes" !) Seulement si des gens de bon sens (généralement moustachus et le front dégarni) et d'autres de bonne volonté (souvent la mèche en brosse et le manteau raglan) voulurent réagir non sans une certaine témérité en tentant de contrer et même de faire suspendre les actions de cette chaîne de bureaux sans nom et sans sièges, mal leur en prit car le résultat fut très opposé à ce qu'ils s'étaient crus en droit d'escompter...

                                                  En effet, comme une bête aux abois qui se ressaisit quand on la cingle, cette curieuse mouvance de gestion a obtenu au contraire,  par le prodige d'une entremise mystérieuse et toute puissante, et le manque de place persistant ne permettant toujours pas de les installer quelque part à demeure, une mesure exceptionnelle et inédite : ils peuvent désormais quand bon leur semble s'installer chacun librement dans toute salle d'attente, qu'elle soit publique ou privée ! Ainsi bien sûr dans les gares ou les aéroports mais aussi chez les médecins, les dentistes, les avocats, les conseils en tout genre où il leur suffit là encore, lorsque vient leur tour, de simplement  présenter leur redoutable carte  d' "Agent gracieux" pour rester assis aussi longtemps qu'ils le souhaitent, leurs corbeilles (désormais garnies d'un sous-main) cette fois sur les genoux, pour terminer à loisir, et à l'abri de la neige en flocons ou en boules pierreuses, leur ambigu labeur de prospection...

                                         -" Les fumiers, ils nous ont eus ! Ils sont partout  à demeure à présent !

                                         -  Et puis avec cette nouvelle forme d'installation ils seront plus efficaces que tout le monde ! Ils n'en louperont pas un de pékin ! Ils les doubleront tous !

                                         - Mais oui, et bien que désormais en quelque sorte plus assis, ils continueront à les faire aux pattes! Ils les auront tous sans fausse grâce ni tergiversations les pattes-petons ! Toute la piétaille va cracher double encore une fois ! Au bassinet ! A la bassine ! "

                                                   Et bien pas si sûr que cela ! Car dans les rouages de cette désolante confrérie plus ou moins rebureaucratisée sur des chaises d'attente, une sorte de grippage semble se produire, ou mieux, de disparition des cibles...Est-ce le fonctionnement d'un logiciel ?  L'hypertrophie, à la longue et au fil des échelons, des compétences ? Toujours est-il que l'accumulation des renseignements sur les malheureux qu'ils repèrent pour les faire cracher une deuxième fois au bassinet est telle, qu'il se produit dans presque chaque dossier comme une disparition, par dissipation de leurs contours, des administrés qui finissent par tous se ressembler au point qu'il devient impossible de les individualiser, de les connaître, de les reconnaître, de les situer exactement ! Ils sont comme dilués, dissous, chacun dans son propre dossier ! Plus moyen de leur mettre le grappin dessus !

                                                    Ils sont donc, les bienheureux, par une sorte d'apoplexie technologique, comme sauvés d'office avant même d'avoir pu seulement imaginer les sombres manigances dont ils avaient été l'objet de la part d'une branche noire de l' administration  qui finissait par ne plus oser dire son nom et dont une certaine grâce autrefois un moment reconnue, à l'époque où ils déambulaient encore, s'était changée, jusque sur la photo de leurs fameuses cartes,  en un rictus verdâtre qui ne faisait qu'annoncer le début de leur propre et irrémédiable dissolution !

                                                    Irrémédiable ou possible mais pas certaine ! Car cette branche nauséabonde sera-t-elle jamais vraiment coupée ? Et peut-on seulement encore le faire ? ( En effet, déjà, ici ou là,  des salles d'attente s'agrandissent ! Grandissent ! S'équipent ! Se verrouillent inexplicablement de l'intérieur! Semblent devenir autonomes !...)

 

n° 189            L'ombre de son truc  ( ou  La touche finale ) 

                                                    Spectro et son voisin ont, de par leurs activités ou leurs habitudes, des zones de déplacement comme déboîtées l'une par rapport à l'autre. Le rayon d'action de l'un étant supérieur à l'autre d'une unité géographique ou administrative. Et si ce rayon d'action au cours de leur vie va aller en diminuant, le différentiel de la distance atteinte par chacun des deux restera le même proportionnellement.

                                                    C'est le temps de leur jeunesse. Spectro, qui ne dépasse pas la limite du département, feint de montrer de l'intérêt pour les récits du voisin qui, lui, sillonne jusqu'au bout la région alentour. En réalité il attend patiemment que l'autre soit à sec d'anecdotes et de racontars afin de pouvoir poser une question qui semble lui tenir très à cœur et paraît même l'exalter un peu :

                                    -" Et de là-bas, dites-moi, du fin fond de la région, est-ce qu'on le voit mon truc ? Je ne sais pas, au moins depuis une hauteur ?         

                                    - D'une hauteur ? Mais on le voit de partout, cher Spectro ! Visible en totalité malgré la distance ! Entièrement ! Et d'à peu près partout dans la région ! Et par temps clair, avec la plus grande netteté !

                                    - Ah...Ah bon...D'accord...Bon m'enfin...Très bien quoi...En tout cas merci ! "

                                                     Dix ans plus tard, Spectro dans ses balades ne dépasse plus le canton et les activités de son voisin lui permettent désormais de rester dans le département. Néanmoins, il ne va pas tarder à lui poser à nouveau sa question qui lui brûle les lèvres même si habituellement il évite le plus possible d' y faire allusion :

                                    -" Cher voisin, pardonnez-moi mais le temps ayant à nouveau passé, et comme je n'ai plus l'occasion de m'y rendre, je voudrais savoir si, dans tout le reste du département au moins, on voit encore mon truc ?

                                    - Mais absolument, on le voit fort bien votre truc comme vous le dites avec toujours autant de modestie...Toutefois, peut-être, un tout petit peu moins massif et un peu moins clair avec parfois à sa base comme une légère ombre adventice, vers le soir, mais qui n'enlève rien à...

                                    - Ah bien...Oui...c'est bien...Cela va dans le bon sens...Merci, cher voisin, pour votre aimable attention ! "

                                                      A nouveau dix ans après, si Spectro ne dépasse plus pour sa part la banlieue, son voisin pousse encore jusqu'au fond du canton et se doit un beau jour de répondre à la question qui bien que décennale est devenue relativement habituelle :

                                    - "J'aimerais bien savoir, s'il vous plaît, cher ami : est-ce que de tout le canton on peut voir mon truc ?

                                    - Ah oui on le voit...On le voit même assez bien mais je dois dire plus vraiment de partout. Il faut choisir des lieux plus ou moins appropriés soit du fait de leur hauteur soit de leur orientation. Et puis alors on le distingue avec moins d'acuité, il semble occuper moins de place dans l'espace au-dessus de votre maison et encore son ombre qui a beaucoup grandi,  apparaît avant le soir et paraît vouloir le grignoter en remontant le long de sa structure même...

                                    - Oh merci, c'est bien, c'est très bien ! C'est bien cela ...Merci encore cher ami !"

                                                       D'autres décennies ont passé. Le voisin, à pied désormais, ne dépasse plus les limites du quartier. Quant à Spectro, il ne sort plus du tout de chez lui. Aussi est-il plus anxieux que jamais de demander à son voisin si son truc...oui toujours son fameux truc, on peut encore le voir ne serait-ce que des alentours du pâté de maisons...

                                   - "Ah ça non mon pauvre ! Pas bézef' ! On le voit pratiquement plus votre machin ! De nulle part ! Pour apercevoir un peu de l'ombre qui l'a envahi, il faut se hisser sur la fontaine Mouallot ou courir aux étages des bazars Tumela, sur leur terrasse qui doit être du niveau de la vôtre ! Quelle noirceur tout à coup après des années de vision moyenne mais réelle, efficace quoi, blanchâtre parfois aux aurores ! Votre truc commencerait même peut-être à se déliter par la base, à se décroûter du sommet que ça ne m'étonnerait pas !  On dirait du vandalisme ! Il penche, non ? Où c'est qu'y va chavirer ? S'aboser quoi ! Vous allez pas le soutenir ? Z'avez de la ficelle ?

                                   - Non, non, pas question ! Je le laisse faire, je le laisse aller ! C'est exactement ce que je voulais ! Qu'il s'abose ! Voilà des années que j'attends cela ! Et comme je ne peux plus monter là-haut, je n'achèverai pas moi-même ma création si j'ose dire ! Je compte sur la prochaine tempête annoncée. Ce phénomène atmosphérique, prévu très violent, d'ici quelques jours lui apportera  merveilleusement la touche finale..."

                               Telles seront sans doute les dernières paroles du sculpteur Spectro qui toute sa vie durant (il s'appelait en réalité Dupont!) aura été l'homme d'une seule œuvre, une sorte de lente  déconstruction, démolition, commencée très tôt, d'un élément d'ancienne structure d'usine qu'il avait réussi à faire poser par hélicoptère sur le toit-terrasse de sa maison conçue à dessein.

                               Et cette espèce de turbine à gaz, de chaudron à tiroirs aux clapets ferro-dynamiques et tubuleux, cette manière de tourelle de bathyscaphe pour eaux profondes, il n'aura eu de cesse, montant chaque jour sur sa terrasse, de la dégommer du haut depuis la base, d'en décrocher par des stratagèmes compliqués de pinces et de lassos filandreux, des bouts de corniches, de parois urtiquées d'épines métalliques et de barbillons, d'yeux de verrerie translucide, de cadrans d'on ne sait quoi, d'en abattre les tuyaux d'orgue qui pouvaient autrefois cracher de la fumée mais  peut-être aussi pomper quelque air frais pour des souterrains nauséabonds et anguleux...

                               Quant aux parties du truc qui lui résistaient, qui persistaient à vouloir trôner dans l'azur d'un bel été, il les plongeait comme pour toujours dans les brumes du soir en les aspergeant, à l'aide de pipettes soufflantes à jet unique, d'un liquide bitumineux qui, les privant de toute lumière, les faisait aussitôt entièrement disparaître et accroissait la quantité d'ombre qui sembla assez vite prévaloir dans l'ensemble de plus en plus bancale de ce curieux machin qui néanmoins, comme cimenté de ténèbres, tenait bon !

                                Mais plus pour très longtemps car le moment de la touche finale était donc venu sous la forme de cette bourrasque providentielle (Spectro ne pouvant plus quitter son fauteuil) qui allait provoquer l'écroulement général du truc,  le changer instantanément en une ombre absolue. Cette ombre elle-même s'avachirait plus bas, et descendant jusqu'au sol,  recouvrirait du même coup toute la maison de Spectro, procédant ainsi à leur disparition simultanée ! (Mais disparition seulement apparente car en réalité la maison serait simplement devenue invisible...tout comme son truc, le truc, entièrement reconstitué, rafistolé, redressé vers le ciel, reformé pour l'éternité dans son ombre !)

                                (On aura bien compris que Spectro faisait partie de ces artistes-créateurs qui, non contents d'adhérer à la maxime, impliquant pourtant déjà un désintéressement remarquable, et concernant leur œuvre,  "Il faut qu'elle croisse et que je diminue" , avait lui choisi pour adage, et parlant de sa grande œuvre, de son truc : "Il faut qu'il s'écroule et que je disparaisse avec !"   On n'est pas plus modeste !                 

                                      

n° 190           La doublure compliquée  ( ou Le dindon-pipistrelle )

                                Un restaurant pas très loin du Palais-Royal, le soir. Vers la fin du service, la patronne, qui tient aussi la caisse, une fois toutes les notes réglées et embrochées sur leur pique, vient manger à une table dans la salle parmi les tout derniers clients, souvent des solitaires qui s'attardent devant leur café ou un pousse. Parmi eux notre héros préféré (ou qui pourrait très bien le devenir, aussi extravagant soit-il d'inconsistance et de dilettantisme, de mollesse guindée et radoteuse, sans cesse consterné par ses propres égarements dont il réchappe toujours de justesse) attend cela comme la cerise (qu'il n'a pas eue) sur son gâteau dont la croûte terminale est encore devant lui dans l'assiette à dessert aux armes du "Dauphin".

                                 Cette maîtresse femme en chignon, de noir vêtue, très châtelaine 1900, tout en dînant raconte ses souvenirs de Franche-Comté à qui veut l'entendre (on distribue des oreilles pour ça) et même parfois, sur la cancoillotte, chantonne (on distribue alors de fausses oreilles) :

            ..."Ah ah que j'étais bien quand j'étais petite dans mon cher Doub's nata â-âl â-âl...Dans la ténèbre frisquette de mon beau château ôh ôh...Où je me cachais de mon amour...oû-oûr...mon pauvre amour oû-oûr...De la nuit de ses dou-ôu-ôuves d'où je me tenais prête à m'envoler êh êh...A déployer mes ailes griffues-ûû-ûû   zé noi â-âres vers lui îh îh îh..."

                                  Cela dure ainsi un bon moment, de rêve et de mélancolie romantique, jusqu'à ce qu'en haut de l'escalier de la cave, mâchouillant un clope gluant, débouche en maillot de corps le cuisinier  avec un seau plein de tomates farcies ! (Celles du lendemain, qu'il va enfourner dans le frigo du bar.)

                                  Et à ce moment-là, notre égaré-rescapé, comme à chaque fois qu'il est en présence de près ou de loin et quelle qu'elle soit, d'une farce, le voilà saisi de la crainte d'en devenir immanquablement  et sous peu le dindon ! Alors ne faisant ni une ni deux, il se lève, empoigne son imperméable, le retourne face noire à l'extérieur et tout en sortant, se transforme instantanément en l'idée même qu'il se fait d'une chauve-souris ! (Qui est selon lui probablement  le contraire exact du dindon et donc la meilleure protection contre toute tentative de se payer sa figure ou de vouloir le mettre en boîte !)

                                   Ce qui montre à quel point il prend son échappée grotesque à cœur c'est qu'il fait même ses petits yeux pipistrelles, alors qu'étant toujours de dos jusqu'au bout pour ceux auxquels il fait semblant d'échapper par jeu (et qui de de toute manière n'ont rien vu, pas remarqué quoi que ce soit le concernant), cela est parfaitement inutile, juste pour la beauté de la chose, et peut-être  pour une fois se plaire à lui-même, et puis essayer des yeux aussi tout simplement, on ne sait jamais...De toute façon, passée la place du Théâtre, il cesse de se démener, laisse retomber les grands pans de ses ailes, retourne son imperméable du bleu nuit au bleu ciel et reprend ses yeux à lui, un peu glauques qui toutefois s'éclairent et se plissent quand il voit l'affiche de la pièce en cours à la Comédie : "Le Dindon" ! 

                                    Décidément,  si on le veut bien, dans la vie les choses sont assez drôles et lui s'amuse plutôt, en tout cas avec son imagination dont il use comme un enfant d'une console de jeux. Mais tout  cela est parfaitement intérieur, pour lui seul et très maîtrisé. Et même il en joue, s'imagine s'imaginant, etc, etc... Mais s'imaginer qu'il s'esquive en chauve-souris, qu'il s'exclut du monde en pipistrelle ! Il ne l'avait sans doute encore jamais fait cela ! Mais en réalité a-t-il seulement retourné son imperméable ? Même pas, probablement. Un trench comme les autres, gris souris au-dehors, beige saumon à l'intérieur. Il en rit un peu sous cape pour ne pas attirer l'attention bien qu'il n'y ait guère de monde...Lui par contre est attiré par l'obscurité des Jardins du Palais à deux pas, juste derrière les arcades. Et s'il allait y virevolter un moment ?                                    

                                     Dans une allée bien sombre pour une nuit de pleine lune  où il ne va du reste pas s'attarder et comme il cherche dans la poche intérieure basse de son imperméable  ses tickets d'autobus pour rentrer chez lui avant qu'il ne soit trop tard,  ses doigts en descendant accrochent des espèces de griffes et puis se fourvoient dans une sorte de déchirure qui ne révèle en fin de compte que la nature membraneuse de sa doublure ! Et sa doublure est griffue ! Comme les ailes dans la chanson de la dame du restaurant ! ...Comme des ailes de...! Flûte ! Mais oui, de pipistrelle! Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Si on ne peut plus s'amuser maintenant ! Si on n'a plus le droit de rêver !

                                     De rêver qu'on s'amuse tout simplement sans  se réveiller avec des ailes de chauve-souris dans les manches, enrobé par en dessous de membranes crochues ! Sans se retrouver au dehors dans des lieux certes familiers mais bien lunaires pour un grand centre ville et une veille de jour de bureau, et affublé de curieux vêtements de pluie ! Des sortes de gabardines à systèmes...

                                      Non, non, non et non ! Sa doublure est un peu déchirée un point c'est tout ! Il lui serait d'ailleurs loisible d'en avoir le cœur net sur le champ en déboutonnant ce satané imper et en l'examinant une bonne fois pour toutes, les pans surtout, les revers, les surplis, les coutures, les boucles... Oui ces boucles qui ne servent à rien mais qui, au bout de languettes, pullulent dans ce genre de vêtement ! Et c'est cela ses crochets, ses soi-disant griffes, à l'intérieur de son imper, dans sa doublure, ce sont des anneaux de serrage habituels dans ce type de vêtement mais qui eux-mêmes à la longue se desserrent un peu, s'entrouvrent peut-être, font griffes au toucher surtout la nuit, dehors, sous des arcades ténébreuses...

                                       Comme la lune, en son plein, posée sur une cheminée du théâtre, l'attire ! Que fait-il réellement là ? Serait-il lunaire lui aussi ? Sans le savoir ou sans le croire tout à fait ? En réalité il craint d'enlever son vêtement pour le regarder. Il n'ose même pas l'entrouvrir pour y glisser juste un œil ! Pourtant il serait vite fixé! A-t-il vraiment sur lui de quoi se transformer en chauve-souris ? Tout un attirail ? Et si en plus il avait des plumes ?

                                       Dire que tout cela a commencé par des tomates farcies inopinément remontées des cuisines au beau milieu d'un doux chant patronal incitant à une évasion ailée ! Et bien la meilleure façon de savoir si l'envoûtement opère encore, et de quoi il retourne exactement avec cette histoire de doublure compliquée et d'allergie supposée aux farces en tout genre, sera justement pour lui de revenir dès le lendemain dans ce fier établissement et de s'empiffrer de ces tomates ! Et alors forcément, au moment où la patronne, ayant transpercé sur son instrument de torture la dernière douloureuse, viendra entonner sa fameuse roucoulante franc-comtoise, il verra si le sortilège est rompu ou s'il ne peut éviter de se saisir à nouveau de sa panoplie-imperméable et surtout s'il est une fois de plus capable de la transformer, par l'unique magie de sa pensée et pour lui seul, en ce ténébreux volatile sous la forme de quoi il lui semble avoir traversé tout à l'heure en la survolant d'un bout à l'autre, toute la place du Palais-Royal !

                                        Oui, s'il était lunaire alors ce serait un grand lunaire. C'est à dire qu'il viendrait de l'autre lune, astre immense et pourtant inconnu de nous car se tenant toujours, non seulement à une très grande distance mais dans l'axe exact  de la première qui en conséquence nous la cache en permanence.

                                        Non, surtout, ce qui le chagrine et l'inquiète c'est son arrivée au bureau le lendemain matin et le moment où, ayant accroché son imperméable au portemanteau, il ne pourra s'empêcher de le fixer ou de le parcourir du regard de haut en bas, et de passer sa journée à cela ne  trouvant toujours pas le courage de regarder cette fichue doublure ! Peut-être dans la norme et intacte, mais aussi peut-être prête à faire jouer un mécanisme qui lui échappe, à se déployer d'un coup sec et à envahir le bureau en claquant de toutes ses griffes ou de ses plumes ! 

                                          Et alors il craint de ne pas savoir la replier ou de ne pas pouvoir le faire à temps. Oh évidemment, et bien qu'il soit dans un très vaste ensemble de bureaux, le sien est un peu à part et en réalité il ne voit pas grand monde, se demandant même quelque fois s'il n'est pas totalement inconnu du reste de cette structure, sans doute administrative mais indifférente à ce qui la constitue, dédaigneuse de ses rouages et cherchant même à s'en débarrasser avant même qu'ils aient pu servir à quelque chose ou qu'on les ait seulement localisés, et il y a donc très peu de chances pour que ce curieux phénomène, s'il se produit (et il n'est même pas certain qu'il se soit déjà produit) soit découvert. Seulement comme il ne peut tenir dans cet endroit qu'en laissant les fenêtres ouvertes, il se demande, et si plumes il y a, si un indice de cet évènement saugrenu ou la totalité, ne risquerait pas, surtout s'il essayait de les renfourner en contrant un système réactif,  de finir, l'ensemble recontracté étant passé au-dehors, par atterrir quelque part...Une plume est si vite arrivée !

                                     -" Mais c'est une plume de dindon !

                                     -  Et alors ?

                                     -  Vous vous êtes trompé ! Ce n'est pas à moi !

                                     -  Comment trompé ?

                                     -  Et bien voilà monsieur, je vais vous expliquer cette curieuse soirée...Je me trouvais dans un restaurant où j'écoutais chanter la patronne, une sombre histoire de douves ténébreuses dans un château d'où des ailes s'envoleraient, etc, etc... quand  des tomates farcies dans un seau ont traversé la salle à manger ! Alors d'un bond je suis parti, craignant un malentendu ou je ne sais quoi de fâcheux à mon sujet, et j'ai rêvé si fort à une protection absolue pour ma  personne que j'ai  cru sentir mon imperméable s'ouvrir et se transformer aussitôt en chauve-souris ! Et j'ai pris ainsi mon envol jusqu'aux jardins du Palais où j'ai atterri...Mais il n'y avait pas de plumes, les pipistrelles n'en sont pas pourvues voyons !  Je crois qu'elles ont les ailes velues ou griffues seulement, je ne sais plus...

                                     - Vous m'avez l'air d'un drôle d'oiseau !

                                     - Je suis un mammifère m'enfin...

                                     - En tout cas un engin étant tombé dans notre jardin tantôt et cette plume de dindon, portant vos initiales, s'en étant détachée et ayant pénétré chez nous par la fenêtre, montre à l'évidence que d'une façon ou d'une autre vous vous êtes fait avoir !...

                                     - Ce que je cherchais précisément à éviter ! Peut-être ai-je imaginé tout cela et peut-être pas...

                                     - Vous ne savez plus très bien où vous en êtes. Vous croyez imaginer et vous vous souvenez...Vous pensez vous souvenir et vous imaginez !

                                     -  C'est ainsi que fonctionne le cerveau je crois, d'après un article paru récemment dans "La Science ou la Vie", que je n'aurais pas dû lire d'ailleurs, cela m'a troublé, je suis très influençable. J'aurais préféré ne pas savoir cela..."

                                          Et autres dialogues impossibles où il risque d'aller se fourrer et d'où personne ne pourra le sortir, sans compter le genre d'interlocuteurs rupestres auxquels il pourrait avoir à faire en pareil cas ! Il ne peut pas courir ce risque et le meilleur moyen sera pour lui de ne pas se rendre à son bureau ce jour, d'abord parce que personne ne s'apercevra de son absence et puis parce qu'il ne se sentira capable d'y revenir dans de bonnes conditions qu'une fois le coup de la doublure vraiment élucidé, c'est à dire après une nouvelle soirée au "Dauphin".

                                           Comme il a raison de ne rien faire avant d'y être retourné et finalement s'être  convaincu que rien n'a changé, sa vie toujours la même, simple et paisible,  sans soucis autres que ceux qu'il veut bien se figurer de temps à autre. Il est serein et doux, presque solaire dans la brume du petit matin, et comme de retour d'une sorte de nuit sur le Mont Chauve, sourit,  marche d'un pas tranquille et assuré vers son bureau où il ne voit jamais personne mais où il espère bien que pour une fois l'appariteur de nuit, si ce dernier sait ou se souvient qu'il existe, aura déposé sur sa table quelque tâche pour aider à la traversée d'un nouveau jour sans fin, un imprimé à regarder, à retourner, ou même un dossier carrément, à remettre un peu en forme, à tasser, tapoter, et même à voir pour le pilon...(Il est vrai qu'avec des journées pareilles, souvent  il se sent pousser des ailes mais de là à...)  

                                            Une fois englouties ses tomates habituelles, tout ira mieux. Il n'aura plus qu'à attendre calmement, son imperméable ignoré, aplati sur la chaise d'en face, le moment sublime où, ayant enfilé la dernière facture sur sa pique, la gargotière châtelaine, à petits pas d'oiseaux, faussement timide,  se grattant la gorge, sera sur le point de rejoindre la salle où là, sous prétexte d'un médianoche, elle bouleversera une fois de plus son monde de petits clients baveux et boursicoteurs. Alors lui, à ce moment précis, bondira à nouveau mais cette fois-ci, au lieu de fuir en zouave volant vers les noirceurs de la rue, ira tout simplement se suspendre à ses lèvres pour y rester, la tête renversée d'admiration, agrippé aussi  longtemps qu'il pourra tenir ! Et qu'elle chantera !

                                -"...Dans la ténèbre frisquette de mon beau château ôh ôh...Où je me cachais de mon amour oûr ...oû-ûr...mon pauvre amour oû-ûr...  D'où je me tenais prête à m'envoler êh-êh...à déployer mes ailes  griffues-ûû-ûû   zé noi â-âres vers lui îh îh îh..."

        N-B :   Evidemment une fois rentré calmement chez lui, sa lune lointaine s'étant adoucie et même rapprochée un peu de sa petite sœur (la nôtre), notre délicieux personnage aura fini par regarder l'intérieur de son imperméable et se sera aperçu, non sans soulagement, qu'effectivement la doublure s'en était simplement un peu décousue et qu'une sorte d'ouverture avait commencé à bâiller. Sachant recoudre un bouton, il décidera d'essayer de remettre aussitôt son vêtement, si on peut dire, en ordre de marche, ce qui l'aiderait grandement à exorciser ce souvenir (ou cette invention) grotesque et loufoque qui l'avait tout de même impressionné. Ce qui sera fait assez rapidement... Seulement bien sûr,  en passant la main sous la doublure au niveau de l'épaule il en ramènera bien un tout petit bout de fil électrique et un minuscule morceau de tige en osier légèrement huileux, mais il décidera de la façon la plus péremptoire de n'en pas  tenir compte du tout et, sous aucun prétexte, de n'en souffler jamais mot à qui que ce soit !                  

 

n° 191          Un curieux amateur  ( ou   Les réticules )

                                           Jean-Pierre Agrigente va chercher ses photos au Quick Photo de son quartier. Sur le chemin du retour, il s'aperçoit que dans l'enveloppe contenant ses tirages, l'une d'elles ne lui appartient pas. En plus, c'est une drôle de photo...

                                            Il revient au magasin mais le client qui en serait l'auteur est déjà venu retirer les autres. Il a donné le nom de "Dupont" et pas d'adresse puisqu'on n'en demande pas.

                                            Agrigente doit absolument le retrouver, cette photo est trop extraordinaire, trop curieuse, énigmatique en diable, complexe. Et puis alors la variété des éléments qui la composent, des objets multiples, des gens en pagaille, il a même cru reconnaître...non quand même pas, c'est impossible !... ...Mais si !...Et là ? Cette ombre sur le mur...encore une connaissance ! On dirait presque quelque chose de compromettant par certains côtés dans tout cela sans pouvoir dire exactement pourquoi...Et ici ne serait-ce pas en plus ce comédien qui joue dans "Attache-moi chérie!"? Oui, c'est une célébrité ou alors c'est son fils, son frère...Des people ! Des people et des ombres...et ça, qu'est-ce que c'est ?

                                             Il va étudier avec minutie tous les détails que recèle le tirage afin de réunir un maximum d'indices qui lui permettront sûrement d'arriver à retrouver la trace de ce curieux amateur...Des tas de trucs, des machins, un curieux décor...Il est bien difficile de savoir exactement où cela a été pris. Et ce rond jaune-orange sur le sol, un rayon de soleil ou de spot ? Et ce sol même, un plancher ou de la terre battue...du sable ? Non plus...Une bâche ou de la toile peut-être...

                                         Un véritable cliché clair-obscur par-dessus le marché. Et puis selon qu'on le regarde sous un angle ou un autre il paraît plus ou moins lumineux, pourtant il est tiré sur du mat ! Dans la position la plus claire, on distingue des petites silhouettes en premier plan, qu'il n'avait pas remarquées, des enfants on dirait...Ils ont des drôles de têtes...Ou des nains ? Peut-être des masques grotesques... Il y a aussi une petite fille avec une grande robe, de face dans la lumière, qui regarde un peu de côté, un gros chien majestueux assis juste devant...

                                                Il commençait à se sentir  non seulement dérouté mais assez découragé quant à ses chances de jamais pouvoir retrouver la personne responsable de cette...Cette quoi au juste ?  Surtout, et malgré une vague réminiscence de quelque chose,  il n'arrivait pas à déterminer s'il s'agissait d'une scène naturelle, non jouée, prise par un amateur un jour de mardi gras en famille par exemple ou bien d'une mise en scène où tout était minutieusement voulu, repéré, préparé dans le moindre détail, ordonné comme pour un tableau classique...

                                                Agrigente allait abandonner et jeter cette cartoline qui ne lui était pas destinée à la corbeille lorsqu'il parvint à distinguer tout au fond de la scène la silhouette d'un homme qui était peut-être en train de prendre une photo...Mais oui ! Et il prenait la photo, cette photo précisément ! C'était le photographe lui-même qui avait trouvé le moyen de se représenter, évidemment grâce à un miroir placé au fond et dans lequel il se reflétait ! Et alors là il y eut, et c'est bien le cas de le dire, comme un déclic en lui !  L'artiste qui se représente lui-même, les nains, la fillette blonde,  le chien, le miroir...  Les Ménines ! Velasquez ! Son voisin !

                                                Tout ce qu'il savait de son voisin de palier c'était son nom, Velasquez. Il ne le voyait jamais, d'abord parce qu'il semblait avoir des horaires très décalés par rapport aux siens et puis les appartements de ce côté, plus grands, disposaient d'une deuxième entrée donnant sur un escalier de service. En outre il n'avait jamais pu apercevoir quoi que ce soit de la pièce principale, la porte d'entrée donnant de son côté ne s'ouvrant jamais entièrement, comme limitée à un entrebâillement destiné, s'était-il dit, à empêcher de voir en grand l'intérieur...

                                                 Mais cette fois-ci l'occasion  était inespérée, bien qu'un peu curieuse, de faire enfin connaissance avec ce très ancien voisin auquel après toutes ces années il n'avait jamais parlé une seule fois et dont il avait du mal à se faire seulement une idée du physique ou même de la silhouette, un peu comme il est difficile de se voir soi-même...Il essaiera de faire en sorte que désormais cette porte puisse s'ouvrir en entier et en toute confiance...et de voir tout simplement s'il y a vraiment quelqu'un !

                                                 Voilà qu'il s'y trouve justement devant cette porte , où pour la première fois il s'apprête à sonner. C'est curieux, il n'a pas la fameuse photo à la main. Ni même dans sa poche.  A-t-il seulement fait le geste d'approcher le doigt du bouton de la sonnette ? Pas vraiment. En tout cas, il a vite rabaissé sa main. Cette main qu'il met à présent dans la poche de son veston et d'où il retire une clé avec laquelle, l'ayant introduite dans la serrure, il ouvre le plus normalement du monde la porte de l'appartement!

                                                  Et si nous étions dans sa tête sans doute pourrions-nous à ce moment-là entendre ceci..."Bon allez, je vais commencer par enlever ce bronze placé par terre un peu en arrière de la porte et qui lui sert de butée...Et puis ouvrir les volets. Qu'ai-je au juste à cacher ? Rien. Le vide. Le vide du décor où je vis généralement faute de pouvoir trouver un style, une ligne d'ameublement, un genre de décoration ? Oui des murs blancs et des pièces vides tout le temps ! Et qu'y a-t-il de pire à laisser voir que le vide ? Le vide de son chez soi quand il reflète son propre vide intérieur !... Ah zut, les volets ont dû rouiller, je n'y arrive pas et je ne pourrai sans doute plus jamais les ouvrir...

                                               ...Bien sûr certains jours, je joue à...A quoi est-ce que je joue exactement ? A rien ? Tout de même il y a cette photo ! Quelqu'un l'a bien prise ! Allez savoir aussi ce qui se passe ici lorsque je n'y suis pas ! ...Et dire que je ne m'appelle ni Agrigente, ni Velasquez...mon nom est Dupont ! "

                                   Il tente de requérir l'aide du marchand chez lequel il retourne :

                                      - "C'est très aimable à vous de vouloir restituer à ce client son tirage mais je me demande si cela en vaut la peine. Vous l'avez bien regardée cette photo ?

                                      - Oui et je la trouve un peu compliquée je dois dire. On a du mal à distinguer exactement de quoi il s'agit. Par exemple vous voyez, vous, des masques grotesques ou pas ? Et des nains ? Des petits nains ?

                                      - Mais je ne vois rien du tout cher monsieur ! Parce qu'il n' y a rien à voir...Cette photo ne représente rien pour la simple et bonne raison qu'elle est réticulée !

                                      - Comment cela ?

                                      - Il devait y avoir trop de lumière...Elle est surexposée quoi ! C'est ce qui se passe  par exemple si on prend un mur tout blanc... Mais vos photos à vous elles sont comment ?

                                       - Les voilà...

                                       - Et bien ce sont les mêmes ! Alors celle-ci est une de vos photos ! Ce n'est pas à l'autre, elle est bien à vous. On ne s'est pas trompé, c'est vous qui avez cru voir autre chose à cause justement des réticules que cela donne ! En réalité mon pauvre monsieur, elles sont ratées vos photos ! Et toute la disquette ! Elles sont toutes comme ça ! On n'aurait même pas dû vous facturer...

                                        - Comment ratées ? On croirait bien pourtant...Velasquez ça vous dit quelque chose?

                                        - Non pas franchement ratées, réticulées si vous voulez...Ecoutez c'est malheureux, moi je vous rembourse, il n'y a pas de raison...Rassurez-vous cela arrive très rarement, surtout avec le numérique qui restitue tout avec une grande fidélité...tout ce qu'on voit est reproduit ! Tous les calculs de mesures sont exacts ! Toujours !

                                        - Réticulées ?... Oui, peut-être...peut-être...   

                                                                                                    

n° 192              Monsieur et Madame  ( ou  Sous la tutelle divine du hasard )

                                    Aymé Provident trouve un emploi dans le "Service d'Ordre et de Classement" d'une grande administration. Il le fait dans l'intention secrète d'instituer le classement aléatoire ! De mettre les institutions et toute l'ordonnance de la société sous la tutelle du hasard ! Ce personnage nourrit-il en lui une redoutable vocation d'anarchiste ?  Pas exactement...

                                    Ou alors notre bon Aymé cache bien son jeu sous une apparence sérieuse, et même tristounette, un peu vieillotte, avec sa raie au milieu de cheveux en baguettes et ses petites lunettes cerclées, son maintien compassé, sa raideur de bon aloi qu'il conserve au mieux lorsqu'il doit se baisser pour refaire le lacet d'une bottine.

                                     De plus il est, sinon bigot, du moins très croyant et c'est sur sa foi que repose précisément son projet de mettre cul par-dessus tête le service auquel les autres croient qu'il appartient et qu'il est en réalité venu occuper juste le temps de mettre en œuvre sa belle action. Tout a commencé le jour où Aymé a entendu cette boutade à la fois drôle et subtile, presque troublante, ce bon mot aux résonances métaphysiques : "Le hasard, c'est Dieu qui voyage incognito."

                                      Et dès ce moment Provident s'est installé dans la certitude que tous les royaumes et les régimes autoritaires qui par le passé ont forgé nos sociétés se sont trompés en croyant que Dieu, leur grand protecteur et complice, se sentirait davantage chez Lui dans des pays structurés par l'ordre et le classement ! Pour lui nul doute qu'il eût fallu faire l'inverse, recourir exclusivement au laisser-aller, ne tolérer que le laisser-faire, encourager l'à-peu-près, l'inachevé et l'installation des choses par chute libre, en quoi se révèle l'ordre caché du divin qui n'est pas arrangement dans l'espace ou dans le temps mais clarté. Bref, ils ont confondu l'ampoule et la lumière. Et il est bien décidé à renverser la situation!

                                       Comment il compte s'y prendre ? Très simple. Aussi simple que la tâche qui est la sienne au sein de ce grand organisme étatique et aussi minimaliste que la compétence qu'elle requiert. Toutes les fiches profilaires des citoyens lui passant entre les mains, il doit simplement veiller à les remplir avec cohérence et en particulier à bien cocher l'une, et une seule, des deux cases situées devant le patronyme, celle qui indique, selon le cas, soit Monsieur, soit Madame. Laisser les deux cases cochées  serait une erreur fatale.  ("Surtout ne faites jamais ça, ce serait pire qu'un trou noir!")

                                       Et il sait pourquoi un tel hiatus, les deux cases du genre cochées en même temps, la première fois qu'il se produirait, serait considéré comme rédhibitoire pour le bon fonctionnement du système civil (et militaire) du pays tout entier! L'ordinateur considérerait alors chaque administré comme double! Définitivement double! Pour la vie cloné de son double du genre opposé !

                                         Tous les habitants de la nation recevraient désormais leur courrier libellé "Monsieur et Madame"...L'ambiguïté serait telle que les situations, les réactions, engendrées par un tel manquement au respect élémentaire du genre auquel chaque citoyen a droit, deviendraient vite incontrôlables et l'anarchie qui s'ensuivrait irréversible ! Un immense désordre prévaudrait alors et pour longtemps sur la Terre qui elle-même menacerait de redevenir une lune, une simple lune ou même une demi-lune, un croissant...D'administrations il n'y aurait plus, de bardés de prérogatives en tout genre plus du tout, de genres non plus ! Toute la planète livrée au règne absolu de l'indéterminé et de l'aléatoire ! Mais derrière lequel cheminerait, avec des lunettes noires et une petite mallette marquée "Enfer"...

                                          C'est pourquoi l'on ne peut qu'être impressionné à l'idée qu' Aymé Provident a pris la ferme et irrémédiable résolution de mettre, de lui-même et à sa seule initiative, dès demain matin sitôt assis à son bureau et à l'aide d'un simple stylo bille, l'ensemble de la société sous la tutelle divine d'un  hasard éternel en cochant, sur sa propre fiche, devant son propre nom, et à la fois, les deux mentions fatidiques de "Monsieur et Madame" !

                                                  

                                                                                                                       

n° 193      Rétro-installation (  ou  Le petit train du Far West )      

              Voir page 16 

 

 

 TOM REG    "Mini-contes familiers et lointains"  

pages   14    15    16   

 

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